Du 11 juin au 20 août prochain, la photographe accrochera ses flous nostalgiques et ses atmosphères raffinées aux cimaises du Botanique, à Bruxelles. En avant-première, Sarah Moon nous a reçus chez elle, à Paris. Rencontre.

On pianote le code d’accès, c’est déjà feutré, la barrière en fer forgé s’ouvre doucement, sans crissements. Quelques pas et la ville est un souvenir lointain. Autour d’un petit poumon de verdure où s’affairent les jardiniers, s’alignent quelques maisons au charme suranné tel un mirage à la frontière du Paris d’Haussmann. De quelle époque datent-elles ?  » De bien avant moi « , sourit joliment Sarah Moon, l’£il bleu (quel bleu !), habillée de noir chic et inostensible, foulard de soie noué sur la tête, une fine cigarette entre les doigts. Dehors, il fait plein soleil. Dans le living-room couvert de bibelots, de tableaux, de livres d’art et de fleurs couleurs passées, c’est étrange, la lumière a pris des teintes vert d’eau et sépia, il fait tout à coup crépusculaire. Exactement comme dans les histoires mélancoliques et mystérieuses que nous raconte la photographe depuis plus de quarante ans. Qu’il s’agisse de ses photos de mode ou de son travail d’auteur (photos et films) entamé en 1985. Des aventures de femmes magnifiques piquées de questions existentielles, des épopées intimes de jeunes filles au c£ur parfois trop lourd, un univers peuplé d’animaux sortis d’une fable, du cirque, des contes, des paysages oniriques chargés d’enfance. Car celle qui a imprimé l’identité visuelle de Cacharel dans l’£il et sur les cahiers de classe de toute une génération ne fait pas – ou plus – de différence entre son travail pour l’industrie fashion et ses images strictement personnelles. L’exposition bruxelloise non plus, qui montrera à la faveur d’un accrochage inédit (1) un large spectre de ses clichés, sans la péremption de jadis qui voulait que l’éditorial de mode soit par définition relégué au rang de frivolité et de maniérisme, en aucun cas promis à voisiner avec la photographie, la vraie. Débat stérile que Sarah Moon règle à la force de l’index : toutes ses images nous disent le temps qui passe, la poésie de l’instant, la fragilité de la mémoire. Elles portent la trace d’un regard qui frissonne, résigné à accepter la mort en beauté.

Parlez-nous du titre de l’exposition que vous présentez au Botanique, à Bruxelles : Coïncidences…

Être au bon endroit au bon moment, être disponible au hasard est essentiel pour un photographe. Alors quelquefois la photo vous arrive. Selon moi, tout est question de coïncidence.

Le facteur de hasard est-il toujours présent, même dans certains de vos clichés totalement mis en scène, comme dans vos photos de mode ?

Justement. Là est la difficulté. Quand je suis en studio, je crée une situation, je crée un lieu, un espace dans lequel quelque chose peut tout de même arriver. Parfois la magie opère. C’est comme un cadeau qui s’offre à moi sous la forme d’un coup de vent, d’un geste, d’une lumière.

Le fameux instant décisif…

On dit qu’on ne prend pas une photo, que c’est la photo qui vous prend. Pour cela, il faut qu’il y ait une mouette qui passe dans le cadre et qu’elle me regarde, qu’un paon fasse la roue devant moi… Ces instants décisifs sont rares. Mais je crois aussi à l’instant décisif dans la mise en scène. Parce qu’aucun instant ne peut être reproduit. Il est unique et c’est cela qui le fait exister. On a beau essayer de le répéter, il ne reviendra plus.

Certaines de vos images sont dégradées au tirage. Une seconde mise en scène ?

Non, d’abord parce que ce n’est pas moi mais Patrick Toussaint avec qui je collabore depuis des années qui s’occupe du tirage. Ensuite, l’avantage du Polaroid avec lequel j’ai beaucoup travaillé – il m’en reste peu – est qu’il est naturellement marqué par des accidents, des taches, des éraflures si on ne le développe pas tout de suite. J’ai toujours été sensible à cela, dès le départ. J’ai toujours eu l’impression d’arracher quelque chose.

Vous aviez l’impression d’arracher quelque chose au réel, nous dites-vous. De le capturer. Il y a une violence, dans ces termes…

Oui, probablement puisque c’est difficile et puis aussi parce qu’il y a une fragilité dans la photographie et dans la pellicule. Pellicula, ça signifie petite peau en latin. On m’a dit cela une fois, ça m’a enchantée.

Êtes-vous aussi devenue photographe par coïncidence ?

Absolument. C’était un hasard. Je ne pensais vraiment pas que je deviendrais photographe ou cinéaste un jour. Je ne savais rien faire quand j’étais jeune. J’ai travaillé très tôt comme mannequin, justement parce que je ne savais rien faire. J’ai attrapé un appareil photo dans un studio. J’ai commencé à photographier quand on attendait les unes les autres en demandant au photographe de me régler le temps de pause.

Et qu’est-ce qui vous attirait, pourquoi avoir pris l’appareil en main ?

Pour photographier mes amies. On était là, on ne faisait rien. Elles avaient toujours besoin de photos pour leur book. C’était un jeu, une façon de profiter d’une occasion. Quand j’ai entrevu que ça pouvait être un métier, j’ai saisi ma chance.

Quel rapport entretenez-vous avec votre pseudo ?

C’est comme une mue. Une mue perpétuelle. La difficulté de se choisir un nom c’est que tout d’un coup, on ne peut plus changer tous les six mois. Il m’a porté chance. C’était encore une coïncidence. Le premier travail que j’ai signé, c’était pour L’Express en 1967, le photographe était absent. Je l’ai remplacé. On m’a demandé de signer la photo. Je ne voulais pas que l’on reconnaisse mon nom de mannequin, j’ai choisi un pseudonyme.

Dissociez-vous la photo de mode de votre travail d’auteur entamé en 1985 ?

Les deux se rejoignent avec le temps. Quand je réalise des photos de mode j’ai la chance que l’on ne me dirige pas. J’ai une équipe, un mannequin, un maquilleur, un coiffeur, etcetera, certes, mais j’arrive à faire ce dont j’ai envie. On ne me tient pas la main. Je suis libre. À l’intérieur d’un cadre évidemment – qui n’est pas le même pour les photos que je fais pour moi.

En tant que photographe de mode, avez-vous malgré tout le sentiment d’avoir dû batailler pour obtenir la reconnaissance des  » purs « , des auteurs ?

Ah bien sûr. La photographie de mode était le parent pauvre dans les années 70 par rapport aux purs et durs. Que j’admirais, du reste. On vendait son âme au diable si on travaillait dans la mode.

Ce mépris a changé…

On le dit. Aujourd’hui les expositions de Richard Avedon ou d’Irving Penn montrent les photos de mode au même titre que les portraits. C’est Guy Bourdin qui m’a réellement donné envie de me lancer sérieusement dans la photo de mode. En termes de mise en scène ses photos étaient très proches du cinéma. Comme les images arrêtées d’un film.

S’il n’y a qu’une influence de Bourdin chez vous, c’est effectivement cet aspect narratif, ce goût de la fiction ?

Malheureusement il n’y a aucune influence parce que ce qu’il faisait était vraiment le fruit d’une imagination que je n’ai pas du tout. Mais effectivement, ce qui m’intéresse chez lui, comme chez Newton, c’est cet aspect narratif. Chez Bourdin, il y a une invention époustouflante. Il avait une liberté incroyable, qu’il travaille pour le chausseur Jourdan, pour Dior, ou pour lui.

C’était assez subversif d’utiliser le papier glacé pour dire des choses parfois vénéneuses…

La sophistication l’autorisait. En revanche, s’il y a du vénéneux chez lui, il y a aussi du poétique, du tendre. Ses images le racontent, et c’était un homme d’une grande complexité, d’un grand talent. Observez la recherche graphique dans son £uvre. C’était un peintre.

Vos photos couleurs ressemblent également à des peintures… On pense aux Nabis, à Matisse.

Tant mieux. Je les adore. Je les ai dans la tête. La couleur est vraiment un autre langage que le noir et blanc qui est propre à la photographie, elle est forcément liée à quelque chose de pictural en regard de notre histoire de l’art dominée par la peinture…

Vous travaillez sur quoi ces derniers temps ?

Alors justement sur la couleur des fleurs au moment où elles se fanent. Ça a un petit côté  » finir en beauté « . C’est très difficile parce que c’est trop beau les fleurs.

Êtes-vous quelqu’un d’inquiet ?

Ah oui. Bien sûr. On ne peut pas ne pas l’être. Tout est fraction de seconde.

Et qu’est-ce qui vous rassure ?

C’est compliqué de répondre à cette question sans employer de grands mots : l’authenticité, la solidarité, l’émotion… Vous voyez.

Avec le recul, que vous évoque le monde de la mode ?

Je n’ai pas besoin de recul pour vous dire qu’il s’agit d’un monde que l’on croit d’apparence et qui est composé de personnes tout à fait authentiques, qui travaillent, qui prennent leur passion au sérieux et qui font bien leur métier. Bien sûr, il y a aussi toute une faune qui ne fait que papillonner autour de la lumière. Mais cela ne m’intéresse pas.

Quelles sont vos dernières collaborations ?

Je viens de faire des photos pour la collection hiver 11-12 de Dior Homme. J’aime beaucoup Kris Van Assche.

Quel est le poids de votre enfance dans votre travail ?

C’est ce qu’il y a de mieux quand elle resurgit, car c’est à la fois inconscient et probablement non censuré. Mais cela ne vient pas quand on l’appelle.

(1) La rétrospective du Botanique fait suite à la série d’expos monographiques entamées à Londres en 2008. Sarah Moon repère les lieux et fait son choix parmi ses £uvres pour favoriser un dialogue inédit entre les photographies elles-mêmes et l’endroit qui les héberge.

PAR BAUDOUIN GALLER

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