Ambassade de l’Art nouveau autrichien, le Palais Stoclet, sublime arche de la Sécession viennoise, est un des fleurons du patrimoine bruxellois et mondial. Quelques trésors dessinés par les architectes et artistes partisans de l’art total qui l’ont érigé en 1906 sont toujours produits à l’identique. Par les ateliers d’origine. A l’image des Wiener Werkstätte, le collectif d’art appliqué qui fait prochainement l’objet d’une exposition aux Beaux-Arts de Bruxelles.

Jadis, il était courant d’entendre certains Bruxellois se gausser de l’étrange Hôtel Stoclet qui ostensiblement tournait le dos à l’avenue de Tervueren pour mieux orienter la  » plus belle des façades  » du côté des jardins de la propriété. Une attitude délibérée des propriétaires qui voulaient exprimer leur  » hostilité  » envers le roi Léopold II, initiateur de la grande et majestueuse allée percée depuis le Cinquantenaire jusqu’à Tervueren à l’occasion de l’Exposition internationale de 1897 ? Jalousie ? Persiflage ? Pis. Les Bruxellois étaient-ils déstabilisés devant une architecture étrangère totalement novatrice, épurée et déjà cubiste ? Les on-dit populaires ont des raisons que la raison ignore.

Au tout début des années 1900, Adolphe Stoclet, financier et industriel belge, et son épouse Suzanne Stevens, héritière d’une prestigieuse lignée de mécènes et de collectionneurs d’art, résident à Vienne. La pompeuse capitale de l’empire austro-hongrois est alors déchirée par un séisme artistique. Opposés à l’historicisme et au néoclassicisme omnipotents, une brochette d’une vingtaine d’artistes et d’architectes talentueux se lance, en 1897, dans une nouvelle aventure associative et volontairement révolutionnaire : la Sécession. Après celle de Munich en 1892, la Sécession viennoise s’inscrit tout particulièrement dans la mouvance de l’Art nouveau, cette nouvelle vague qui déferle alors sur toute l’Europe. Partisans de l’art total, les sécessionnistes ne conçoivent d’£uvres que dans une complémentarité organisée et symphonique. D’où la naissance, en 1903, sous l’égide de Koloman Moser et de Josef Hoffmann des Wiener Werkstätte, de l’atelier d’art décoratif appliqué qui produira mobilier, verrerie, orfèvrerie, céramiques, luminaires, tissus, papiers peints, bijoux… Les Stoclet sont sous le charme, à l’image de la haute bourgeoisie de la finance et de l’industrie, et rêvent de se faire construire à Vienne une villa dans l’air du temps. Ils rencontrent alors Josef Hoffmann, jeune et brillant architecte. Le projet n’aboutit pas suite au retour précipité à Bruxelles d’Adolphe Stoclet qui doit succéder à son père à la direction de la Société Générale de Belgique. Mais il persiste dans son idée d’édifier un hôtel particulier, cette fois-ci à Bruxelles et toujours dans l’esprit viennois.

Les choses ne traînent pas. L’harmonie est totale entre le couple et l’architecte autrichien. Le projet prend forme en 1905. Lancé en 1906, l’hôtel est terminé cinq ans plus tard. Un chef-d’£uvre. Extérieur et intérieur. Artistes de renom, dont Gustav Klimt (auteur d’une splendide frise dans la salle à manger), et artisans des Wiener Werkstätte ont £uvré de façon magistrale pour parfaire ce que beaucoup considèrent comme le sommet de l’art architectural de Josef Hoffmann. Un lieu, un tabernacle, miraculeusement intact, inviolé et toujours non accessible au public et que Hoffmann reviendra visiter, invité par les Stoclet, à l’occasion de ses 85 ans. Un an avant son décès en 1956, il s’inquiétera alors du bon état des installations techniques.

ou la pérennité d’un art

La Sécession viennoise s’éteindra brutalement à la fin de la Première Guerre mondiale avec la mort de nombreux acteurs du mouvement (dont Klimt, Otto Wagner, Egon Schiele, Koloman Moser). Hoffmann et les ateliers des Wiener Werkstätte leur survivront. Ces derniers, dès leur création, ont rencontré de sérieux problèmes financiers. Le chantier Stoclet tombera à pic pour redresser les comptes. Toutefois 1932 sonne le glas de cette expérience artisanale unique où rimaient beauté et recherche de la perfection dans l’optique d’un art total.

Par bonheur, et d’une façon curieusement assez confidentielle, plusieurs entreprises autrichiennes continuent à produire à l’identique des meubles, de la lustrerie, des tissus, de l’orfèvrerie et qui de la verrerie. Société créée par Michaël Thonet (1796-1871), l’inventeur de la fameuse chaise de bistrot n°14 (produite entre 1858 et 1930 à plus de 50 millions d’exemplaires) en hêtre massif courbé à la vapeur et vernie, Gebrüder Thonet à Vienne s’intéresse très rapidement à la nouvelle tendance où la souplesse du végétal et les courbes sensuelles prédominent. Correspondant parfaitement à la ligne Thonet, le fabricant apportera ainsi tout son soutien à Otto Wagner, Adolf Loos et Josef Hoffmann. Aujourd’hui dans le cadre de la série  » RE Master « , il réédite la chaise du  » Cafe Museum  » (réf. 10-140) conçue en 1898 par Adolf Loos et une série de 6 meubles et chaises (réf. 10-730) dessinés par Otto Wagner pour l’incontournable Postparkasse (la Caisse d’épargne viennoise), une des destinations architecturales majeures de la capitale autrichienne. Une chaise destinée au réfectoire du célèbre sanatorium de Purkersdorf (autre exemple fameux d’art global) et attribuée à Josef Hoffmann (réf. 10-371) ainsi qu’un portemanteau (réf. 10-10.414) signé Kolo Moser complètent cette série de mobilier à l’élégance intacte.

Après la liquidation des ateliers des Wiener Werkstätte en 1932, seule la manufacture Woka Lamps Vienna reprendra en 1978 la production de prestigieux modèles de luminaires signés des plus grands de la Sécession. Après avoir obtenu les droits de reproduction des £uvres auprès des héritiers et ayants droit, Woka se porte acquéreur des machines et outils d’origine. Depuis, elle réédite un splendide catalogue où l’on retrouve une quantité impressionnante d’objets de lustrerie en laiton massif (poli, nickelé ou laqué) assortis éventuellement d’abat-jour en opaline. Ce sont des artisans qui réalisent – toujours à la main – ces authentiques merveilles en tirage limité. Parmi cette somptueuse collection, on ne peut manquer les quatre lustres et appliques en rideau de perles cristallines dont les originaux d’époque dus à Josef Hoffmann (en 1909) éclairent encore aujourd’hui les magnifiques espaces de l’Hôtel Stoclet. D’autres objets tout aussi exceptionnels constituent la collection du fabricant. Ainsi de nombreux lustres, lampadaires, lampes de chevet proposés ont orné les plus belles villas bourgeoises à Vienne à la fin du règne des Habsbourg. Ils ont pour auteurs Hoffmann, bien sûr, mais aussi Carl Moll, Kolo Moser, Adolf Loos, Dagobert Peche, Otto Wagner (qui a aussi dessiné deux amusants plafonniers pour… tramway). Des objets du Bauhaus et Art déco, des années 1920 à 1930, complètent ce beau florilège.

UN ARTISANAT PRÉSERVÉ

Faisant eux aussi appel à leurs seuls artisans, les ateliers d’ameublement Franz Wittmann présentent une trentaine de modèles tous signés Josef Hoffmann. C’est à la fin des années 1960, après qu’un grand designer italien ait approché sans succès Karla Hoffmann, la veuve et seconde épouse de l’architecte, que Franz Wittmann, faisant jouer la fibre autrichienne, a pu s’assurer des droits exclusifs (en 1969) auprès de la Fondation Hoffmann pour la re-production des meubles. Commence alors une véritable enquête pour retrouver les esquisses et dessins originaux permettant la relance d’une fabrication à l’identique. Heureusement, il existait encore dans les archives des dessins de production complétés d’une série de photographies suffisamment précises pour entamer la réédition du  » carré  » Hoffmann conçu en 1910. Merveille de proportions, aux angles droits et à la géométrie magnifiquement équilibrée, le sofa cubique apparaîtra au catalogue dès 1972. La ligne  » Kubus  » comporte aujourd’hui trois modèles dont deux divans à deux et trois places. Datant de 1905, la gamme  » Palais Stoclet  » a, elle, été reconstituée au départ de photographies des salons de la célèbre villa bruxelloise. Une série de trois sièges aux formes amples et luxueuses, admirables d’élégance et de subtile modernité, attestent une nouvelle fois de la volonté de l’architecte de concevoir son £uvre dans une optique globale et achevée. Parmi les autres références du catalogue  » Recreation  » de Wittmann, relevons d’autres incontournables comme la chaise  » Sitzmaschine  » (un fauteuil en bois de hêtre teinté à dossier réglable) datant de 1905 où design et simplicité de fonctionnement se marient admirablement, les gracieux sièges cubiques en lattis verticaux de bois et la table octogonale (dessinés eux par Kolo Moser) pour Purkersdorf en 1903 ou encore les splendides et généreux  » clubs 1910 « .

Fondée à Vienne au milieu du xixe siècle, fournisseur de la cour impériale et royale, l’entreprise textile Backhausen est devenue dès 1903 un des fournisseurs attitrés des ateliers des Wiener Werkstätte (WW). Elle conserve jalousement aujourd’hui plus de 3 500 originaux (esquisses de motifs pour tissus et tapis) dans un coffre-fort au sein de son musée-magasin tout près du célèbre Ring, le boulevard circulaire viennois. Un trésor inestimable où les plus célèbres signatures du mouvement sécessionniste sont représentées. En plus de toute une collection d’objets contemporains siglés WW et inspirés des esquisses d’époque, Backhausen reproduit encore aujourd’hui fidèlement les tissus d’ameublement originaux d’après les cartons historiques en sa possession mais aussi de la céramique, de la verrerie ou encore des timbales, vases, ronds et porte-serviettes en tôle chromée (1905) signés Hoffmann.

Spécialisé en cristallerie, porcelaine, argenterie et en lustrerie d’apparat, Lobmeyr, ayant pignon sur rue en plein centre de Vienne depuis le début du xixe siècle, travaille avec Hoffmann et les artistes des WW à partir de 1910. En plus d’un imposant lustre, deux très beaux services de verres en cristal sont encore produits aujourd’hui. L’un en cristal mat aux filets noirs émaillés particulièrement représentatifs de la symbolique à géométrie rectiligne propre aux WW porte le nom de son créateur :  » Hoffmann – series B  » (1912). L’autre – du même auteur -, le  » Patrician  » (1917) ouvre une corolle d’une élégante forme fluide et florale posée sur une longue et fragile colonne.

L’éditeur First Edition 1800 Vienna 1900 (attaché à la Neue Galerie de New York – musée pour l’art allemand et autrichien) se consacre, lui aussi, à la reproduction à l’identique et dans des séries très limitées et presque confidentielles de toute une gamme d’objets de haut luxe signés des plus grands. De Hoffmann, créateur omniprésent, nous retiendrons un magnifique encrier en argent massif, compromis véritablement architectural entre les styles néoclassique et géométrique annonçant déjà le postmodernisme (il ne fut produit à l’origine qu’à un seul exemplaire), mais aussi une élégante boîte également en argent massif dont seuls deux exemplaires furent produits à l’époque. L’original appartint à Emilie Flöge, la maîtresse de Gustav Klimt et propriétaire avec sa s£ur Hélène d’un célèbre salon de haute couture à Vienne. Toujours en argent, l’ensemble salière-poivrière datant de 1906 a été produit à l’origine en six exemplaires et est d’une pureté de lignes toute d’harmonie où s’articule constructivisme et fonctionnalisme. De Koloman Moser, l’éditeur propose entre autres un cendrier à cigare en argent martelé (une technique typique aux WW) et un fin vase au fût élancé ajouré de rangées rectilignes de petits carrés identiques aux fenêtres d’un building. Signée Berthold Löffler (1907), la collection comporte aussi une broche au dessin épuré conforme au badge porté à l’époque par les ouvreuses du célèbre cabaret Fledermaus à Vienne.

 » Le désir de la beauté – Les Wiener Werkstätte et le Palais Stoclet « , Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, du 17 février au 28 mai prochains.

Internet : www.bozar.be

Carnet d’adresses en page 68.

Michel Hordies

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