Superbe dans » Va savoir « , de Rivette, Jeanne la brune navigue brillamment entre culture classique et modernité. Rencontre avec Balibar la rêveuse, à la voix profonde.
Le plaisir est au rendez-vous de » Va savoir « , le nouveau film de Jacques Rivette. Cette comédie sur le théâtre et la vie, l’art et la réalité brille de mille feux et se savoure sans modération. On y rit, on y est touché aussi par la vérité d’émotions palpables. On y vibre, enfin, à un récit faisant également la part belle au mystère. Beauté, mystère sont entre autres les mots qui viennent à l’esprit devant Jeanne Balibar, l’interprète principale du film. Celle que révéla Arnaud Desplechin, celle qui fut la doctoresse en scooter de » J’ai horreur de l’amour » puis la fascinante partenaire de Daniel Auteuil dans » Sade « , celle aussi qui illumina » Fin août, début septembre » d’Assayas et » La Comédie de l’innocence » de Ruiz, incarne dans » Va savoir » une actrice française installée en Italie. Lorsqu’un engagement la ramène à Paris, avec la troupe que dirige son compagnon Ugo (Sergio Castellito, excellent), Camille ressent comme une inquiétude. Elle craint de revoir Pierre (Jacques Bonnaffé), l’homme qu’elle quitta dans des conditions dramatiques, trois ans auparavant. Elle le retrouvera, en effet, tandis qu’Ugo, à la recherche du manuscrit d’une pièce inédite de Goldoni, fera la connaissance de la troublante Do (Hélène de Fougerolles). Dans le carrousel de passions qui se met dès lors à tourner de plus en plus vite, Jeanne Balibar signe une création superbe. A l’aube de la trentaine, cette comédienne aussi à l’aise sur les planches que devant la caméra fait flèche de tout bois, confirmant avec éclat tout le bien que beaucoup pensaient déjà d’elle. Prisée en premier lieu des auteurs, des cinéastes exigeants, cette native d’avril a l’étoffe d’une grande. Toute de noir vêtue, longiligne et rêveuse, elle répond aux questions sans hâte, prenant soin de réfléchir pour trouver un mot juste, un souvenir précis. On ne se lasse pas d’écouter sa voix à nulle autre pareille, merveilleux instrument dont elle joue comme d’un violoncelle vivant, déclenchant parfois de longues cascades de rire aux accents profonds.
Weekend Le Vif/L’Express: Il y a chez Rivette et dans » Va savoir » un côté » Mystères de Paris » et » Fantômas » qui vous va particulièrement bien.
Jeanne Balibar: J’aime le mystère, les énigmes, l’aventure. Je suis parisienne à 100%, aussi, et je perçois dans la ville ces invitations à rêver, à faire fonctionner son imagination, à entrevoir le mystère au coeur du quotidien. C’est une invitation au jeu, quelque chose de ludique qui me plaît beaucoup, que je trouve excitant. On peut voir Paris, comme le faisait Rivette dans » Le Pont du Nord « , à la manière d’un immense parcours de jeu de l’oie. Peu de villes produisent cet effet-là. Londres, sans doute, ainsi que l’a exprimé Dickens, mais moins intensément car les lieux magiques y sont plus éloignés les uns des autres. La ville est plus grande. On peut moins facilement y suivre quelqu’un…
New York?
Oui, peut-être. Il y a du mystère, des appels à l’imaginaire, là-bas. Des villes comme celle-là sont des forêts où des buildings ont remplacé les arbres mais où circulent toujours des mythes. Des forêts pleines de petits chemins de traverse. Des forêts de symboles… A Paris, le mystère tient beaucoup de nos lectures, de l’héritage des romans populaires du XIXe siècle.
Avec l’immigration, des mythes africains et orientaux s’y sont ajoutés.
C’est vrai, les mythologies parisiennes évoluent. La ville les accueille, les stimule. Il y a partout des échappées vers la fiction, vers le poétique.
Votre imaginaire propre trouve-t-il toujours à s’exprimer dans vos rôles? Bien des metteurs en scène préfèrent imposer le leur…
Je trouve qu’il faut toujours partir à la découverte du personnage pendant le tournage. Vous pouvez avoir rassemblé des milliards d’informations avant, en préparant le rôle, ce n’est pas ça qui vous donne vraiment des indications sur le personnage… C’est sur le moment même, au présent, que tout se joue, que tout se trouve ou alors se dérobe. Comme dans une improvisation de jazz. On découvre au moment où on la joue la musique que l’on fait. J’ai besoin de cette liberté, c’est elle qui m’excite et je m’arrange toujours pour l’avoir, même si ce n’est pas l’idée qu’avait le metteur en scène (rire). Je sais imposer ma façon de voir les choses, quitte à me battre s’il le faut. Je ne me suis retrouvée qu’une seule fois devant un réalisateur aux idées si opposées qu’elles devenaient irréconciliables. Ça a donné une expérience très pénible et un film archi nul!
Dans votre style, dans votre physique, jusque dans votre voix, il y a quelque chose d’intemporel. Vous faites partie de ces rares actrices qu’on verrait bien dans un film des années 1930 ou 1940. En êtes-vous consciente?
Je le suis, oui. Moi, je crois vraiment qu’on a la gueule de ses goûts (rire)! On a une tête qui n’est pas seulement liée aux gènes que nos parents nous ont donnés. On n’a pas seulement les sourcils de sa grand-mère, les yeux de son père, la bouche de sa mère et le menton de la cousine germaine. D’autres éléments informent nos traits, notre façon de se tenir, et cela dès l’enfance. Ces éléments sont certains livres qu’on a lus, certains films qu’on a vus, certaines images qui nous ont fait rêvasser… Dans mon cas particulier, c’est sûr que ça doit se voir que j’ai un imaginaire qui n’est pas purement contemporain. Cet imaginaire n’a pas été assez contemporain, pourrais-je dire. J’ai été élevée, et je me suis moi-même élevée, en ne m’intéressant pas assez aux productions de mon temps. La télé, les séries, les variétés, la culture populaire, enfin, je n’y ai pratiquement pas goûté pendant très longtemps. Toute jeune, on m’a fait baigner dans » L’Illiade « , » L’Odyssée « , Racine, Corneille, » Tristan et Yseult « , Madame de Staël… Et moi-même, délibérément (car nous sommes responsables de notre culture), j’ai passé plus de temps à lire Proust qu’à regarder » Les Mystères de l’Ouest » (rire). Enfin, je l’ai un peu regardé tout de même, et c’est sans doute cela qui m’a sauvée de la folie totale (rire)!
Souffrez-vous parfois de ce décalage par rapport à la culture contemporaine et populaire?
J’en souffre, oui, je regrette un peu d’avoir été si classique, de ne pas avoir été capable de goûter et d’exprimer des choses directement contemporaines. Alors même que c’est en fait ce que je préfère: la simplicité de ce qui est immédiat, du présent absolu … Je trouve ça magnifique! Mais je n’en suis pas capable. Je travaille contre vingt ans de ma propre vie, quoi… Je cherche à rattraper mes manques, à découvrir tout ce que j’ai pu rater.
Il doit tout de même y avoir un aspect positif à cet aspect intemporel, qui vous relie aux mythes du cinéma passé!
Oui, le bon côté, c’est d’inscrire ce que je fais dans la tradition (et je vais être pédante) du palimpseste. C’est-à-dire que resurgissent à travers moi des figures de la littérature, du cinéma, qui resurgissent parce qu’elles m’ont formée. Et ça, c’est quelque chose de beau, d’émouvant. Cela touche les gens. Mais ça ne compense pas totalement le manque que je vous décrivais voici deux minutes (rire)… Pour moi, aimer d’un amour éperdu (c’est-à-dire au vrai sens de s’y perdre) la musique d’un groupe de rock, cela représente une conquête. Alors qu’aimer d’un amour éperdu une sonate de Schubert relève de l’évidence…
Quelle est la première grande émotion artistique dont vous vous souveniez?
C’est » Carmen » de Bizet. J’avais 4 ans, mes parents m’avaient prise avec eux en pensant que j’allais m’ennuyer et dormir. Je n’ai pas fermé l’oeil, j’ai trouvé ça fantastique et je n’ai jamais oublié.
Et la plus récente?
Dans un genre tout à fait différent, je suis allée voir les Tindersticks en concert. C’était épatant. Et puis, j’ai adoré le film de Manoel de Oliveira, » Je rentre à la maison « , avec Michel Piccoli. Il dit des choses sur la vie, le métier d’acteur, l’âge, l’intégrité, que je trouve superbes et très émouvantes.
Propos recueillis par Louis Danvers
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