Ce surdoué de 28 ans s’est fait connaître en détournant des logos sur la Toile. Aujourd’hui, ses créations sont devenues bien réelles. Et, dans quelques jours, l’espace Toyota, qu’il a dessiné tout en Corian et en diodes électroluminescentes, s’ouvre sur les mythiques Champs-Elysées, à Paris. Rencontre hors norme avec Ora Ito.

Carnet d’adresses en page 153.

Ora Ito agace. Trop jeune, trop riche, trop sûr de lui, trop malin, trop branché, trop célèbre… Ce petit bonhomme de 28 ans au look de skateur pubère s’est fait connaître en détournant les logos de grandes marques sur des images numériques. Ce qui n’aurait pu être qu’un coup de marketing d’un jeune graphiste au culot monstre est devenu un coup de maître. Ses objets sont peu à peu passés de l’autre côté de l’écran. Aujourd’hui, on peut s’asseoir sur sa chaise longues, boire à sa bouteille d’eau, fumer les cigarettes rangées dans son étui. En quelques années, il a réussi à gagner la confiance des meilleurs fabricants italiens, d’Artemide à B&B en passant par Boffi ou Magis, pour qui il planche actuellement sur de futurs projets. Son studio emploie désormais dix personnes et réalise 2 millions d’euros de chiffre d’affaires. Avec lui, Toyota espère créer l’événement lors de l’ouverture de son nouvel espace sur les Champs-Elysées, ce samedi 29 octobre. N’en déplaise à ses détracteurs, Ito Morabito, de son vrai nom, s’impose peu à peu comme un incontournable dans la galaxie du design, et son succès n’a plus rien de virtuel.

Weekend Le Vif/L’Express : Ora Ito, pourquoi avoir choisi un pseudo au lieu de votre nom civil, Ito Morabito ?

Ora Ito : C’était une façon de brouiller les pistes. Si j’avais utilisé mon nom, ma filiation m’aurait desservi. On entend toujours :  » Il a réussi, car c’est le fils de. Il a eu des contacts, de l’argent…  » Mon père ( NDLR : le créateur Pascal Morabito) ne m’a aucunement aidé. Quand j’ai commencé, c’était une autre époque, avec de nouveaux acteurs, un nouveau contexte. Ma famille porte un nom connu depuis trois générations, depuis 1892 très exactement. Mon arrière-grand-père paternel vient du village de Torre del Greco, près de Naples. C’était le roi du corail et l’un des plus grands artisans du monde. Il fournissait en sacs les tsars de Russie, les cours impériales, le Japon… Mon nom de famille étant déjà une marque, je ne pouvais pas l’utiliser. J’ai choisi Ora Ito, qui est en quelque sorte une anagramme de Morabito.

Qui est aussi devenu une marque…

Oui et j’en suis fier. Cela représente l’accomplissement d’un long travail. Quand j’ai débuté, en 1997, je venais de me faire virer de mon école de design, l’Esdi (aujourd’hui Créapôle). J’ai effectué quelques stages d’architecture. Et, très vite, j’ai rencontré Roger Vivier, lors d’un vernissage. Ce fut un choc. J’ai découvert qu’il avait inventé un langage très proche du design, composé de tout un vocabulaire de formes autour du talon. Il m’a proposé de l’aider à rajeunir son style. Parce que je manquais de temps, j’ai réalisé une première image en 3D, s’inspirant de l’un de ses modèles d’escarpins. C’était le début de l’imagerie virtuelle, alors réservée à l’industrie de l’automobile ou de l’aérospatiale. Tout le monde a adoré. A partir de ce moment, j’ai décidé de créer ma marque.

Virtuellement du moins…

Au lieu de dire :  » Je n’ai pas d’argent, je suis un génie, mais je ne fais rien « , j’ai osé. Mes premières images numériques publiées dans le magazine  » Crash  » et dans  » Jalouse  » étaient des fausses pubs pour des produits dont les logos étaient les symboles de notre génération. Le logo Nike, par exemple, c’est presque la Croix pour moi. Il y a eu le sac à dos Vuitton, la mallette d’ordinateur portable Apple, la maison Gucci en forme de G… Ce fut un énorme succès. Les gens se déplaçaient pour acheter dans les boutiques des produits qui n’existaient pas. Par la suite, certaines enseignes ont même copié mes images. Je n’avais que 20 ans mais déjà une grande expérience. Enfant, je retravaillais les pubs de la marque de mon père. J’aurais adoré reprendre sa société, devenir un  » fils à papa intelligent « . Mais je ne regrette absolument pas ce qui m’est arrivé. Avec cette marque virtuelle, j’ai suscité des vocations. Je reçois plein de lettres d’étudiants qui me remercient d’avoir ouvert ces portes. Même ceux qui me détestent ne peuvent pas dire que je n’ai pas apporté quelque chose dans l’univers du design.

Aujourd’hui, vos créations sont fabriquées de façon bien réelle. Comment s’est passé ce transfert de l’autre côté de l’écran ?

Les débuts furent très durs. La surmédiatisation m’a joué des tours : j’étais l’un des designers les plus connus en France, mais je n’avais pas accès à la production. Je n’avais plus rien à dire. A ce moment, je ne croyais plus moi-même en ce que je faisais.

Qu’est-ce qui vous a remis le pied à l’étrier ?

Je me suis dit :  » Si je redeviens réel, je redeviens comme tout le monde, je ne suis plus  » the king of my kingdom.  » J’ai alors refusé beaucoup de projets, car je voulais m’introduire dans le monde réel aussi fortement que j’avais investi le monde virtuel. J’ai eu la chance de travailler vite avec des grandes marques qui m’ont beaucoup appris. Ma collaboration avec Cappellini, qui a édité ma chaise longue Petal en 2002, m’a donné une légitimité dans le monde du design. Surtout, Heineken m’a choisi comme designer de la nouvelle génération, capable de toucher les jeunes. Grâce à cette bouteille en aluminium enveloppée dans une capsule ( NDLR : oscar de l’emballage en 2002), c’était reparti.

Hier, vous utilisiez l’image des marques pour vous faire connaître, aujourd’hui, ce sont plutôt les marques qui vous utilisent pour votre image…

C’est un renversement de situation total. Certains pensent que je me suis vendu aux marques, mais, mon but, à travers les piratages, était justement d’avoir accès à elles. Je n’ai pas retourné ma veste. Seulement, aujourd’hui, je ne suis plus le même. Je me suis structuré, embourgeoisé. J’ai grandi.

Quelle est votre conception du travail d’un designer en 2005 ?

Le designer, comme un médecin, doit résoudre un vrai problème. Il doit aussi apporter un plus à un projet. Je ne suis pas à la recherche du best-seller, je suis mes convictions. Mais, quand les responsables du Cab, la boîte de nuit parisienne, me disent qu’ils ont augmenté leur fréquentation de 100 %, je suis hypercontent. J’aime les vrais succès.

 » La laideur se vend mal « , disait Raymond Loewy. Pensez-vous que le design, dans sa dimension esthétique, soit avant tout un  » faire-valoir  » pour les produits commerciaux ?

C’est évident, mais l’argument esthétique n’est pas tout. Un bon design, c’est toujours une bonne idée. Sinon, ce n’est que de la forme. Pour définir mon style, j’ai inventé un mot :  » simplexité « . Mes créations sont simples et complexes à la fois. Quand on voit ma lampe fluo Everywhere, éditée par Artemide en 2004, on se dit :  » Il ne s’est pas foulé « . En fait, nous avons mis un an et demi à la réaliser. De même pour le téléphone Sagem MYx8. Il paraît banal. Mais il est juste. Ses bords sont arrondis, il est doux. Le design, c’est aussi des sensations. La bouteille d’eau Ogo, elle aussi, est simple, mais astucieuse. C’est un objet à poser sur la table qui remplace à la fois la carafe et le verre. Très pratique. Les marques qui viennent me voir aujourd’hui veulent mon univers. Mon travail, c’est de mélanger le leur au mien. Face à l’Espace Toyota, que j’ai dessiné tout en Corian et en diodes électroluminescentes, les gens diront :  » C’est Ito et c’est aussi Toyota.  » Comprendre la marque, son message et l’exprimer architecturalement, ça m’intéresse beaucoup plus que de pondre une archi comme ça. Ce qui me plaît, c’est le futur, c’est demain.

Le futur, c’est quoi pour vous ?

C’est le prochain projet. C’est savoir encore mieux où je veux aller. J’aimerais que mes objets apportent un peu de mon mode de vie. Chez moi, par exemple, je n’ai rien de superflu. J’aime vivre avec peu d’objets pour pouvoir déménager rapidement. Pour Boffi, je suis en train de plancher sur l’idée d’une cuisine facile à vivre et à transporter. Dans l’esprit d’un couteau suisse, où tout s’imbrique et se replie. Ma cuisine, je veux pouvoir la prendre et l’emmener avec moi comme mon ordinateur portable. Ce qui m’intéresse, c’est de travailler avec les outils, les matériaux, les attentes d’aujourd’hui. J’ai la chance d’avoir dans mon studio des infographistes qui fabriquent mes images en 3D comme des décors de cinéma à l’aide d’Alias, la Rolls-Royce du logiciel informatique, utilisé pour des films comme  » Star Wars « .

Téléphones, bouteilles de bière, paquets de cigarettes, boîte de nuit… Quel type de projet n’acceptez-vous pas ?

Ma seule éthique est une charte que je fais signer à tous mes clients et qui interdit le travail des enfants. Ensuite, je n’accepte que les meilleurs projets. Là où je vais avoir des moyens, où je vais être en contact avec des ingénieurs pour innover. Je suis hyperadmiratif des inventeurs de la modernité. Comme les Eames, qui ont tout créé sans les outils que nous possédons. Idem pour Frank Lloyd Wright. Ces gens-là étaient des défricheurs, ils n’avaient pas de modèles, à l’inverse de ma génération, qui en est pleine.

Quels sont les vôtres ?

Warhol. Je me sens assez proche de lui. Il a commencé par croquer des chaussures. Moi aussi. Il a travaillé pour des magazines de mode, moi aussi. Surtout, il a détourné des produits. Et pas juste en écrivant Herpès au lieu de Hermès.

Et Starck ?

Quand j’étais gosse, Starck, c’était un peu comme Dieu pour moi. A 10 ans, j’avais déjà son livre au chevet de mon lit. Ce qui me fascine chez lui, c’est sa faculté à toujours être dans l’air du temps. Il m’a appris plein de choses.

Comme l’importance de la communication ?

La communication fait partie intégrante du métier de designer. On dit que je suis surcommunicant, mais je fais ça pour mon job. C’est comme tourner un film et refuser d’assurer sa promo.

De quoi rêvez-vous aujourd’hui ?

De poursuivre ma vie comme elle est en ce moment. Maintenir mon cap. Je travaille avec les marques qui m’ont fait rêver quand j’étais petit. Mes professeurs sont les meilleurs de l’industrie du design. Je me forme aux lampes avec Ernesto Gismondi d’Artemide, à la téléphonie avec les ingénieurs de Sagem, aux meubles avec B&B Italia… Mon souhait, c’est de continuer à apprendre. Et de devenir encore meilleur.

Propos recueillis par Marion Vignal

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