Devenu l’un des plus connus au monde, le slogan mythique de L’Oréal Paris a 40 ans. Récit d’une aventure liée à l’histoire des femmes.

En 1973, à la télévision américaine, le mannequin Joanne Dusseau déclare, face à la caméra :  » J’utilise la coloration la plus chère du monde. [… ] Cela ne me dérange pas de dépenser plus pour L’Oréal. Parce que je le vaux bien.  » Ou plutôt :  » Because I’m worth it.  » L’un des slogans les plus célèbres du monde est né. Deux ans plus tôt, c’est une assistante de publicité en colère, Ilon Specht, qui l’a inventé sur un coup de tête :  » Nous n’avions pas d’idée. Les hommes autour de moi pensaient mettre en scène une femme assise, muette, avec du vent dans les cheveux et, comme d’habitude, une voix masculine en off. Je me suis dit : « Ils vont voir ce qu’ils vont voir », et j’ai créé le slogan en cinq minutes « , confie-t-elle au New Yorker, en 1999. À l’époque, la jeune femme de 23 ans avait pour mission de convaincre les Américaines de dépenser quelques dollars de plus pour céder à la coloration griffée L’Oréal Préférence, dans un marché dominé haut la main par Clairol.

Le slogan d’Ilon Specht est un bond en avant : c’est la première fois qu’une femme prend la parole d’une telle manière dans une publicité. Elle parle – enfin ! – pour elle-même et non pas du produit qu’elle vante. Ces quelques mots signifient :  » Je suis libre de prendre des décisions concernant mes cheveux et le reste de ma personne. Je ne suis plus soumise au jugement de mon mari. J’ai le droit de dépenser mon argent comme je l’entends.  » Le mantra colle parfaitement à l’époque : aux États-Unis, une loi sur l’égalité des salaires a été votée en 1963. En Europe, Mai 68 est passé par là. Isabelle Alonso, écrivain, explique :  » Cette petite phrase surfait sur la vague féministe des années 70. D’ailleurs, en 1968, une autre pub portait également les traces des acquis des femmes : les cigarettes Virginia Slims, et le slogan : « You’ve come a long way, baby. » « 

Forte de cette modernité, Préférence devient la coloration des femmes qui osent prendre leur vie en main : quatre fois plus de femmes divorcées préfèrent L’Oréal à Clairol dans les années 70. Mais on aurait tort d’en faire un étendard féministe.  » Cette affirmation de soi avait certes une portée subversive, rappelle Isabelle Alonso, mais se définir comme être méritant quand on est une femme, c’était de la subversion… au niveau cosmétique. Mériter un shampooing, c’est presque pathétique. « Because I’m worth it », c’est également une phrase de femme entretenue, qui mesure l’amour qu’on lui porte à l’argent que l’on dépense pour elle. En utilisant cette notion de valeur marchande, le slogan intègre la femme à la liste des biens de consommation. « 

Qu’importe, le slogan est un succès commercial. Aujourd’hui encore, Préférence est la coloration n° 1 aux États-Unis. Progressivement attribuée à d’autres produits, la phrase franchit l’Atlantique en 1997, lorsque l’entreprise rassemble toutes ses marques sous la bannière L’Oréal Paris. Martelée au fil des publicités (la puissance de frappe est énorme ! Plus de 40 spots télévisés ont été créés par la marque dans le monde en 2010), la formule accompagne chaque génération de femmes : aujourd’hui, 3 Françaises sur 4 l’associent à L’Oréal Paris. L’aphorisme est suffisamment fourre-tout pour qu’on lui articule une large palette de valeurs. Il traverse le temps, car il répond à un besoin universel, celui de l' » estime de soi « , souligne Christophe André, psychiatre à Paris.  » Autrefois, avoir confiance en soi n’était pas primordial, puisqu’on se souciait moins de notre image. Pas besoin d’être sexy : nos parents choisissaient notre conjoint. Pas de compétition professionnelle : on reprenait l’affaire familiale. Au moment où est né ce slogan, tout cela était en train de changer. Dans notre société ultracompétitive, nous avons toujours besoin de nous rassurer et nous dire que « nous valons quelque chose ». « 

Devise inoxydable, donc ? Presque. La formule magique a quelque peu évolué au cours du temps. En France et dans les pays francophones, elle hérite d’un  » bien « , positivant la version américaine.  » Plusieurs signatures ont été testées, explique Cyril Chapuy, directeur général international de la marque. Nous avions pensé à « Parce que je le mérite bien » ou « Parce que je le vaux », mais ces phrases étaient moins justes.  » Plus tard, L’Oréal a dû s’adapter aux m£urs : le  » je  » mis au centre du slogan par Ilon Specht a été remplacé par  » vous « .  » Après des années où l’individualisme s’est exprimé de manière fondatrice, mais excessive, poursuit Christophe André, le slogan pouvait être perçu comme narcissique, voire égocentrique. « 

Au milieu des années 2000, le gimmick subit une ultime retouche. La dream team des égéries, devenues elles aussi symboles de la marque, et leur péremptoire  » Parce que vous le valez bien  » apparaissent déconnectés du réel. Les spots donnent alors l’impression que les stars vantent un produit qu’elles estiment convenable pour le public, mais qu’elles, du haut de leur contrat juteux, n’achèteraient jamais pour elles-mêmes… Un retournement complet des valeurs fondatrices de la marque, peu flatteur pour l’estime de soi ! Pas question pour autant de se défaire de la devise. Bon gré, mal gré, le changement est presque imperceptible. Le  » vous  » s’est mué en  » nous  » dans la bouche des égéries, zappant aussitôt son aspect mercantile abhorré par l’époque et le transformant en un message nettement plus politiquement correct. Aujourd’hui, Beyoncé et les autres s’adressent à des femmes de 23 pays en s’exclamant, telle une amie complice :  » Hey ! because we’re worth it.  » Il aura donc fallu un changement de pronom pour que le slogan reprenne sa valeur initiale.

PAR VALENTINE PÉTRY

UNE PETITE PHRASE QUI SURFAIT SUR LA VAGUE FÉMINISTE DE L’ÉPOQUE.

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