La première boutique européenne d’Alexander Wang, du mobilier pour B&B Italia et Molteni, des tas de projets menés de front et encore bien d’autres dans ses cartons, on peut dire que l’architecte belge n’a pas eu le temps de s’ennuyer cette année. Nous l’avons rencontré pour évoquer tout cela, dans ses bureaux anversois.

En trente ans d’une carrière dédiée à la quête de la pureté, Vincent Van Duysen aura peaufiné son style sobre et raffiné : formes élémentaires, modules compacts, discrétion des teintes et lumières délicates, il est l’antidote au minimalisme austère et désincarné. Plus que de l’architecture, sa griffe évoque un art de vivre célébrant une certaine idée d’ascétisme chic, qui lui aura valu des prix aussi prestigieux que ses clients, admirateurs et partenaires de jeu ; des vénérables éditeurs italiens à la papesse britannique du design Ilse Crawford, en passant par le créateur Alexander Wang, dont il signe le flagship store londonien, ou l’actrice Julianne Moore, fan inconditionnelle de déco.  » C’est devenue une amie, raconte Vincent en clin d’oeil. C’est une très jolie femme, une grande actrice et une superbe mère, qui a un goût pour la vie et une passion pour l’architecture d’intérieur comme je n’en ai jamais vus.  »

Vos activités sont particulièrement variées et cosmopolites ces derniers temps…

C’est vrai, je suis extrêmement occupé en ce moment, on est en plein boom. L’architecture résidentielle me tient toujours énormément à coeur, mais j’ai la chance de pouvoir varier mes activités : maisons privées, boutiques, bureaux… Même un bateau en Floride. Je voyage tout le temps. Hier, Londres et Milan ; demain, Los Angeles et New York. Je découvre le monde à travers mes projets, ce qui est passionnant mais également très fatigant.

Mais vous travaillez aussi chez nous…

Bien sûr. Par exemple ici, à Anvers, où l’on avait déjà fait une auberge de jeunesse, on réalise maintenant une séniorie. Mais au cours des dix dernières années, cette ouverture vers l’international a été une opportunité d’adapter ma vision à des cultures différentes, d’évoluer dans mes thèmes, dans ma pratique du métier. Et d’éviter de tomber dans le copier-coller pour continuer à surprendre.

C’est cette diversité qui vous aide à vous renouveler ?

Exactement. Tout d’abord parce que chaque client est un individu différent, avec ses envies, ses sensibilités. Ensuite, la ville ou le pays change aussi la façon d’aborder le travail, même si j’essaye toujours de garder une certaine ligne conductrice, un fil rouge.

D’où votre longévité dans le milieu ?

Je suis resté fidèle à mon style, élaboré il y a près de trente ans. Je suis sorti de Sint Lukas à 23 ans, je m’y revois comme si c’était hier. Je ne suis ni règles ni tendances, je tiens à l’essentialité de mes projets. Seul le bien-être de mes clients m’importe.

Et comment y parvenir ?

Par la surprise, l’émotion, le plaisir de vivre dans les espaces créés pour eux, des environnements très contemplatifs, très reposants, susceptibles de procurer un certain équilibre spirituel, du confort et du bien-être. Notre quotidien est tellement stressant, chargé, bombardé d’informations, je trouve important de pouvoir offrir ce moment d’introspection. Cela passe par le traitement des volumes, des interactions intérieur-extérieur, des ouvertures, et beaucoup de réflexion sur les matériaux – en général je les préfère naturels. Je recherche l’intemporalité, ce qui permet la longévité dont vous parliez. Certains projets datant d’il y a vingt ou vingt-cinq ans restent très actuels et j’en suis heureux.

Venons-en à votre grand chantier de l’été dernier. Comment s’est déroulée votre collaboration avec Alexander Wang pour son enseigne amirale de Londres ?

Peu importe le client, j’investis pas mal de temps dans la communication. Il faut avoir l’envie de savoir à qui l’on a affaire, mais cela doit aller dans les deux directions.  » It takes two to tango.  » Et ça a été le cas avec Alex. J’ai pu plonger au coeur de sa personnalité, nous avons eu beaucoup de discussions, d’échanges de croquis — il sait très bien ce qu’il veut et c’est ce que je devais traduire en matériaux et textures.

Et quelles étaient les intentions du créateur ?

Il a voulu upgrader sa marque, montrer son évolution et la maturité gagnée depuis son départ de Balenciaga, ce qui d’ailleurs se ressent à travers ses collections, sa façon de créer les vêtements, au niveau du patronage et des coupes qui sont très architecturales et structurées. C’est aussi ça que j’ai voulu refléter dans cette boutique, tout en transportant le public dans un lieu  » chic industriel « .

Comment décririez-vous les lieux ?

C’est une architecture assez monumentale, un ancien bureau de poste, avec une façade classée, pleine de détails ornementaux à l’identité visuelle forte. Nous lui avons donné, à l’intérieur, un aspect mécanique, tubulaire, avec des pipelines pour les penderies et des éléments centraux aux angles arrondis. Il y a quelque part un côté technique, qui vient de lui. Nous avons élaboré un mélange de matériaux nobles, traditionnels, comme la pierre, et des revêtements différents pour les départements, tapis de luxe pour la Femme, terrazzo pour les accessoires, etc. Un mix plein de contrastes, très intéressant, même s’il m’a fait un peu peur au début, je craignais que ce brassage domine trop l’ensemble architectural. Mais la question de la cohérence avait été étudiée en amont et tout s’unifie joliment sans être trop présent.

Quelle fut la réaction d’Alexander Wang à l’issue du chantier ?

Nous nous sommes revus lors de l’ouverture officielle, pendant la Fashion Week de Londres et il était ravi, même si nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour en discuter ce soir-là. Ce flagship store symbolise la rencontre de nos deux mondes, il y a eu une vraie synergie entre nous, et le résultat s’avère à la hauteur de nos espérances.

Votre actu, c’est aussi de nouveaux produits pour Molteni & C et B&B Italia.

B&B a été la première marque à me contacter. Il y a quinze ans, j’ai monté mon premier projet à Milan, la boutique Sportmax, et dès le départ, mon style a plu. A tout le monde ! Même Giulio Cappellini adorait mes  » architectures domestiques « , comme il disait. A l’époque, j’étais fan de minimalisme en art contemporain et cela se ressentait dans mes projets résidentiels, très architecturaux, très clean, très nets. J’avais aussi un intérêt marqué pour les matériaux naturels, issus de ma culture belge et plus particulièrement flamande – nous sommes réputés pour notre travail du bois, du lin, des  » earthy colours  » (couleurs terrestres)… Les Italiens y ont vu quelque chose de frais et ont commencé à faire appel à moi.

Et ça n’a pas arrêté depuis…

Oui, j’ai longtemps vécu en Italie et j’y retourne souvent, je me sens un peu Italien dans l’âme et je parle couramment la langue, ça aide. De plus, certaines marques préfèrent collaborer avec des architectes, parce que nous considérons les choses dans une perspective plus large que les designers industriels. B&B est donc revenu vers moi pour la table Oskar et pour la collection VVD (NDLR : une ligne de fauteuils, assises, daybed…), que l’on va bientôt réinterpréter et relancer. J’ai également un lien fort avec Molteni ou d’autres, comme Paola Lenti ou Poliform, pour qui je prépare de nouveaux produits et un showroom sur Madison Avenue à New York. Sans compter un projet de luminaire dont je ne peux pas encore parler.

Et vous ne collaborez évidemment pas uniquement avec l’Italie…

Oh non, d’ailleurs je travaille de plus en plus aux Etats-Unis, c’est une nouvelle direction importante dans ma carrière, je suis beaucoup suivi là-bas. J’y développe plusieurs projets urbanistiques et résidentiels, et des meubles, notamment pour Herman Miller, société spécialisée dans le matériel et le mobilier de bureau.

Encore une marque à qui vous êtes fidèle.

C’est mon caractère. Par respect, j’évite que mes partenaires n’entrent en concurrence. Pour moi, le principal, c’est de m’engager avec de grandes firmes mais de m’y sentir à l’aise, en famille. Je tiens à cette convivialité avec les éditeurs comme avec mes collègues ou mes clients, c’est essentiel. En Belgique, pour Bulo, c’est la même chose, ou encore pour Swarovski. Pour le bijoutier, j’ai créé des sortes d’enveloppes pour le corps, comme une deuxième peau incrustée de cristaux. Pour moi, ça reste un contexte d’architecture. Même en mode, c’est peut-être cliché de le dire, mais le vêtement est une architecture pour le corps.

A quand votre première collection ?

Qui sait ? La vie est encore pleine de surprises. Depuis tout petit, j’ai toujours été très créatif, j’aurais tout aussi bien pu faire carrière dans la mode, la danse, le théâtre…

Et pourquoi avoir choisi l’architecture ?

Je savais que cela couvrait pas mal de mes intérêts de l’époque, et que je n’allais pas fonctionner comme un architecte typique. J’ai toujours été un solo-man plein de curiosité, qui savait ce qu’il voulait. Mais après mes études, je n’étais pas prêt à bâtir, je suis parti en Italie pour entrer dans l’univers d’Ettore Sottsass, en plein post-modernisme, où tout était possible, tout n’était qu’explosion de formes et de couleurs.

Qu’est-ce qui vous a poussé à changer radicalement de direction ?

Le post-modernisme, qui n’était pas si intéressant en termes de contenu, nous a toutefois permis de nous libérer et de nous exprimer sans limites. Seul le dessin et le concept comptaient. J’avais pu exploiter ma créativité de toutes les manières, alors dès mon retour en Belgique, j’en suis progressivement revenu à des ambiances plus spartiates. Dans notre pays, nous sommes très terre-à-terre, nous n’aimons pas trop la fantaisie. J’ai vécu une sorte de réversion vers des formes plus archaïques, plus épurées, tout en restant absolument concentré sur l’humain.

L’humain, c’est ça, votre secret ?

Je suis quelqu’un d’émotionnel et d’intuitif, ce qui est plutôt rare pour un architecte, or il faut pouvoir être ému soi-même pour créer l’émotion. J’essaye toujours d’entrer dans le coeur de mes clients pour savoir ce qu’ils attendent, tout en ménageant un effet de surprise. Je ne veux pas devenir prévisible.

Vous avez récemment dit que vous utilisiez une  » palette de couleurs belges « …

J’aime les teintes que l’on retrouve dans la nature, les terres, les herbes ; j’évite les tons vifs, je préfère qu’elles soient apportées par ce qui m’entoure, l’art, les livres ou même les gens. Idem pour la lumière, on n’a pas toujours besoin des rayons de soleil dans la maison, je préfère les éclairages doux et feutrés. C’est une attitude : les contrastes subtils, les jeux de surfaces, les petites nuances, les ombres, ça me suffit.  » Palette belge « , c’est donc très relatif, mais il est vrai que j’aime beaucoup certaines couleurs dérivées de la peinture primitive flamande. Parfois je reprends cette grammaire à mon compte, elle fait partie de notre histoire, de notre culture, et m’appartient donc aussi.

Vous acceptez votre rôle d’ambassadeur de la création belge ?

Je n’aime pas trop le terme de  » rôle « , mais j’espère inspirer les gens autant que les gens m’inspirent. Quelque part, oui, je suis un ambassadeur, je veux placer la Belgique sur la carte de l’architecture mondiale. On a beaucoup de talent ici, des créateurs de mode, chorégraphes, peintres qui sont très bien cotés au niveau international. Je suis très fier de représenter notre si petit pays.

Au vu de votre carrière internationale, pourquoi êtes-vous resté à Anvers alors que vous auriez pu vous établir ailleurs ?

On me le demande tout le temps. Bien sûr, j’aurais pu déménager à Londres ou New York, mais j’adore la ville où j’habite. Je voyage souvent dans de grandes métropoles, alors j’aime revenir ici et trouver un peu de sérénité. Ma maison, c’est mon sanctuaire, c’est là que je suis le plus à l’aise, déconnecté de tout le reste, mais sans être vraiment isolé. La Belgique est un pays agréable et qui a beaucoup de potentiel, une qualité de vie difficile à battre, et géographiquement, on est bien situés.

Que peut-on encore vous souhaiter ?

Bonne question. Je suis comblé ! Je suis d’ailleurs très content de travailler sur un hôtel ici, à Anvers. J’ai été souvent approché par des groupes hôteliers, j’ai toujours refusé parce que je voulais en faire un en Belgique.

PAR MATHIEU NGUYEN

 » Je veux placer la Belgique sur la carte de l’architecture mondiale.  »

 » Il faut pouvoir être ému soi-même pour créer l’émotion.  »

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