Sans eux, la mode ne serait rien, l’inverse est vrai aussi. Les artisans du luxe forment un monde très secret qui fut en voie de disparition. Depuis quelques années, les grandes maisons les sauvent de la disparition en rachetant les métiers d’art. Avec plus ou moins de publicité.

Sans eux, la mode ne serait rien. Et sans elle, ils ne seraient rien non plus, les fournisseurs, Dieu que le terme est laid, de la haute couture et du prêt-à-porter de luxe. Ils sont gantiers, tanneurs, plumassiers, bottiers, paruriers, fleuristes couturiers, brodeurs, chapeliers, faiseurs de miracle. Dans leurs ateliers, des petites mains hautement qualifiées s’activent, les doigts sur la couture. Car ces métiers-là sont exigeants, rares, précieux et Made in France, furent en voie de disparition faute de clients, faute de relève, mais sont désormais à l’honneur, mieux, sauvés. Car les grandes maisons se sont lancées dans une politique d’acquisition qui assure leur pérennité et leur développement. C’est Chanel qui a initié le mouvement. Dès 1996, en créant une coupole qui abrite en son sein ces métiers d’art et la baptisant  » Paraffection « , ce qui donne le ton, à compléter d’un  » par nécessité « , la précision est de Karl Lagerfeld,  » On serait bien embêtés si on ne les avait pas, on ne pourrait pas faire sans… « . Avec élégance et intelligence, Chanel leur a laissé suffisamment de liberté pour garder d’autres clients souvent concurrents et, même, développer des projets prometteurs qui n’ont rien à voir avec la griffe aux deux C. Mieux, depuis 2002, Karl L. frappe fort en faisant défiler chaque année début décembre, une exception culturelle dans le calendrier fashion, une collection qui met à l’honneur ces artisans prestigieux. Dans ce club très fermé, Barrie Knitwear, spécialiste écossais du cachemire, vient de faire son entrée au son des cornemuses lors d’un show où on ne voyait que la quintessence du poil de chèvre lavé dans les eaux  » exceptionnelles  » des Scottish Borders.

A l’inverse, Hermès, Vuitton ou Dior se sont toujours faits discrets sur les rachats de ces sous-traitants mais le secret est de moins en moins de mise. A l’heure de la fast fashion et de la mondialisation, tabler sur le savoir-faire français et sur ce patrimoine immatériel que l’humanité envie à Paris, c’est aussi faire acte de promotion, en sus d’une certaine profession de foi. LVMH, propriétaire de Vuitton et de Dior, rachetait en mai 2012 les tanneries Roux à Romans, fondées en 1803, et s’assurait ainsi l’approvisionnement en  » cuirs de veau au toucher soyeux « , et, en juillet de la même année, les Ateliers Vermont, à Paris, tout en assurant que l’indépendance de ce brodeur ne serait pas menacée. Les passeurs de mémoire, les besogneux du rêve, les artisans d’art ont de l’avenir.

LE PLUMASSIER

Quand, en 1880, Palmyre Coyette crée sa fabrique de plumes pour parures, elle est loin de se douter que cent trente ans plus tard, son nom sera accolé à celui de Chanel et qu’elle sera le dernier des Mohicans. Il existe alors 300 plumassiers à Paris, la mode est aux chapeaux emplumés. En 1946, le petit-fils de la fondatrice, André Lemarié, arrive dans l’entreprise et, avec lui, les fleurs. Et les camélias chers à Coco. Jusqu’en 2010, l’atelier restera dans son jus et ressemblera à celui des débuts. Aujourd’hui, établi à Pantin, le plumassier Lemarié, repris par Chanel en 1996, fournit chaque année 40 000 camélias désormais imaginés dans toutes les matières, le tweed, le satin, le plastique, le papier journal ou le jeans. Dans ses trésors, 5 000 formes métalliques pour découper les pétales les plus rares. Et dans ses clients, des Dior, Alexandre Vauthier, Marc Jacobs ou Givenchy qui connaissent le talent de Lemarié. Lequel enlumine leurs silhouettes à la façon d’un bouquet final. C’est d’ailleurs aussi la tâche du parurier floral Guillet, fondé en 1896, et chanelisé depuis, qui n’ignore rien du secret des marguerites, gardénias, muguet, gerberas, myosotis et jasmin en soie, organza, mousseline ou dentelle. Fleuriste couturier, cela n’a rien de périssable.

LE BRODEUR

Charles Frederick Worth, Madeleine Vionnet, Elsa Schiaparelli… l’atelier Lesage, à Paris, a toujours brodé pour les plus grands. Sauf pour Gabrielle Chanel qui avait trop peur qu’on lui chipe ses idées, surtout Schiap’ qu’elle détestait. Il aura fallu attendre 1983 et l’arrivée de Karl Lagerfeld pour que la griffe au double C fasse enfin appel à François Lesage et au talent de ses petites mains hautement qualifiées. Sa maison, fondée par son père en 1924, est sans doute l’une des plus connues parmi celles qui pratiquent les métiers d’art. Outre les strass, sequins, paillettes, cabochons, perles, pampilles et rubans brodés avec amour, patience et abnégation pour Chanel, Saint Laurent ou Dior, Louis Vuitton ou L’Wren Scott, on lui doit aussi la chasuble et la mitre de Jean Paul II et la tenue que portait Farah Diba lors de son couronnement de shahbanou… Chez Lesage, 60 ouvrières règnent sur 60 tonnes de fourniture et 60 000 échantillons archivés – l’une des plus belles collections de broderies de couture au monde classée depuis 1858. A l’aiguille ou au crochet de Lunéville, elles perpétuent un métier magique – qui se pratique parfois à l’aveugle et à l’envers. Respect. Afin que ce savoir-faire ancestral ne se perde irrémédiablement, François Lesage (décédé en décembre 2011) ouvrait il y a vingt ans une école de broderie éponyme. Il fallait que cette merveille du patrimoine français ne meure pas, Chanel l’a donc prise dans son giron en 2002. Par affection. Ce qu’elle fera aussi il y a un an avec la maison Montex, autre très joli atelier de broderie sis lui aussi à Paris. Par affection, bis.

LE BOTTIER

C’est l’empereur des souliers couture, le seul à posséder la forme des pieds de Marlène Dietrich, Elizabeth Taylor, Romy Schneider et Karl Lagerfeld, qui ne se chausse qu’en Massaro. La sandale bicolore de Chanel (1957), c’est lui – une belle illusion d’optique en chevreau beige et bout de satin noir pour allonger la jambe et faire paraître le pied plus petit, c’est plus joli. Même si le bottier parisien a rejoint Chanel en 2002, cela ne l’empêche pas de continuer à chausser des clients esthètes ou accessoiriser les défilés de Jean Paul Gaultier. Comme souvent, c’est une histoire de famille, à l’instar de son grand-père et puis de son père, Raymond Massaro sait que se mettre au pied des femmes, cela exige une trentaine d’heures de travail, le minimum minimorum.

LE PARURIER

Chez Desrues, le cuivre, l’étain, l’argent, la corne, la nacre, le jais, le bois, la résine et la galalithe se transforment en parures, ornements, bijoux de fantaisie et boutons embossés ou émaillés que la haute couture s’arrache. Avant, Chanel, Lanvin, Vionnet, Dior, Saint Laurent ; aujourd’hui, Chanel ou Vuitton. A Plailly, dans l’Oise, son trésor de guerre, c’est 80 000 boutons et plus de quatre-vingts années de mode. C’est aussi le mariage du savoir-faire et de la haute technologique. Avec pour devise :  » A coeur vaillant rien d’impossible.  »

L’ORFÈVRE

On sait de lui que  » Gabrielle Chanel aimait sa manière de plier les métaux à ses désirs et son talent à y incruster cristaux de roche et cabochons multicolores « . Cristobal Balenciaga, Madame Grès, Guerlain et Sonia Rykiel, aussi. Depuis 1950, Robert Goossens (et fils) fait référence. Au sein de la galaxie Chanel (2005), la maison parisienne continue pourtant  » d’exprimer sa liberté de ton au travers de collections dont le principal mot d’ordre reste fidèle à l’esprit de son fondateur « .

LE CHAPELIER

En 1936, le chapelier Auguste Michel installe sa maison rue Sainte-Anne à Paris. En 1996, Chanel fait son acquisition. Entre les deux, des canotiers pour les belles libérées, des capelines pour Pierre Cardin et Yves Saint Laurent, des chapeaux haute couture pour Lanvin, des casquettes pour Kenzo, des extravagances en paille pour Lacroix, des bibis pour Chanel. Aujourd’hui, Maison Michel est sur les têtes des jeunes filles bien : c’est que la responsable accessoires/bijoux chez Chanel, Laetitia Crahay, est aussi directrice artistique de ce chapelier pas fou – ses oreilles de chat ou de lapin, ses bobs, ses parures en paille taguée ont l’art de décoiffer.

LE GANTIER

Avant, on était ganté. Ensuite, moins, voire plus du tout. Et puis Karl Lagerfeld s’est (re)mis à enfiler des mitaines. De là à ce qu’il sauve le gantier Causse de la mort certaine, il n’y avait qu’un doigt. En septembre 2012, cette maison créée à Millau en 1892 par Paul Causse rejoint très officiellement l’écurie Chanel. L’une des dernières manufactures en activité dans la capitale historique du gant de luxe en France emploie aujourd’hui quarante personnes, produit près de 25 000 paires par an et fournit les grands du luxe à travers le monde. Le Made in France fait encore envie.

LE TANNEUR

A Annonay,  » ville du cuir depuis le XIIIe siècle « , la tannerie qui porte le nom de cette cité nichée dans la vallée du Rhône, le 10 janvier 2013 sera dorénavant la Saint-Hermès. C’est ce jour-là que le sellier de la rue du Faubourg Saint-Honoré, à Paris, annonçait très officiellement l’acquisition de cette société qui emploie quatre-vingts personnes sur 8 000 mètres carrés. Le spécialiste du box calf est désormais assuré de sa pérennité. Il faut dire que cela faisait vingt-cinq ans que la tannerie d’Annonay fournissait l’une de ses matières emblématiques à Hermès qui répète que cette acquisition permettra de préserver et de développer  » ses sources d’approvisionnement et les savoir-faire qui leur sont rattachés « . Dans ce pôle, appelé Hermès Cuirs Précieux, se trouvent aussi la manufacture de Gordon-Choisy, les tanneries des Cuirs d’Indochine et de Madagascar, la tannerie Michel Rettili et une autre en Louisiane, spécialisée dans le cuir d’alligator. Les listes d’attente pour un Birkin seront-elles moins longues à l’avenir ? A moins que la valeur fétichiste d’un sac siglé ne soit proportionnelle à la patience endurée pour voir sa commande honorée.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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