Pour les JO de 2008, la ville fait peau neuve. Mais, si les maisons en torchis cèdent la place à des immeubles, marchands ambulants, cuisiniers des rues et réparateurs de bicyclettes tiennent toujours le haut du pavé.

« La Chine en folie  » : tel était le titre, au début du siècle dernier, d’un ouvrage d’Albert Londres relatant ses pérégrinations à travers le Céleste Empire. Le globe-trotteur d’alors ne serait pas déçu : rien n’a changé. La Chine est-elle un empire ou une république ? Un monde communiste ou une nation farouchement capitaliste ? Allez savoir !

Les rues de Pékin subissent aujourd’hui l’assaut forcené des bulldozers et des pelleteuses géantes. Les grues sortent de terre comme des forêts de bambous maléfiques. Dans la perspective des Jeux olympiques de 2008, le besoin de raser des dizaines de milliers d’échoppes et de maisons traditionnelles, de percer de nouvelles avenues, de créer un cinquième périphérique hante les dirigeants invisibles de cette illustre cité. La métropole et sa banlieue représentent en superficie la moitié de la Belgique. La capitale vit aujourd’hui sa période haussmannienne et s’apprête à passer des maisons en torchis aux immeubles de 10 étages, de 10 millions de vélos à 10 millions d’automobiles. Alors, pas de quartier pour ces petits marchés composés d’éventaires simples et pratiques, où les vendeurs collectionnent les légumes multicolores comme autant de porcelaines rares. Les poissonniers, le jet d’eau combatif, n’ont plus le loisir d’arroser les innombrables bassines où frétillent petits poissons argentés et crevettes géantes. Fini l’étal du boucher, authentique peinture moyenâgeuse, sur lequel les viandes sont d’une fraîcheur et d’une qualité à faire pâlir nos plus riches fournisseurs. Et vive la modernité !

Le signe de la destruction, tracé à la peinture blanche, fleurit du nord au sud de la ville, le long des murs et des avenues. Heureusement, la souplesse et la rondeur du petit peuple pékinois le poussent à s’inventer une nouvelle existence au jour le jour. Des étudiants, des artistes, de jeunes bourgeois louent pour quelques mois une échoppe, un garage, un entrepôt de vaisselle et les transforment en maison de thé, en minuscule restaurant ou en bar musical avec l’accord plus ou moins tacite de la police. Le vent ballotte, au hasard des démolitions, les lampions rouges qui s’éteignent et se rallument plus loin, comme des nez de clowns moqueurs, toujours vivants et résistant à la barbe des promoteurs.

Le restaurant que j’aimais tant, situé tout près du deuxième périphérique, va bientôt disparaître. Sa patronne, une créature de roman shanghaien, qui accueillait toutes les nuits les chauffeurs de taxi et les flics en service, m’a déclaré :  » Eh oui, tout va être rasé, l’alignement passe au milieu de la cuisine.  »

 » Alors, ai-je demandé d’un ton chagriné, plus de fourmis dans les arbres (c’est le nom d’un plat de nouilles), fini le poulet grillé sous une montagne de piments ? » Elle a souri et m’a répondu :  » Mais non, ne vous inquiétez pas, je reconstruirai 20 mètres en arrière le même établissement.  » Sauvé ! Le papier peint aux dessins représentant de vieilles pierres et les calendriers crasseux reculeront seulement un peu.

Pourquoi pas, après tout ? Les  » hutong « , ces ruelles tortueuses, glaciales en hiver, torrides en été et dépourvues de sanitaires, où vivaient, entassées, des centaines de milliers de familles, étaient insalubres à un point que l’on ne saurait imaginer. Mais alors que reste-t-il de Pékin ? Eh bien, tout. A l’abri de ses hauts murs pourpres, la Cité interdite demeure, magnifique, avec ses palais successifs, ses couloirs ventés peuplés d’herbes folles et d’ombres historiques où concubines en palanquins clos et eunuques froufroutants conspirent encore pour obtenir de l’impératrice douairière quelques privilèges supplémentaires. La place Tiananmen accueille les mêmes marchands de cerfs-volants et d’autres fantômes récents qui ont la force de la jeunesse et l’envie de crier d’autres slogans que ceux du Parti. Le samedi et le dimanche matin, le marché aux puces perdure, perpétuellement en travaux, invariablement peuplé de mille marchands ambulants, de Tibétains aux visages terribles, cuits comme des théières brunes, et des Miao joyeux dans leurs costumes colorés. Restent aussi la rue des Antiquaires avec ses nouvelles maisons de thé, le palais d’Eté et son immense parc, le temple de Confucius, et enfin le temple du Ciel, pure merveille de l’architecture Ming, où des calligraphes dessinent sur le sol avec de l’eau et des pinceaux des lettres qui s’effacent en séchant. Malgré le délire des architectes, les petits métiers continuent de prospérer. Ce n’est pas demain que le réparateur de bicyclettes en plein vent arrêtera de coller des rustines sur les chambres à air, que les coiffeurs cesseront de vous appeler pour vous raser le crâne comme à un bonze provincial.

Lorsque la nuit tombe sur l’artère principale de Yonfujin, une cinquantaine de cuisines roulantes, toutes identiques s’installent le long de l’avenue et la folie gourmande reprend ses droits. Un cuisinier, le bonnet de chef posé de guingois sur la tête, la blouse blanche constellée de taches qui font comme une pluie d’étoiles, interpelle les badauds :  » Approchez, approchez, j’ai les meilleurs scorpions grillés de la rue !  » Un autre fait sauter des nouilles brunes dans un wok qui a pris feu et jette tout à coup une louche de sauce piquante sur la préparation afin d’éteindre l’incendie. Des arômes incroyables emplissent l’air, bouffées de coriandre hachée, poivre de Setchouan, ciboule rapée, enveloppant les passants qui se pressent devant les étals pour déguster debout, avec des baguettes et dans des bols jetables, ici de la soupe, là des bouchées à la viande et des raviolis aux légumes légers comme les chaussons des danseurs de l’Opéra de Pékin. A 23 heures tapantes, la kermesse s’interrompra, tous les marchands remballeront leurs vivres et les cuisines disparaîtront jusqu’au lendemain.

En attendant, quelques jeunes policiers observent la scène à distance, avec l’air de gosses privés de dessert. La plupart d’entre eux sont fagotés comme l’as de pique : les manches de leurs vareuses, invariablement trop longues, dissimulent entièrement leurs mains. Quant à leurs pantalons, taillés en général sur un patron offert par l’armée russe il y a vingt ans, ils ne correspondent guère à leurs mensurations. Les plantons ont donc une curieuse dégaine, et leur autorité s’en trouve très amoindrie.

La nuit est tombée depuis longtemps, mais les magasins de mode, aux devantures violemment éclairées, diffusent en boucle des messages publicitaires. Dans les salons de coiffure, de jeunes créatures en minijupe, maquillées comme pour une séance de photo, attendent le client. Outre les soins capillaires, ces officines proposent d’autres services, ce qui explique qu’elles restent ouvertes jusqu’à l’aube, à l’heure où les mamies commencent leur tai-chi.

Texte : Hippolyte Romain

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