Synonyme de farniente, le bord de mer est aussi un lieu où l’on retrouve l’étonnement et le goût de la réflexion. C’est ce qu’affirme Jean-Louis Cianni dans son dernier ouvrage. Pour lui, l’été doit se vivre autrement.

Ne le qualifiez ni de philosophe ni d’universitaire, Jean-Louis Cianni préfère le titre de  » passeur « . Pour mieux analyser les sociétés contemporaines, cet ancien journaliste invoque notamment Socrate, Platon ou Marc Aurèle. Son credo ? La philosophie sera pragmatique et ancrée dans le réel, ou ne sera pas. Après avoir publié La Philosophie comme remède au chômage et Les Armes d’Hercule Pour affronter le monde du travail (Marabout), le voici qui chante les louanges des grandes vacances.  » La plage est tout le contraire d’un lieu de flânerie béate, prévient-il. C’est un chantier, un espace où l’on prend le temps de travailler sur soi, non pas dans une visée nombriliste, ni pour s’adapter au monde, mais pour retrouver ce qui est humain, universel et commun à tous.  » Originaire de Sète, ce Montpelliérain d’adoption a fait du littoral le lieu privilégié de ses questionnements. Selon lui, la belle saison permet  » d’ouvrir une brèche dans le mur du désenchantement et de trouver un point de passage qui nous conduit vers plus de liberté et de lucidité « . Comment, alors, faire des réserves de pensées solaires pour le reste de l’année ? Réponses.

Pourquoi avoir écrit ce livre ?

Je suis un Méditerranéen dans l’âme, et la plage a toujours infusé ma façon de penser. J’ai besoin d’y retourner régulièrement pour me recentrer. On oublie souvent que la philosophie est née près de la mer, à Milet, sur la côte d’Anatolie, six siècles avant Jésus-Christ et plus d’un siècle avant Socrate. Les premiers penseurs s’appelaient Thalès, Anaximandre ou Anaximène. Ils ont observé la vie quotidienne des Milésiens et ont tenté de l’expliquer, d’en tirer des principes. Aujourd’hui, nous avons plus que jamais besoin de la philosophie. Terrorisme, crise, chômage… Lorsqu’une société est en souffrance, elle se met en quête de sens. Il n’est pas étonnant de voir sans cesse des philosophes interrogés sur ces sujets dans les médias. Nous cherchons des réponses sur des événements qui échappent à notre contrôle. Rien de tel que d’aller les chercher sur une plage !

En faire une terre de philosophie, c’est original…

C’est un endroit privilégié qui offre une parenthèse hors du réel et des tourments. Il s’agit d’un lieu intermédiaire, d’un lieu frontière, où l’on est à la fois seul et dans la multitude, dans la ville et dans la nature. C’est aussi la terre du possible, un espace où l’on se régénère, où l’on se dénude et où l’on remet les compteurs à zéro. Cela en fait un endroit idéal pour réfléchir à sa propre vie. Plus généralement, le voyage est un terreau favorable à la philosophie.

C’est-à-dire ?

Le voyage est un déracinement, un arrachement à ce que nous sommes, à nos plannings, à nos illusions et à la pression sociale. La philosophie, comme le voyage, nous transporte vers un ailleurs, un monde dépourvu d’idées préconçues, de schémas mentaux et de socles identitaires. Chaque départ annonce une résurrection. Les routes, les gares, les aéroports surpeuplés sont comme des cols utérins obligatoires. Ils sont nécessaires pour nous aider à sentir et à comprendre ce que nous laissons derrière nous. Rappelons-nous les mots du philosophe existentialiste Karl Jaspers, selon qui  » faire de la philosophie, c’est être en route « .

Qu’y a-t-il au bout de cette route ?

La capacité d’être étonné. Contrairement à notre vie quotidienne, dans laquelle nous avançons tels des somnambules, à la plage, l’étonnement revient, d’un coup. Etymologiquement,  » l’étonnement  » se rapproche du mot  » tonnerre « , et garde de son origine l’idée de secousse. Tel un choc psychologique, il agite l’âme. La philosophie, elle aussi, doit ébranler. Et la plage est un lieu idéal pour galvaniser ce réveil, car elle offre un espace transitionnel entre le réel et l’utopie, où seul le farniente est à l’ordre du jour. Selon le philosophe britannique Thomas Hobbes,  » l’oisiveté est la mère de la philosophie « . Ce  » travail  » de réflexion, ancré dans l’inaction et effectué pendant les beaux jours, va porter ses fruits pendant tout l’hiver ! Rien de tel que de faire des stocks de pensées solaires pour affronter le monde et son chaos.

Dans votre livre, vous écrivez aussi que cet endroit de repos nous donne l’occasion de faire un  » zoom arrière  » sur notre existence…

La capacité de prendre de la hauteur est un exercice philosophique ardu. Nous sommes forcément englués dans les affres de notre existence, car le stress nous enferme dans notre condition. Il faut donc apprendre à prendre de la distance avec les événements. Pour autant, on ne peut pas non plus faire le satellite de sa propre vie. Gardons en mémoire le mythe d’Icare, qui s’évade du Labyrinthe à l’aide d’ailes fixées avec de la cire, mais qui finit par tomber dans la mer pour s’être trop approché du Soleil… S’il est bon de vouloir s’élever, il est aussi inutile et illusoire de se perdre dans une quête ascensionnelle. Le tout est de trouver la bonne altitude pour mieux regarder sa vie.

Concrètement, quelles réponses peut-on espérer trouver sur le sable ?

Cela dépend des questions que l’on se pose ! Le bord de mer est avant tout un lieu de consolation et d’acceptation. On revient à soi non pas pour tenter une passion narcissique ou se vouer à des pratiques intellectuelles masturbatoires, mais pour trouver une forme de réconfort. Les psychanalystes appellent ce processus le  » travail de deuil  » : il s’agit du moment où l’on accepte sa solitude et où l’on s’affranchit de certaines obsessions. En somme, la plage est une surface de réparation. On s’y réchauffe le corps, et on y ensoleille son esprit. C’est aussi une métaphore. Il appartient à chacun de trouver  » sa plage « , le lieu où effectuer ce retour à soi. Dans son essai L’Eté, Albert Camus relate une journée de méditation sur les lieux de son enfance et de son adolescence, en Algérie, après la Seconde Guerre mondiale. Sa réflexion s’achève sur ces mots :  » Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible.  » Les ruines de l’ancienne ville romaine de Tipasa lui servent de miroir et l’aident à reprendre des forces. On peut donc trouver son  » été invincible  » sur une plage, mais pas uniquement…

Pour philosopher sur le transat, doit-on forcément (re)lire les classiques ?

Absolument pas. Chacun est libre de lire ce qu’il veut (ou de ne rien lire du tout !) Difficile de se plonger dans les bouquins de Hegel ou de Spinoza dans un tel lieu… La lecture d’un texte philosophique exige du temps et un effort intellectuel. Philosopher ne signifie pas qu’il faille transformer le banc de sable en une médiathèque. Au contraire, la  » vraie  » philosophie commence quand on ferme l’ouvrage. On se souvient d’une phrase, d’un paragraphe qui nous a marqués, et on l’utilise comme tremplin pour réfléchir à sa propre condition. Il appartient à chacun de nous de s’imprégner de la pensée et des écrits des autres, de s’inspirer ou de rejeter certains textes, pour constituer sa  » bibliothèque « . La philosophie ne doit pas être considérée comme un code de la route. Tout n’est pas dans le texte.

Philosopher à la plage, par Jean-Louis Cianni, Albin Michel, 234 pages.

PAR REBECCA BENHAMOU

 » RIEN DE TEL QUE DE FAIRE DES STOCKS DE PENSÉES SOLAIRES POUR AFFRONTER LE MONDE ET SON CHAOS.  »

 » LA PLAGE EST UNE SURFACE DE RÉPARATION. ON S’Y RÉCHAUFFE LE CORPS, ET ON Y ENSOLEILLE SON ESPRIT.  »

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