Elle aime la vie en rose et c’est ainsi qu’elle la voit. À part ça, Marie-France Vankueken crée des bijoux, dirige l’atelier familial et déménage. La pêche, mode d’emploi.

Comment, sans verser une larme, quitter une maison qui vous a accueilli pendant cinquante ans, de père en fille ? Dans cet entre-deux d’avant déménagement, d’avant le grand départ vers l’Entrepôt royal de Tour & Taxis, figer le temps, remuer un peu la poussière, faire les cartons, admirer les bijoux de Marie-France, regarder vers demain et pousser une dernière fois la porte de l’atelier Vankueken, 63, rue du Houblon, à Bruxelles. Il faut franchir le sas de sécurité après avoir grimpé une poignée de marches raides, se faufiler derrière le long comptoir patiné et s’asseoir sans façons dans le bureau de Marie-France, lequel sert également, et selon l’heure de la journée, d’atelier, de salle de réunion, de cantine avec salade fraîche et charcuterie médaillée sur nappe à carreaux. Aux murs, pas un pouce de libre – exposées, parfois de guingois, toutes les acryliques de Paul Vankueken, monsieur son père et fondateur de l’affaire en 1954, zwanzeur diplômé, et Bruxellois, impossible de faire sans.

LA MAISON HANTÉE

Tout cela va disparaître à jamais, pas de regrets, mais de la tristesse, mais de la joie. Avec une belle énergie, Marie-France Vankueken orchestre le déménagement de l’atelier de bijoux vers le nouvel espace  » plus pratique  » à Tour & Taxis. Elle s’en va, emportant dans ses bagages les presses, le laminoir, les souvenirs, les armoires aux minuscules casiers où ranger les moules.  » C’est un vrai déchirement « , confie-t-elle, avec points de suspension. Puis elle ajoute :  » parce que mes parents ne sont plus tout jeunes, Papa a 84 ans et Maman, 81  » et aussi  » parce que j’ai l’impression d’être le fantôme d’ici « . Enfant, elle y passait tous ses samedis, toutes ses vacances, à traîner auprès des artisans, servir les clients, jouer joaillière, suivre partout son paternel dans ce bâtiment en dédale qui a vu passer l’Histoire de près. Plus de 2 000 mètres carrés de moulures au plafond, d’écuries, avec cour intérieure suffisamment large pour que le cocher puisse man£uvrer son fiacre. Elle ne sait pas exactement de quand date la maison, les archives ont disparu, mais à l’arpenter – un escalier, un couloir, un autre escalier, une porte, deux marches, encore une porte – une chose est sûre, cette demeure a été construite en plusieurs épisodes, et n’a pas livré tous ses secrets. On sait juste qu’elle a servi d’imprimerie clandestine pendant la Seconde Guerre mondiale, que les résistants à l’occupant nazi ont fait tourner les rotatives ici mais on ignore pour quel texte exactement, quel morceau de bravoure, un faux quotidien peut-être ? Marie-France s’est promis de faire des recherches, après le déménagement.

LE PASSAGE À L’ACTE

Elle n’a pas eu besoin d’apprendre son métier sur les bancs d’une école. Une solide formation commerciale à l’Ichec et puis retour à la maison, en 1979, sans se poser d’autres questions. Des années plus tard, au début de ce siècle, la tentation de passer à l’acte : Marie-France se façonne un jour un bijou rien que pour elle, en or mat,  » original  » parce qu’elle allait à une fête et qu’elle voulait être belle, la légende veut qu’à peine fini, il fut vendu, à quoi ça tient. Tandis qu’elle parle, elle s’empare des petits bacs en bois alignés là sur le bureau,  » commandes « ,  » pierres « ,  » polissage « ,  » serti « ,  » super urgent « , elle trie, classe, gère, pense à trois choses en même temps, comment réussir, quel casse-tête, à faire descendre le lourd polissoir du deuxième étage et quand, puisqu’il faut honorer les commandes sans s’interrompre malgré la transhumance ? Elle ouvre une boîte en plastique bleu, c’est la sienne, qui contient ses projets en cours, des fermoirs, des mailles et aussi une bague avec un morceau de verre rose et de vrais brillants. Elle se l’était confectionnée pour une soirée à thème, rose comme il se doit. Et comme la couleur de sa 2 CV ou celle de sa monture de lunettes. Marie-France, la pink lady, ça lui va drôlement bien, même si elle s’habille de noir, toujours, pas par facilité ni par goût – elle préfère les couleurs -, mais  » parce qu’alors le bijou ressort mieux « . Justement, dans sa petite trousse vert fluo, ses trésors, qu’elle vous montre avec plaisir : deux gecko, l’un en diamant, l’autre en or mat brut, un fin masque africain qu’elle a poli, douceur incomparable, un collier tour du cou, du sur-mesure, comme tout ce qu’elle fait ou presque.  » Un beau bijou, c’est celui qui vous colle à la peau, estime-t-elle. Il ne doit jamais vous déguiser, ni vous donner l’impression de porter celui de votre grand-mère.  » Logique dès lors qu’elle préfère travailler avec des matières qui n’ont rien de traditionnel, l’ébène, la lave, l’ambre, la corne, parce que  » c’est léger et très chaud « . Elle y ajoute volontiers des éléments en or qu’elle sculpte,  » c’est mon grand truc ! « , enfile le tout sur passementerie, souvent, afin que ses bijoux soient modulables – un collier qui se mue en broche ou s’offre un pendentif. Elle ouvre un pli, petit papier blanc qui contient des diamants, les trouve  » vilains  » ceux-là, mais c’est pour cette raison qu’ils sont  » intéressants « , elle veut les poser sur de l’or brun, avec des labradorites,  » comme ça  » – et le métal caméléon prend soudain vie sous ses doigts. Comme tout ce qu’elle touche. Les fées, cela ressemble à Marie-France, demandez donc à cet ado en dialyse qu’elle avait rencontré à l’hôpital et qui rêvait d’aller voir un match de foot puis de rencontrer Justine Henin.

LA MAIN DE L’ARTISAN

Qu’elle parte s’installer à Tour & Taxis sonne comme une continuité dans son histoire bruxelloise, Marie-France Vankueken a toujours été  » fascinée  » par ce bâtiment, ses briques rouges, la vue sur le canal. Son nouvel atelier, elle l’a voulu sobre, contemporain, pratiquement vierge, béton lissé, parois brutes, vieille foreuse en guise de seule déco, et au milieu de ces 220 mètres carrés, les tables de travail de ses ouvriers, qui poliront, sertiront, martèleront, tailleront, façonneront au vu et au su de tous, parce qu’elle trouve ça beau.  » Mettre en valeur le travail manuel et la main de l’artisan « , c’est elle qui souligne. Sur la mezzanine, elle s’est réservé un petit espace, pour son établi et toutes ses perlouzes, comme elle dit. Au mur, peut-être, un tableau de son géniteur, un seul, un jovial bestiaire, dans un théâtre à l’italienne avec rideau de velours rouge, où l’on voit un cochon, un éléphant, un zèbre, bref, une belle ménagerie écouter un orchestre de pingouins et de pélicans dirigés par un singe concentré. Ou alors cet autre, le plus connu des tableaux du paternel : Le mariage de Médor et Poussy. Comme un clin d’£il qui pétille, geste à l’appui.

Carnet d’adresses en page 92.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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