Au nord-ouest de l’île, on peut embarquer à Nosy Be pour une croisière en boutre traditionnel le long de côtes sauvages et d’archipels paradisiaques. Pour imiter Robinson Crusoé au rythme du soleil, du vent et de la mer. Un voyage très slow, à la rencontre des populations locales et de leurs traditions ancestrales.

Comme chaque soir, le crépuscule repeint le ciel d’une palette de couleurs vives. Les nuages de chaleur se parent de violet intense, de pourpre éclatant, d’orange flamboyant et s’admirent dans le miroir cristallin des eaux qui nous entourent. C’est Monet colorié par Gauguin. Nous quittons l’océan pour nous engouffrer dans l’estuaire du fleuve Baramahamay et nous frayer un chenal dans la mangrove, parmi les racines de palétuviers qui bordent les canaux de plus en plus serrés de l’inextricable delta. De temps à autre émerge la tête d’une tortue marine plus curieuse qu’effrayée. La croisière ne s’amuse pas seulement : elle vibre au rythme de la nature.

On touche terre, nous voici à destination. Tout au fond d’un bolong si étroit que Claude, le barreur, a failli le rater, quelques cases sur pilotis trahissent la présence du village d’Ambariomena. Les pêcheurs nous accueillent en brandissant fièrement les énormes crabes qu’ils s’apprêtent à cuire. Une femme en boubou pile du riz. Des poules courent en tous sens. Des enfants rient, nous tendent des coquillages précieux. Nous venions voir le roi : Momad 1er n’est pas là. Il est parti pour affaires à Nosy Be, la grande île presque voisine, à deux jours de pirogue.

Le long de ces 500 kilomètres de côte malgache découpée au nord-est de la Grande Terre – ainsi les insulaires appellent-ils la quatrième plus grande île de la planète -, on ne se déplace qu’en bateau. Ni route ni piste pour accéder aux innombrables villages de brousse qui parsèment le littoral. Monarque traditionnel sans pouvoir politique puisque le pays est une république, Momad ne règne pas, il n’est qu’une autorité morale dans la région. Le président non plus. Ici, c’est l’océan qui est souverain.

Les seules embarcations qui l’affrontent sont des bateaux traditionnels en bois, frêles pirogues à balancier pour la plupart, munies d’une voile de fortune. On rêve à l’époque – pas si lointaine – où les pirates sillonnaient encore le canal du Mozambique, ce morceau d’océan Indien qui sépare Madagascar du continent africain, les cales chargées d’armes, d’esclaves, d’or et de perles. En fait de trésor, les nôtres ne contiennent que nos bagages, nos palmes, masques et tubas. Plus les réserves de nourriture et le matériel de bivouac et de pêche nécessaires pour jouer les Robinson pendant une semaine d’aventure. Nous naviguons en boutre, aux bons soins du capitaine Joe Black et de son équipage sakalava, l’ethnie dominante de la région. Une semaine ou l’éternité : ici on vit hors du temps.

BONJOUR, COMMENT ÇA VA?

Nous avons embarqué un matin au lever du soleil sur une plage de Nosy Be, parfois considérée comme le Saint-Trop’ malgache. À tort : cette île au charme suranné attire plus les vieux beatniks sur le retour que les jeunes dandys fortunés ou les stars en mal de pub. L’ambiance y a un côté décadent mais toujours chaleureux. Un parfum boucanier, quand les BBQ fument le dimanche sur la plage… C’est Nicolas, un ancien skipper français installé ici voici douze ans pour communiquer aux voyageurs son amour de la région, qui nous briefe, avec son associée Dominique. Ascétique, la peau tannée, le regard bleu océan, il possède aujourd’hui sept pirogues et deux boutres, construits à la main selon les méthodes traditionnelles locales sous la houlette d’un maître charpentier du village du roi Momad – raison de notre visite.

 » Bonjour, comment ça va ?  » se dit  » Karakory « , en malgache. C’est le nom de notre bateau, un magnifique boutre de 15 mètres capable d’embarquer jusqu’à douze passagers et six hommes d’équipage. Longtemps, ses semblables ont sillonné l’océan Indien. Avec leur proue effilée, ces voiliers arabes traditionnels en bois, originaires de la mer Rouge et gréés d’une ou plusieurs grandes voiles triangulaires, s’avèrent de fins coursiers avec leur proue effilée. Ils ne craignent pas les éléments déchaînés. Bâtis surtout pour le transport de marchandises, ils ont cependant été progressivement remplacés par des bateaux à moteur plus puissants et modernes. Seuls les marins et pêcheurs les plus pauvres de cette partie du globe les utilisent encore, et ceux qui restent attachés à leurs traditions ancestrales. On en croise donc encore beaucoup dans les eaux translucides mais parfois agitées qui baignent Madagascar. Le nôtre a fière allure, avec sa coque jaune et rouge et sa grand-voile de coton blanc.

Le principe du périple est aussi simple qu’alléchant : nous embarquons pour une semaine de cabotage entre la côte et les nombreux archipels de la région, dont celui des îles Radama au c£ur d’une réserve naturelle, sur une distance d’environ 500 kilomètres, au gré du vent et des marées. Chaque soir, nous planterons nos tentes sous les badamiers d’une plage différente, parfois totalement déserte, parfois aux abords d’un village de pêcheurs dont nous partagerons le quotidien. On mange le produit de notre pêche, on se lave à l’eau des sources et le soir, on compte les étoiles avant de se laisser bercer par le ressac pour un sommeil réparateur, coupés de la fureur du monde civilisé…

Nous ne sommes pas totalement livrés à nous-mêmes pour autant. Joe Black, qui a roulé sa bosse jusqu’en Russie où il a étudié, dirige un équipage de cinq marins confirmés qui seront nos compagnons de mer tout au long du périple. Il y a Odilon, le jeune mousse au sourire désarmant et à la chansonnette facile, devenu père juste avant le départ ; Mustapha le cuisinier musulman, spécialiste du mérou grillé et des beignets au miel au petit déjeuner ; Claude, le second taciturne, qui ne commence à rayonner que lorsqu’il sort sa guitare le soir au coin du feu ; Didier, le plongeur aguerri, qui nous initiera à l’art de traquer la langouste, le poisson perroquet et le barracuda pour le repas ; Abdu, l’homme à tout faire responsable de l’annexe, cette barque à moteur accrochée au bateau pour faciliter les débarquements.

UN BîUF AU COIN DU FEU

Trois hommes, quatre si le vent se lève du pied gauche, sont nécessaires pour man£uvrer la grande voile en coton. Mais en dehors de la saison des cyclones, qui court de janvier à avril, les conditions de navigation sont plutôt clémentes. Un solide moteur d’appoint compense les sautes d’humeur d’Éole. On vogue en général 3 ou 4 heures chaque matin, entre une côte magnifique découpée par le massif volcanique de Tsaratànana et une myriade d’îlots paradisiaques. Le pont du boutre est plat, on s’y prélasse sur des coussins et des tapis, à l’ombre d’une toile tendue ou de la voile, abreuvés de fruits exotiques et d’un cocktail à base de rhum arrangé dont notre quartier-maître a le secret.

Dès que l’envie nous prend, on s’offre une plongée dans l’aquarium géant parcouru de récifs coralliens. Toute la faune et la flore de l’océan Indien sont représentées sous la surface translucide. Le masque et le tuba suffisent, pas besoin de bouteilles pour admirer les abondants anémones et coraux, suivre une tortue géante à la trace, fendre des bancs de poissons multicolores, traquer la murène ou s’effrayer des (petits) requins et des méduses pourtant inoffensifs. Ni pour chasser au fusil de pêche les spécimens qu’on fera griller plus tard au feu de bois ou que Mustapha cuisinera en daube, dans une succulente sauce au curry.

À midi, on se restaure en général copieusement sur le bateau, ancré au large du bivouac qu’on s’est choisi pour la nuit. Puis on débarque. Et pendant que l’équipage installe le campement et les nattes sur lesquelles nous dînerons puis veillerons sur la plage, Joe Black nous emmène explorer la terre, la machette à la main. À la recherche des lémuriens, caméléons ou chauves-souris géantes. Parfois on tombe sur un village, dont les enfants s’effrayent de nous voir arriver – dans ces villages de brousse, raconte notre guide, on menace les enfants pas sages d’appeler le  » vasaha « , l’homme blanc, pour les punir ! – mais se laissent vite apprivoiser.

Les touristes sont plutôt rares dans ces zones reculées où la vie s’écoule selon les traditions séculaires, au rythme de la pêche et des cultures. Où les hommes, quand ils ne sont pas à bord de leurs frêles esquifs, papotent, fument et jouent au foot sur la plage pendant que les femmes préparent la tambouille au feu de bois, sur le pas de leurs cases en planches ou en torchis… Certains villageois nous rejoignent parfois au crépuscule pour improviser un b£uf au coin du feu avec des instruments de fortune. Le langage devient universel. Et la musique résonne sûrement jusqu’au continent, tard dans la nuit.

On se lève le lendemain avec le soleil et la couleur de l’aube, prêts à embarquer pour une nouvelle journée d’exploration. La promenade matinale sur la plage infinie, au sable blanc immaculé, est propice au ramassage des plus beaux coquillages dont on puisse rêver, cônes multicolores, tourelles translucides, bénitiers massifs et porcelaines tachetées. Et quand on lève l’ancre pour s’éloigner de la côte, il n’est pas rare de côtoyer un banc de dauphins. De quoi mettre du baume sur nos piqûres de mukafus, ces mouches des sables microscopiques qui  » se prennent pour des moustiques le jour « , dixit Joe Black. Un bien maigre désagrément. Au bout du voyage, le plus dur, en fin de compte, c’est le retour à la civilisation.

PAR PHILIPPE BERKENBAUM

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