PLATS DE RÉSISTANCE

Balls & Glory, roi des boulettes, mise à Bruxelles sur une déco industrielle. © DINETTE STUDIO

Une nouvelle génération de restaurateurs se dresse face à la crise, à la morosité et à cette mondialisation galopante qui précipite nos traditions dans l’oubli. Leur antidote ? Les recettes de grands-mères et la gastronomie populaire, remises au centre des assiettes avec ce qu’il faut de style et de bon goût, y compris dans la déco des lieux.

Si Proust avait sa fameuse madeleine, nous disposons de tout un arsenal de bons petits plats, simples et roboratifs, qui rappellent immanquablement les plaisirs insouciants de l’enfance et la Belgique de Papa. Boulettes ou stoemp, poulet-frites ou pistolets, ces merveilles de comfort food réchauffent le corps comme le coeur en ces temps troublés, et Bruxelles a vu fleurir ces dernières années un nombre réjouissant d’établissements qui leur sont exclusivement consacrés. A leur tête, une nouvelle génération de patrons partage maints points communs, au-delà de celui qui les a vus profiter de l’engouement pour des tendances telles que la street food ou la bistronomie. Premièrement, ils se sont réapproprié une préparation traditionnelle, indissociable de goûteux souvenirs familiaux, et cultivent un respect de l’authenticité qui n’empêche pas un traitement moderne et des variantes créatives. Deuxièmement, ils pratiquent la même exigence quant aux produits qu’ils travaillent – frais, locaux, traçables, soit conformes aux exigences de la clientèle actuelle – et développent un concept d’apparence basique, à travers une carte resserrée mais régulièrement ouverte aux combinaisons. Et last but not least, ils ont parfaitement intégré l’importance d’une déco élégante mais efficace, sans hésiter à impliquer les jeunes talents du cru – un moyen supplémentaire de réaffirmer leur belgitude.

HAUT LES MAINS !

Il n’en faut pas plus pour nous donner l’envie d’une virée gourmande dans le centre de la capitale, à la rencontre de ces lieux dont les vieilles recettes attirent bonnes fourchettes et jeunes branchés. Première escale à deux pas du Sablon, chez Pistolet Original, sur un coin de la rue Joseph Stevens, où l’on remarque de loin le store-banne écarlate au lettrage rétro et les chaises et tables Luxembourg, que Fermob créa pour les jardins du même nom. A l’intérieur, tout ou presque est carrelé de rouge et blanc, mis à part le large comptoir vitré, et des mots tels que  » kip kap  » ou  » pintje  » ornent la table centrale.  » J’ai voulu retrouver cette ambiance des petits commerces de quartier, des anciennes boucheries-charcuteries. Nous y sommes parvenus, avec notre architecte Céline Vanderstraeten et Cécile Grosjean, qui m’a aidée à trouver les détails, à peaufiner le feeling.  » Ces mots sont ceux de la maîtresse des lieux, Valérie Lepla, active dans l’horeca depuis des années via son agence de communication Cinna, et qui s’embarqua dans l’aventure Pistolet Original après s’être posé une série de questions :  » Où en est notre petite restauration ? Comme toutes les grandes villes, Bruxelles s’est ouverte à la cuisine du monde et ça a été formidable d’avoir hamburgers et hot dogs, puis pizzas, pitas ou dürüms. Il nous reste les friteries, mais après ? Rien, à part des sandwichs et des mauvaises salades, remplies de sucres et d’additifs.  »

Au moment de choisir le délice qu’elle réinvitera, elle se rappelle du pistolet d’antan, celui du  » repas tartine à la belge « , ce brunch familial où il se consommait sucré ou salé, et se met en tête de le retrouver. Déterminée, Valérie Lepla parcourt le pays entier, pour constater que son précieux petit pain a disparu de la circulation.  » Tout ce que j’ai déniché, c’était des trucs ronds, gonflés aux levures chimiques : du vent, sans texture, sans mie, sans goût, et sans fente « , déplore-t-elle. Car la fameuse  » fesse  » du fameux petit pain doit se faire à la main, opération fastidieuse qui n’emballe pas les producteurs –  » ils m’ont ri au nez « , dit-elle. Qu’à cela ne tienne, avec la complicité de l’artisan boulanger Yves Guns, elle met au point sa propre recette. Puis elle s’éclate au moment d’élaborer la carte, pour (se) faire plaisir avec des matières premières de qualité et de saison : rollmops et maatjes, américain avec de la vraie viande belge, idem pour le steak des hamburgers, dont le bacon est en fait  » un bon lard fermier « . Quant à la salade de crabe, elle ne contient pas de surimi, mais du tourteau.  » Tout est 100 % belge, à l’une ou l’autre exception près « , précise-t-elle avec fierté. Et si ses suggestions s’avèrent plus chères que ce que vendent d’autres snacks, tant pis. Valérie a pris ce parti :  » Je peux justifier chaque choix et démontrer la qualité de mes produits. Et rappeler qu’une demi-baguette pleine de levures chimiques, cuite et re-cuite, ça aura l’air plus volumineux mais ça ne pèsera pas plus et ne nourrira pas.  »

Ouverte il y a trois ans, la première adresse a vu arriver une seconde succursale, dans le quartier Schuman,  » malgré le contexte de crise, les attentats et les problèmes de mobilité, qui nous ont fait perdre un an « . Parrainée dès son inauguration par des pointures comme Pierre Wynants et Freddy Vandecasserie – six étoiles à eux deux -, l’enseigne invite des chefs tels que Lionel Rigolet, Stéphane Jacobs ou Christophe Hardiquest à réinterpréter ce classique. La dernière collaboration en date, avec Dirk Myny des Brigittines, a accouché du Zenne Pistolet Cantillon,  » un pistolet d’hiver chaud et généreux, au boudin noir de Bruxelles et choux cuit dans de la gueuze Cantillon. On veut l’imposer comme le hot dog bruxellois « , s’enthousiasme Valérie Lepla. Après dégustation, on confirme qu’il a ses chances de devenir incontournable.

OH LA BOULETTE !

Direction la Bourse à présent, face à laquelle vient de s’installer Balls & Glory. Nous aurions également pu nous rendre chez Ballekes, autre éminent spécialiste de la boulette, mais c’était l’occasion de découvrir cet établissement inauguré en septembre dernier. Après Gand, Anvers, Louvain, Eindhoven, c’est la sixième ouverture de la marque en à peine quatre ans ; et la deuxième à Bruxelles, l’autre se trouvant à côté du KVS.  » L’horeca connaît des temps difficiles mais, pour nous, c’était une raison de plus de prendre cette décision d’ouvrir ici, explique Wim Ballieu, fondateur de Balls & Glory et lui-même habitant de la capitale. Nous avons choisi de nous installer juste à côté de la Bourse car c’est un symbole de l’unité de notre pays pour ses citoyens, et ça rejoint totalement les messages de tolérance et de solidarité que nous faisons circuler à travers notre projet  » – à savoir hospitalité, slow food… et boulettes pour tous.

Lors de notre visite en ce vendredi midi, l’endroit d’inspiration rustique, avec accents industriels – tuyaux apparents, carrelage noir brillant aux murs, néon aux initiales de la chaîne -, est littéralement bondé. Plus une place de libre sur la longue table commune où, en toute convivialité, des clients se passent corbeilles de fruits frais en libre-service et cruches d’eau parfumée, offertes elles aussi. Malgré une cinquantaine de couverts, il n’y a que deux personnes pour assurer le service.  » Mais des renforts arrivent « , nous rassure-t-on. Aux fourneaux, tout sourire en dépit du rush, Flaviano dresse des assiettes réalisées par Piet Stockmans pour Serax. Ici aussi, un maximum d’éléments sont belges, et les produits pour la plupart issus en droite ligne de la ferme. Le visiteur est invité à faire son choix entre quatre types de préparations – Pork Original, Pork Classic, Chicken et Veggie – accompagnées de stoemp ou de salade. En tout, une vingtaine de boulettes différentes et la carte varie tous les jours – après en avoir goûté trois – Jambon/poireau, Champignon/ truffe et une arancini, boule de riz d’origine sicilienne – on n’a qu’une envie : repasser en vitesse pour rencontrer leurs petites soeurs Poulet/Pommes, Tikka Masala ou Béarnaise. Entre autres.

PAS SEXY, LE STOEMP ?

Notre périple gourmand se poursuit avec une visite à Madame Chapeau, personnage bien connu du folklore bruxellois, dont la statue de bronze n’est distante que d’une centaine de mètres de  » son  » restaurant. On y est accueilli par le patron, Jean-Christophe Wagner, qui nous raconte la genèse du projet :  » On avait envie de lancer quelque chose de typiquement bruxellois. On s’est dit :  » Tiens, ce stoemp, qui est sur tous les menus mais reste connoté cantine, scolaire ou populaire, est-ce qu’on ne pourrait pas l’emmener plus loin ?  » Alors on a lancé le défi à notre chef de le rendre plus sexy – et il l’a relevé.  » Avec son associé, il réalise un rêve de gosse en ouvrant Madame Chapeau, il y a un an et demi.  » Dès le premier jour, on affichait complet, se souvient-il. On s’est aperçu qu’il y avait toute une communauté de fans de stoemp, qui est venue tester l’endroit et l’a validé.  » Ce carton plein des premiers mois leur permet de surmonter une année chahutée par les problèmes de sécurité et de mobilité :  » On devait ouvrir une deuxième enseigne mais il a fallu attendre un peu. On repartira de plus belle en 2017, peut-être même à l’étranger. On se bat pour que Madame Chapeau puisse faire partie du nouveau visage de Bruxelles – c’est important à l’heure où tant de vitrines locales laissent place à des enseignes internationales commerciales. Et puis, on pense que  » Belgique = frites « , or c’est toute la patate qu’il faut célébrer ; d’ailleurs le stoemp est  » plus bruxellois  » que les frites, nées dans la vallée de la Meuse.  »

Dans la lignée des lieux de bouches remarqués au cours de notre balade, Jean-Charles Wagner défend le recours à des cartes restreintes :  » C’est normal que l’on s’en tienne à un type de plat ; la restauration actuelle ne permet plus d’avoir des milliers de propositions si l’on travaille des produits frais et qu’on a l’envie de faire ça bien. Ici, tout est réalisé à la minute.  » Et tandis que le patron s’éclipse en cuisine pour joindre le geste à la parole, un couple attablé se retourne vers nous :  » C’est délicieux ! On reviendra ! « , nous glissent-ils spontanément, enchantés par leur repas. A notre tour de déguster : chicon-tartufata, suivi de carotte et poireau.  » En dessert « , une petite surprise, le stoemp Spéculoos. Verdict ? Une tuerie, comme on dit. Avec en bonus un cadre agréable et l’enthousiasme des équipes.  » Le chef et les patrons sont belges, mais le chêne ou le schiste du bar aussi ! Le restaurant a été le premier projet solo d’une jeune architecte d’intérieur, collaboratrice du cabinet de Michel Penneman, Jade Vijt, tandis que les lampes et portemanteaux ont été imaginés par un autre jeune designer, Julien Renault.  »

Pour bien faire, on aurait aimé compléter la tournée par un saut au KipKot, rôtisserie  » typiquement belge « , où l’on dore à la perfection le coucou de Malines, volaille charnue et particulièrement savoureuse, connue sous le nom de  » poulet de Bruxelles  » au début du siècle dernier. Outre le fameux volatile, on aurait pu s’y laisser tenter par les suggestions, vol-au-vent, nuggets ou salade César, accompagnés de sauces maison – parmi lesquelles la déjà légendaire Dr Jappy – et de pomme de terre, en frites ou  » pétée  » au four. Mais la taille du présent article a ses limites, tout comme notre estomac. Ce sera donc pour la prochaine fois.

PAR MATHIEU NGUYEN

PROUST AVAIT SA MADELEINE, NOUS AVONS BOULETTES, STOEMPS, POULET-FRITES ET PISTOLETS.

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