L’auteure du très remarqué Sept mers et treize rivières est de service pour la rentrée littéraire. Assaisonné comme un faux polar, En Cuisine décortique la crise existentielle d’un chef un peu paumé, un peu naze. Un pavé copieux à l’arrière-goût sweet and sour.

Avant même de publier son premier roman, le somptueux Sept mers et treize rivières (Belfond pour la traduction française, 2004), Monica Ali se voyait, sur la seule base de quelques nouvelles, propulsée par la revue britannique Granta parmi les 20 meilleurs espoirs littéraires de sa génération. Elle ne déçut ni le jury du Man Booker Prize qui la plaça dans le pool serré des finalistes, ni la critique, qui fut dithyrambique, allant jusqu’à la comparer à Zadie Smith et même Salman Rushdie. Visage de l’Angleterre multiculturelle comme ses deux prestigieux collègues, Monica Ali est née en 1967 à Dacca (Bangladesh). Londonienne depuis la petite enfance, elle campe son premier livre à Brick Lane, le  » Banglatown  » des rives de la Tamise. Sept mers et treize rivières, ce récit tout en délicatesse et humour rentré, interroge à travers le regard de Nazneen, une jeune femme débarquée de son Bangladesh natal pour épouser un homme qu’elle ne connaît pas, les fantasmes d’intégration, la désintégration des illusions. Après Café Paraiso, un recueil de nouvelles mélancoliques comme un fado pur-sang, mais passé un peu inaperçu, En cuisine nous arrive, chaudement traduit pour la rentrée littéraire d’automne.

Gabriel Lightfoot est un aspirant grand chef aux commandes des cuisines de l’Imperial Hotel, établissement londonien au prestige un peu décati. Quadra ambitieux, drapé dans une solide carapace d’assurance, l’homme a bien quelques soucis, une calvitie naissante, une brigade bigarrée et aussi délicate à gérer que du lait sur le feu. Mais en attendant de trouver mieux à se mettre sous la dent, les jours passent et se ressemblent. Survient la mort d’un plongeur ukrainien, dont le cadavre est découvert, un matin, dans la cuisine du resto. L’événement, a priori étranger à son bien-être, va déclencher chez Gabriel une suite de remises en question radicales. Le visage de cet anonyme, comme il en pullule dans les coulisses pas très nettes du travail à Londres, vient le hanter dans ses cauchemars, incarnant une culpabilité de plus en plus obèse et encombrante. La crise couvait, elle lui explose à la face : sous l’effet d’une prostituée biélorusse vraisemblablement liée à la mort du plongeur et pour qui Gabriel nourrit des sentiments ambigus, son couple se lézarde. Sa stratégie de sortie est compromise, mettant à mal ses rêves de gosse. Son père, mourant, l’étouffe de remords. En bon français, on appelle ça la midlife crisis.

En miroir de la profonde dépression qui guette Gabriel, Monica Ali décrit une société sous tension où le monde du travail broie les vies autant qu’il leur est nécessaire, où la famille est à la fois doudou éponge-douleur et source abyssale de souffrance. Il fallait choisir le décor d’une cuisine, temple consacré de l’art de vivre et du réconfort, pour souligner avec plus de force encore l’ironie fatale de l’existence. Rencontre, à Paris, avec une auteure cool et ferme.

Pourquoi avoir campé votre roman en cuisine ?

Les cuisines de restaurant possèdent un haut potentiel narratif. Il y a d’abord les rapports de force induits par une hiérarchie bien réelle. Ensuite, que vous soyez à Londres ou à New York, on y trouve toutes sortes de nationalités réunies dans un périmètre restreint, ce qui est aussi très riche narrativement. Et puis, je voulais contrebalancer l’image idyllique qu’on donne du secteur avec tous ces shows télévisés autour des chefs. Je voulais aller voir ce qu’il se tramait réellement derrière le rideau trop propret. Comme tout le monde, lorsque je vais dîner dans un bon resto, je suis plus préoccupée par le contenu de mon assiette que par ce qu’il se passe en sous-sol. Mais parfois, c’est intéressant de se questionner sur les coulisses, et le roman a là un rôle à jouer. C’est sans doute le c£ur moral de la fiction que de permettre au lecteur de se projeter dans une autre réalité, de se glisser dans la peau de quelqu’un d’autre.

Votre héros, Gabriel, est chef dans le restaurant d’un grand hôtel londonien. C’est aussi un quadra en crise existentielle. Précisément, qu’avez-vous éprouvé à vous mettre dans ses pas ?

Je ne me suis jamais sentie aussi proche d’un personnage – même de Nazneen dans Sept mers et treize rivières. Gabriel a mon âge, il a grandi comme moi dans une ville textile du nord de l’Angleterre ; il vit à Londres, il a la quarantaine. Et puis, c’est vraiment quelqu’un avec qui je me sens en phase. Il désire contrôler sa vie. Mais en même temps, bien qu’il ait du mal à l’admettre, il est sans doute bien plus guidé par ses sentiments que par quoi que ce soit d’autre.

En cuisine est également un roman sur le monde du travail, que vous décrivez de façon plutôt dure. À cet égard, regrettez-vous que vos enfants soient nés à notre époque ?

Dans le livre, il y a une conversation entre Gabriel et son père autour des valeurs, nouvelles et anciennes, sur le rapport entre le travail et la société, le travail et la vie privée. Le père, que Gabriel trouve un peu vieux jeu, défend des valeurs de loyauté et d’engagement qu’il pratiquait de la même manière au boulot et à la maison, pour les transmettre à ses enfants. Gabriel, comme beaucoup de ses contemporains, considère différemment cette articulation entre boulot et famille. Il a plus de flexibilité et de liberté, ce qu’il vit comme quelque chose de positif, mais les temps sont aussi de plus en plus compétitifs, on est perpétuellement face à des défis pour survivre. Face à cette nouvelle donne, il se pose alors la question complexe des valeurs qu’il transmettrait à ses enfants s’il en avait.

Comme dans Sept mers et treize rivières, le thème de la famille est ici central. Cette dernière constitue-t-elle un des derniers remparts contre l’individualisme, selon vous ?

Au début de l’histoire, Gabriel est vraiment dans le self-control. Puis on découvre le cadavre d’un plongeur ukrainien dans la cave de son resto, sa carrière est de plus en plus rude, son père est malade, il trompe sa copine, bref, il est sous pression. À partir de ce moment-là, il commence à se demander ce qui compte réellement à ses yeux. En se posant toutes ces questions, il retourne vers sa famille, qu’il avait un peu mise de côté. Il essaie de se reconnecter avec lui-même et de renouer avec ses proches. Mais si la famille lui apporte un certain réconfort, il se rend compte qu’elle le fait aussi souffrir dans ce qu’il est profondément en tant qu’individu. Nous avons tous plusieurs identités à assumer. Ce caractère pluriel est à la fois libérateur et déstabilisant. Il induit de grandes tensions.

Plus globalement, peut-on lire ce roman comme le roman des crises d’identité que traverse notre époque ?

L’histoire personnelle de Gabriel, sa crise identitaire, reflète effectivement de manière plus large les crises d’identité que vit actuellement la société britannique et plus largement l’ensemble des sociétés occidentales.

Considérez-vous le multiculturalisme comme un doux rêve ou un échec ?

Ce qui est bien avec l’écriture, c’est que vous pouvez explorer la complexité du monde en 140 000 mots. Je n’ai pas de réponse en noir et blanc. En Grande-Bretagne, la situation a énormément changé les dix dernières années, la diversité culturelle est encore plus forte qu’avant. On n’en parle généralement que lorsqu’il y a des problèmes.

Votre premier livre a été un succès phénoménal. Le deuxième est un peu passé inaperçu. Comment appréhendez-vous la sortie du  » petit  » troisième ? Sous pression ?

Non, non. Évidemment, il y a une véritable souffrance à accoucher d’un livre, mais c’est également extrêmement cool car avec l’écriture vous jouissez d’une véritable liberté. Vous écrivez ce que vous voulez. Il n’y a donc aucun intérêt à coucher sur le papier ce que les gens pourraient espérer de vous. Autant faire autre chose. Du reste, je suis têtue et contrariante et plutôt encline à faire le contraire de ce qu’on attend de moi. Bien entendu, je ne suis pas maso, je préfère que le public aime mes livres, c’est humain. Laissez-moi vous raconter une anecdote : j’ai donné un séminaire à l’Université de Columbia récemment. J’ai demandé aux étudiants pourquoi ils souhaitaient écrire. Deux réponses : je veux m’exprimer, bien, mais aussi, je veux être célèbre. Si l’on considère le métier d’écrivain comme un des tremplins pour la célébrité, c’est dommage. Ma motivation n’est pas d’être une star, j’écris par nécessité. J’ai la chance d’être publiée, c’est vrai. Mais tout ce qui se passe après l’écriture, quelque part, ce n’est que du bonus.

En cuisine, par Monica Ali, Belfond, 640 pages.

Par Baudouin Galler

Le caractère pluriel de nos identités est à la fois libérateur et déstabilisant.

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