Après des années difficiles, elle a su faire de Versace l’une des griffes les plus désirables du moment. Tête-à-tête à Milan avec la créatrice, qui nous parle de sa mode et de son frère disparu voilà dix ans.

Ses collaborateurs la surnomment  » DV « . Cheveux platine, regard perçant de vraie Calabraise et décolleté de soie noire, Donatella se faufile comme un chat dans l’ancien couvent milanais transformé en temple du glamour. En 1997, tout bascule à la mort de son frère Gianni, assassiné dans sa villa de Miami. L’entreprise vacille : désespoir, dettes colossales, rumeurs de cession… Tenace, obstinée, cette femme a relevé la tête. La blonde  » décervelée  » et  » cocaïnée  » qui fait la joie des magazines people se révèle être un chef d’entreprise redoutable et révolutionne le style de la marque. Graphique et sensuel, son défilé printemps-été 2007 est l’un des plus applaudis de la saison milanaise. Depuis le 7 février dernier, son nom et celui de son frère sont gravés sur les plaques de bronze qui jalonnent Rodeo Drive, le célèbre boulevard de Los Angeles.

Weekend Le Vif/L’Express : Vous venez de recevoir le Rodeo Drive Walk of Style Award. Versace est en pleine renaissance… Enfin, vous savourez votre propre succès ?

Donatella Versace : Quand Gianni est mort, je me suis retrouvée seule, sous les projecteurs, avec une entreprise à gérer sur le plan artistique et financier. Je suis une survivante. Dans le milieu de la mode, personne ne pensait que je pourrais égaler mon frère. Je n’y croyais pas moi-même. On avait travaillé en tandem depuis nos débuts, en 1978, mais, dans mon esprit, Gianni était le génie. Moi, sa muse, sa conseillère, celle qui le poussait à prendre des risques. Pendant très longtemps, je me suis sentie perdue. J’ai tenté de faire les choix que Gianni aurait faits. Lorsque je dessinais, je sabordais chacune de mes idées. J’étais comme paralysée. Un jour, Elton John, le meilleur ami de mon frère, m’a dit :  » Tes créations sont devenues des imitations d’un style révolu. Tu effaces ton talent.  » Petit à petit, j’ai appris à me faire confiance, à suivre mon instinct, sans me censurer. J’ai eu raison.

Aujourd’hui, vous prenez seule chaque décision ?

Jamais ! Versace a toujours été un travail d’équipe. Avec Gianni, nous n’arrêtions pas de nous engueuler sur le moindre détail. La clé de notre succès a été la remise en question perpétuelle. Lorsque, en 2004, après une cure de désintoxication, je suis sortie du gouffre, j’ai repris tout en main et j’ai décidé de changer de collaborateurs. Je me suis entourée de cinq dessinateurs, qui ont des goûts très différents des miens. C’est moi qui dessine, mais je leur demande leur avis. J’exige d’eux une totale sincérité, même si leurs commentaires peuvent être parfois cruels. Mais c’est ce jeu de contrastes, le même que j’avais avec Gianni, qui a donné un nouveau souffle à la maison.

Quand avez-vous appris à dessiner ?

Lorsque j’étais gamine, je regardais Gianni produire des montagnes d’esquisses. Il n’avait pas un talent de peintre. Ses dessins étaient plutôt des gribouillis, mais il arrivait à déposer sur une feuille les images qu’il avait dans la tête. Et puis, je regardais travailler ma mère, Francesca, une fabuleuse couturière. C’était une femme très belle. Elle avait ouvert une boutique à Reggio di Calabria, puis avait commencé à voyager à Londres et à Paris, d’où elle rapportait les robes les plus avant-gardistes des stylistes de l’époque. Elle les vendait avec ses propres créations. J’ai gardé tous ses dessins.

Le côté baroque de Versace semble avoir laissé la place à un style plus sévère… ?

Sévère et sensuel. Les deux ne sont pas forcément incompatibles. Regardez ma dernière ligne pour hommes. Eh bien, elle m’a été inspirée en observant le père Georg Gaenswein, secrétaire du pape. Malgré son austérité, il représente un sex-symbol pour une grande partie des femmes italiennes : son port, son élégance naturelle, ses yeux bleus à la Harrison Ford… Plusieurs des costumes que j’ai dessinés évoquent ce look clergyman.

Des stars qui vous sont proches comme Prince ou Madonna ont-elles influencé votre style ?

Madonna a toujours été à mes côtés, même dans les périodes les plus noires. Souvent, en dessinant, je pense à cette femme en métamorphose perpétuelle. Quant à Prince, il a composé la musique de mon dernier défilé. Dernièrement, il m’a envoyé une démo de morceaux où il mélangeait des suites de Bach et sa musique funk et électro. Ce qui m’a donné l’idée de chahuter des smokings.

Le monde de l’art vous a également inspirée ?

Comme Gianni, j’ai une passion pour la peinture. Je possède une collection de tableaux dont je ne me séparerai jamais : Fernand Léger, Picasso, Schnabel, Mimmo Paladino et Andy Warhol. Mais ceux qui ont le plus inspiré ma dernière collection sont le plasticien Dan Flavin et les suprématistes, comme Malevitch. J’ai repris de Flavin les jeux de lumière qui se dégagent de ses tubes fluorescents. Une robe de soirée doit, par sa luminosité, envahir l’espace, capturer l’£il tout en restant minimaliste, comme ses £uvres. A Malevitch j’ai emprunté ces formes géométriques parfaitement en équilibre et ces couleurs franches. Quant aux chorégraphes, Bob Wilson souhaite que l’on travaille ensemble, ce qui me fait déjà rêver.

Existe-t-il une femme Versace ?

Oui, mais il ne s’agit pas de critères physiques. Aux derniers Oscars, Uma Thurman et Salma Hayek portaient deux robes Versace. Elles sont pourtant très différentes physiquement ! Ce qui les rapproche, c’est leur force de caractère. La femme Versace est puissante intérieurement : elle connaît sa vulnérabilité et assume ses choix. Comme Demi Moore, qui a eu le courage de plaquer le cinéma pendant sept ans pour se consacrer à ses enfants. Le nouveau style Versace leur correspond. Il est moins agressif, moins extériorisé, tout en restant sensuel.

Donatella est-elle une femme Versace ?

Absolument. Avec mes mille et une peurs. Peur de ne jamais être assez. Assez belle, assez mince, assez performante, assez sensible, intelligente… Je ne connais aucune femme qui n’ait pas ces craintes : même la plus extraordinaire des mannequins se trouve des défauts… Chacune de nous cherche à atteindre une perfection.

Vous ne croyez pas à la  » femme naturelle  » ?

C’est un pur mythe ! Il faut tout un art pour apparaître  » naturelle « . C’est d’ailleurs une partie du travail que je mène : créer des vêtements sophistiqués, très stylisés, faciles à porter, mais qui font de l’effet… Ce look clean est très difficile à réaliser. Tout repose sur la qualité du tissu, de la couleur, du choix des motifs. Et surtout sur la coupe, car lorsqu’on crée une robe ou un manteau minimalistes, on n’a pas le droit à l’erreur.

Vous participez donc à toutes les phases de réalisation de vos vêtements… ?

La créativité ne suffit pas ; il faut savoir réaliser ce que l’on imagine. Je suis donc présente dans la conception aussi bien que dans les tâches manuelles. Je drape les tissus sur les mannequins, je choisis les étoffes et, tous les jours, je travaille aux côtés des 60 couturières de la maison. Bien sûr, le prêt-à-porter est réalisé en usine, mais il s’agit de notre propre usine, près de Milan. Le savoir-faire artisanal et le soin de la fabrication restent une grande qualité de la mode italienne.

Votre style s’adresse-t-il à un public international ?

Absolument. Je sillonne les grandes métropoles américaines, asiatiques ou européennes et je regarde les gens marcher dans la rue. La créativité naît de l’observation et des chocs culturels. Nos égéries ont toujours été des stars internationales : italiennes, françaises, américaines…

Vous n’auriez pas envie d’habiller un Prix Nobel ou un politique ?

J’y réfléchis. J’en parle beaucoup avec mon amie Miuccia Prada, une vraie intellectuelle avec qui je partage de longues conversations sur la littérature et la politique. Je suis une fan de Hillary Clinton et j’adorerais transformer son look pour sa campagne électorale. Elle possède bien plus de classe que les tailleurs roses qu’elle porte, et j’imagine exactement le style qui lui conviendrait. Mais, pour le moment, c’est un secret que je ne dévoilerai pas ! Si je parviens à l’habiller, il faudra s’occuper également du look de Bill Clinton, qui laisse à désirer…

Comment imaginez-vous le futur de Versace ?

J’espère que ma fille, Allegra, 23 ans, prendra le relais. Elle a hérité de 50 % de l’entreprise à la mort de mon frère. Pour l’instant, ce n’est pas sa priorité : elle suit des cours de théâtre et de business à Boston. Quant à mon fils, Daniele, 16 ans, il n’a qu’une passion : la musique. Il est chanteur et batteur et, en ce moment, il enregistre son premier disque avec Nucleus, son groupe rock-punk. Je ne sais pas si un jour mes enfants s’intéresseront à notre entreprise, mais ce n’est pas essentiel. J’ai recruté un homme d’affaires redoutable, Giancarlo di Risio, qui a redressé la maison sur le plan managérial. Et nous nous lançons dans de nouvelles aventures : décorer des hôtels – à Melbourne ou à Dubaï – ainsi que des jets privés. L’empire Versace a un futur assuré.

Propos recueillis par Paola Genone

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