» Mode c’est Belge « … Derrière ce slogan empreint d’un sain chauvinisme, notre petit pays allait prouver qu’il savait en découdre sur le plan de la créativité, du savoir-faire, de l’audace et des idées.

L’ ASBL ITCB (l’Institut du textile et de la confection belge), naît en 1980, sur la base du Plan Textile quinquennal émanant du gouvernement (Martens) de l’époque. Ledit plan sera reconduit cinq ans encore, jusqu’en 1991 où il est définitivement supprimé, suite à la régionalisation des compétences politiques. La première mission de l’ITCB consiste, moyennant un budget colossal (140 millions d’euros) accordé par le ministère de l’Economie, à aider les sociétés de fabrication textile et surtout, de confection vestimentaire, à maintenir l’emploi. Près de 120 000 personnes travaillent en effet à l’époque dans ce secteur qui bat dangereusement de l’aile. Ces sociétés ont donc la possibilité de présenter des dossiers à l’ITCB pour solliciter des subventions dans le cadre d’investissements divers : engagement d’un(e) styliste, achat de matériel ad hoc, participation à des foires et des salons du prêt-à-porter à l’étranger, etc.

Outre cette mission purement économique, l’institut décide de développer une stratégie d’ordre à la fois commercial et créatif. Un travail de longue haleine, qui sera confié à un personnage extraordinairement dynamique, et dont le nom reste à tout jamais gravé dans les annales de la mode belge : Helena Ravijst. Celle-ci entreprend d’abord de faire connaître la mode belge dans et hors frontières. A l’époque, la plupart des fabricants du plat pays arborent des noms étrangers tandis que nos compatriotes témoignent d’un manque flagrant de chauvinisme envers l’habillement  » made in Belgium « . A leurs yeux, seul un label français ou italien û ou présenté comme tel û, était synonyme d’allure. Bref, ce qui tient lieu de  » mode belge  » ressemble à un tissu tout décousu…

Conscient que le commerce ne pouvait s’épanouir sans créativité et inversement, l’ITCB, par l’intermédiaire d’Helena Ravijst, va s’attacher à jeter des ponts entre les industriels de l’habillement et les créateurs ou les marques belges de renom. Dans un premier temps, Helena demande donc à des pointures du cru de réfléchir aux problèmes inhérents au marché de la mode belge et aux moyens de donner de l’étoffe à cette mode qui ne manque ni de talents ni de savoir-faire, mais bien d’une reconnaissance (inter)nationale. Parmi les interlocuteurs d’Helena Ravijst figurent Nina Meert, Olivier Strelli, Maggy Baum, le label Cortina cornaqué par Fernand Hollander, le spécialiste du cuir Gruno & Chardin, le fabricant de tissus et de costumes masculins haut de gamme Scabal, la griffe phare Scapa of Scotland fondée par Bryan Redding, ou encore la maison de couture Mies et les imperméables Bartson’s (tous deux disparus aujourd’hui).

Mode ? Mais c’est Belge, évidemment !

Ces diverses réflexions débouchent, en 1982, sur le slogan  » Mode c’est Belge  » qui va s’attacher à donner une image séduisante et forte de notre production et de notre créativité nationales. Pour éveiller la conscience du grand public à la réalité et à la réussite d’une mode belge, l’ITCB met le paquet : campagnes de pub où ladite mode est présentée, au même titre que les pralines ou le lion de Waterloo, comme une fierté nationale, instauration d’une étiquette  » C’est Belge  » apposée dans chaque vêtement entièrement conçu sur notre sol, présence à des expositions de dimension internationale dévolues à la mode et à ceux qui la font, défilés et galas au Japon et à Londres notamment, publication d’un luxueux petit catalogue qui est l’ancêtre du magazine  » Mode c’est Belge « , édité par l’ITCB.

Signalons qu’à la disparition de l’ITCB en 1991, le magazine sera repris par l’éditeur Roularta et publié par  » Weekend Le Vif/L’Express « , le supplément lifestyle de l’hebdomadaire  » Le Vif/L’Express  » et  » Weekend Knack  » pour la partie flamande du pays. Quant au titre-slogan  » Mode, c’est Belge « , il appartient, également depuis 1991, à Créamoda, le nouveau nom de la Fédération de l’habillement.

Le concept de  » Mode c’est Belge  » première formule ? Une publication semestrielle regroupant TOUS les intervenants de la mode nationale. Les créateurs et les marques apportaient à l’ITCB une demi-douzaine de leurs silhouettes ou de leurs accessoires et l’ASBL réalisait gracieusement des photos et des reportages de mode reprenant les produits des intéressés. Cette idée, révolutionnaire, remporte un succès immédiat : tiré à à 50 000 exemplaires au printemps 1983, le magazine est épuisé en une semaine, et l’ITCB doit en rééditer pas moins de 100 000 !

La Canette d’Or, une manne pour la jeune création

La volonté de l’ITCB de souligner la créativité  » made in Belgium  » se concrétise également par le concours bisannuel de la Canette d’Or. Cet événement de prestige qui se déroule pour la première fois en 1982 et dont le coût pour l’ITCB s’élève à 200 000 euros, rassemble tout ce que la mode compte comme happy few. Destinée à booster la jeune création belge, la Canette d’Or récompense la meilleure collection créée et fabriquée en Belgique avec des tissus  » bien de chez nous « . Les participants, tenus de présenter une dizaine de silhouettes où portabilité rime avec inventivité, ont carte blanche côté idées. Le (la) lauréat(e) voit sa collection entièrement produite et distribuée.

Ann Demeulemeester remporte cette première édition qui demeure assez confidentielle ; hormis les aficionados de la mode, le grand public ne visualise pas encore très bien où les  » jeunes pousses  » de la création veulent en venir. Au prix d’un savant lobbying et grâce à l’aide de personnages clés de la mode belge (Linda Loppa, responsable du département de stylisme-modélisme à l’Académie d’Anvers, Solange Schwennicke, PDG de la maroquinerie Delvaux, etc.), la Canette d’Or prend de la bouteille. En 1985, le jury est présidé par Jean Paul Gaultier, star incontestée de la mode pointue. Suivant Ann Demeulemeester, d’autres talents piaffants issus comme elle du département mode de l’Académie royale des Beaux-Arts d’Anvers comme Dirk Van Saene, Dirk Bikkembergs, Walter Van Beirendonck, Martin Margiela, etc. (lire aussi l’article  » Anvers est l’endroit « , pages 22 à 32) remporteront le prix ou seront nominés. Ces distinctions ont d’ailleurs contribué à l’apparition sur la scène de la mode internationale de la fameuse bande des  » Six d’Anvers  » .

En 1989, c’est Véronique Leroy qui remporte la fameuse Canette. Trois ans plus tard, peu après la dissolution de l’ITCB, la dernière Canette d’Or revient à Christophe Charon. Ces deux Liégeois û la première développe des collections féminines, le second habille l’homme û, réussiront ensuite à s’imposer, eux aussi, à Paris.

Convaincue du bien-fondé de la (jeune) créativité nationale, Helena Ravijst propose aux marques et aux fabricants belges de travailler de conserve avec les créateurs. Ainsi, Martin Margiela £uvre chez Olivier Strelli avant de rejoindre l’équipe de Jean Paul Gaultier à Paris. Ann Demeulemeester travaille chez Bartson’s, à l’instar de Walter Van Beirendonck qui signe aussi une ligne de tricots pour Chamail, tandis que Dirk Bikkembergs et Marina Yee sont employés par Gruno & Chardin. Grâce au dynamisme de l’ITCB et du succès de la Canette d’Or, maints talents belges ont pu éclore. Ils disposent aujourd’hui d’un impact remarquable sur la scène de la mode et la personnalité de leur travail vestimentaire a séduit les consommateurs aux quatre coins de la planète.

Des électrons libres

 » Aujourd’hui, la mode a peut-être perdu en frivolité mais elle a gagné en créativité et en liberté. A l’opposé des années 1980, où l’on fonctionnait par diktats (règne des top models, grosses carrures, tailles cintrées, couleurs flashy…), le style contemporain est pluriel, il permet à tous les genres de cohabiter, déclare Olivier Strelli. Une pétillance qui se retrouve aussi, évidemment, dans la mode belge. Moi, je refuse de déclarer que la mode, d’ici ou d’ailleurs, est devenue triste parce que l’économie est en rade.  » La preuve par les différentes collections hivernales signées Strelli (Femmes, Hommes et la ligne mixte H pour F) où le vibrato des couleurs, le noir en tête, et les recherches subtiles apportées aux matières expriment plus que jamais la séduction et le désir de (se) faire plaisir.  » Evidemment, on sait que les consommateurs achètent beaucoup moins de vêtements ces temps-ci, en préférant miser sur les valeurs sûres comme l’immobilier, les enfants ou la nourriture. Bon, ce ne sera pas maintenant qu’on réalisera les meilleurs chiffres d’affaires… mais on a tous connu des hauts et des bas dans ce métier de mode. Et ce ne sera pas le dernier creux de vague.  »

Celui qui parle ainsi fait partie des précurseurs de la mode nationale : avant même que l’ITCB n’ait commencé à travailler l’identité d’une mode belgo-belge, des  » électrons libres « , mus par un brûlant désir d’inventivité, se forgeaient, à la force du poignet, une image de marque très précise et un style qui, pour certain(e)s, brille encore de mille feux au firmament de la mode. La plupart d’entre eux ont connu leur premier essor vers la moitié des années 1970, suivant en quelque sorte la piste des jeunes stylistes français comme Sonia Rykiel, Daniel Hechter ou Emmanuelle Kahn qui avaient secoué le cocotier de la couture française fin 1960. Des talents tels que Maggy Baum, Nina Meert, Olivier Strelli, Fernand Hollander pour Cortina (le premier porte-parole belge du prêt-à-porter haut de gamme) tissent alors les premières  » trames  » d’une mode made in Belgium. Sans oublier, du côté des  » marques à suivre « , Bryan Redding de Scapa of Scotland, Jo Wijckmans de A Different Dialogue, l’équipe lebbekoise de Caroline qui ne s’appelait pas encore  » Biss  » ou encore La Gaviotta dont les chandails colorés seront, à leur tour, l’emblème de toute une génération BCBG.

Courageux, éclectiques, besogneux et brillants, ces  » outsiders  » ont su aussi s’impliquer sans ménager leurs méninges ou leur énergie. Dans les initiatives développées de concert avec l’ITCB, dans des missions de mode auprès de caciques du style : Nina Meert a travaillé chez Emilio Pucci, Cacharel et Daniel Hechter par exemple, avant de commencer sous son nom propre en 1977 et d’ouvrir sa première boutique en 1979. Ils s’impliquent aussi dans la participation à de nombreux concours et festivals liés à la mode, où ces Belges  » du premier bout de la mode  » récoltent prix et honneurs. Un exemple parmi (bien) d’autres ? Le titre de  » talent confirmé  » accordé conjointement à Bryan Redding/ Scapa of Scotland et à Olivier Strelli au Festival international du lin de Monte-Carlo… Mais aussi dans l’art de la polyvalence : Maggy Baum, surnommée  » la Sonia Rykiel belge  » pour sa maestria en maille, enseignera de nombreuses années au département mode de La Cambre et participera, en 2002, à l’élaboration d’un  » Dictionnaire des textiles  » qui fait référence.

Nina Meert a prêté son talent à des disciplines aussi variées que l’art de la table, les robes de mariées, la lingerie et surtout, l’art de réinterpréter les principes de la haute couture dans un prêt-à-porter rafraîchissant (le lin, la soie, la dentelle font partie de ses matières fétiches).  » Je crée pour une femme qui porte le vêtement dans sa vie de tous les jours tout en ayant le sentiment d’arborer une création, et quelque chose de vraiment élégant « , renchérit Nina Meert.

Olivier Strelli, lui, a accueilli dans sa société des futures stars de la mode comme Martin Margiela et des jeunes pousses telles que Chris Janssens qui allait démarrer son propre label à Anvers en 1992. Diplômé en ingénierie textile à l’Académie des Beaux-Arts, Strelli, qui a introduit les chemises de couleur dans le vestiaire masculin en 1974, a d’ailleurs construit un véritable empire autour de son nom : collections femmes et hommes, accessoires, horlogerie, réalisation sous licence de literie et linge de lit signée Strelli pour Beka, nouveau parfum annoncé pour la rentrée et jolis coups médiatiques (il a habillé pêle-mêle les Rolling Stones, quantité d’acteurs de cinéma, la reine Paola, la princesse Mathilde…).

 » Outre les premiers créateurs belges et les initiatives de l’ITCB, ce sont des manifestations comme le Festival international des arts de la mode d’Hyères ou le rôle de l’ASBL Modo Bruxellæ au service des intérêts de la mode bruxelloise, qui ont donné à la mode belge tout son panache  » (lire également l’article en pages 86 et 88 ), souligne Olivier Strelli. Discipline de fer, contrôle de qualité léché, cohérence dans le style et l’image, évolution sans révolution qui passerait mal dans l’esprit du consommateur, souci du détail même invisible, audace mâtinée de raison… Les virtuoses belges du vêtement, à chaque barreau de l’échelle mode, ont donné beaucoup pour leur métier et continuent dans ce sens.  » Ma traversée de plusieurs époques dans mon travail, en tant que créateur de mode, me paraît une éclipse dans la vitesse du temps (…) Je me trouve toujours devant la même feuille blanche, me posant des questions sur ma prochaine collection. Confrontée au même doute, à la même émotion et aux mêmes passions « , affirme Nina Meert. Au fil de ces vingt années, certains ont, bien sûr, loupé des choses ou dû mettre desseins et dessins au placard. Mais ils nous ont transmis un vrai goût, une réelle curiosité et une fierté particulière envers ces créations pensées sur le sol national.

Marianne Hublet

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