A l’ère où le sexe n’a jamais autant été exposé et libéré, on assiste à une véritable crise du désir. Comment expliquer cette extinction et surtout comment ranimer les flammes de la passion ? La thérapeute de couple Esther Perel répond à nos questions… et bouscule les idées reçues.

Aux Etats-Unis, Esther Perel, originaire d’Anvers, est une star des médias. Son pep et ses discours nullement académiques séduisent le public. Membre de l’Académie américaine de thérapie familiale, elle se passionne pour les relations humaines. Dans son dernier livre (*), cette polyglotte aborde la problématique du désir dans le couple. Un sujet d’autant plus sensible que le désir semble aujourd’hui en pleine érosion.  » Pourquoi le sexe et l’érotisme finissent-ils par s’éteindre, même dans les plus grandes histoires d’amour ? Comment conjuguer la flamme passionnée du désir et le confort rassurant du foyer ?  » Ester Perel s’interroge et nous invite à faire preuve de créativité.  » L’intelligence érotique touche plus à l’intuition et à la sensibilité qu’à ce qui est rationnel et cartésien, affirme-t-elle au fil d’un entretien sans tabous.

Weekend Le Vif/L’Express : Qu’est-ce qui vous frappe le plus chez les couples contemporains confrontés à l’érosion du désir ?

Esther Perel : Je m’interroge : pourquoi cette érosion du désir touche-t-elle cette génération post-soixante-huitarde, qui a droit à la contraception, a bénéficié de la libération de la sexualité féminine et porté les idéaux égalitaires ? En dépit des différences socioculturelles, ce trouble intervient là où l’idéal romantique est entré dans la culture. Avant, on cherchait la sécurité auprès de la famille, au sens étendu. En cette époque de familles éclatées, de mouvance des gens et de repères flous, le couple symbolise l’ancre par excellence. C’est pourquoi on exige d’une seule et même personne qu’elle assume non seulement le pôle de stabilité et de sécurité, mais encore celui de la transcendance, du mystère et de l’excitation. Ces deux besoins humains sont en totale contradiction.

Ce paradoxe se retrouve dans le fait que  » la liberté est plus grande, mais la solitude aussi « .

Ironie : la liberté est omniprésente, sauf dans le couple ! On entend souvent que les problèmes relationnels sont à la base des troubles sexuels. Or, il y a beaucoup de couples qui s’aiment, mais qui ne se désirent plus. Malgré une bonne entente, ils rencontrent des soucis dans la chambre à coucher. C’est la dualité amour-désir. Ils sont liés tout en étant en conflit. La perte du désir est une conséquence de la floraison d’intimité et non pas d’un manque d’intimité ! Chercher à combiner passion et stabilité, au sein d’un même foyer, est paradoxal. Avant, la sexualité s’inscrivait dans le devoir conjugal et la reproduction, alors qu’elle est désormais associée au désir. L’envie de l’autre fait partie d’un schéma inédit.

Quel est l’impact de l’évolution de la femme sur cette déstabilisation ?

Deux mouvements ont été influents : celui des gays car il a introduit le concept de l’identité sexuelle, et celui des féministes parce qu’il a permis aux femmes d’être maîtres de leurs corps et de leur sexualité. Les femmes ne sont donc plus sous l’emprise du pouvoir masculin. Or en effaçant et en neutralisant la puissance du désir, on aboutit à l’ennui érotique. Les valeurs démocratiques d’équité et de responsabilité sont magnifiques pour l’entente quotidienne, mais pas pour le lit. L’intensité érotique nécessite la prise de risque, la force, la puissance et l’inattendu.

L’érotisme féminin se distingue-t-il de l’érotisme masculin ?

Les distinctions se retrouvent plutôt au niveau géographique, culturel, climatique et temporel. L’image et les interdits, véhiculés à chaque époque, nous influencent énormément. Il y a donc un mélange de culturel, de biologique et d’inné. Le regard masculin est plus visuel, alors que celui de la femme est plus auditif. De par l’intériorité de ses organes génitaux, la femme ressent la découverte de l’autre de façon plus diffuse, à travers tout son corps. La constitution du désir est néanmoins androgyne. Chacun veut être aimé, admiré, désiré et élu par l’autre. L’érotisme est la sexualité transformée par l’imagination.

La perfection ambiante est-elle castratrice pour le couple ?

Si les magazines se font si souvent l’écho des préoccupations sexuelles, cela signifie que ce n’est pas si simple. Ce livre ne tend pas à donner des recettes pour épicer le désir, mais à comprendre ce lien d’un point de vue sociologique et personnel. Je ne nie pas le stress et la fatigue actuels, mais une excitation suffit à les chasser. Si on se sent désiré, on est d’emblée éveillé. Cette vibration vitale est le sens même de l’érotisme. Ce qui tue le désir, c’est la peur. Amener la luxure chez soi est le dernier des tabous. Dévoiler son Moi érotique et sauvage touche à l’intégralité de notre image et à celui ou celle que nous sommes vraiment. D’où la peur de ridicule et de rejet.

Pourquoi estimez-vous que  » l’imagination est le principal moteur du désir  » ?

Ne sommes-nous pas les seuls animaux à faire l’amour dans nos cerveaux ? Le désir est une production imaginaire, qui consiste à s’inventer soi-même et à attiser la curiosité de l’autre. Si on croit qu’on n’a plus rien à découvrir et à apprendre de l’autre, on est voué à une relation qui tombe à plat. Tant la littérature et le cinéma érotiques que les films X peuvent susciter l’imagination. Ces expressions montrent à quel point nous sommes à la recherche du désir. Pour le maintenir, il faut titiller et entretenir son imaginaire.

Dans l’intimité des couples, on assiste à des intermittences du désir. Certains s’en accommodent, d’autres en souffrent…

Ceux qui ont manqué de sécurité et qui la trouvent, le ressentent comme une chance. On peut très bien fonctionner dix ans dans cet amour routinier, mais ce n’est pas du désir. Celui-ci est irremplaçable parce qu’il nous maintient en vie. L’arrivée d’un enfant marque un tournant. D’autant qu’aujourd’hui, la survie de la famille dépend du bonheur du couple. C’est dire si celui-ci doit bien fonctionner. En donnant tout à l’enfant, on fait passer l’énergie érotique chez lui. On reçoit tant de choses en retour, qu’on n’a plus besoin de s’investir ailleurs. Beaucoup de femmes sont tiraillées entre maternité et sexualité. Mettre son désir entre parenthèses est réalisable, mais il va resurgir une fois que l’enfant est ado. Face à l’éveil de son corps et de sa sexualité, le parent est brusquement renvoyé à la sienne.

Vous affirmez pourtant que ce n’est pas l’enfant qui éteint la flamme. Ce sont les parents qui ne savent pas l’entretenir.

Il est vrai que dans cette phase, dénuée de désir, il faut faire un effort conscient, volontaire et prémédité. C’est à eux de recharger les batteries du désir. Comment ? En créant un espace sacré, qui n’appartient qu’à eux et où ils prennent le temps de parler et de s’aimer. L’intelligence érotique touche plus à l’intuition et à la sensibilité qu’à ce qui est rationnel et cartésien. Elle englobe la culture du désir et du plaisir. Parler le langage de l’autre va bien au-delà des mots. Tout s’exprime à travers le langage du corps. On se donne avec son corps, qui révèle la tendresse, la vulnérabilité, le malaise, la douleur et la joie.

Vous nous encouragez donc à  » créer un nouvel art d’aimer au xxie siècle « . Lequel ?

La solitude est une nouvelle donne dans nos sociétés… Avant, l’amour était une question d’épanouissement émotionnel. Désormais, nous l’implorons aussi de nous libérer de la solitude : en demandant à une seule personne de nous offrir tout cela, nous donnons encore plus de poids à l’amour. Or de même que les animaux refusent de procréer en cage, cette  » captivité  » finit par étouffer le désir. L’intimité n’est pas la surveillance ! Le défi ? Comprendre qu’une même personne ne peut pas tout nous offrir ! L’idéal romantique des débuts nous situe, certes, dans la complétude, mais il n’est qu’illusoire. N’exigez jamais de l’autre qu’il sacrifie sa liberté au nom de l’amour. Chacun d’entre nous doit être responsable de ses fantasmes, de ses souvenirs et de son intériorité érotique. C’est en acceptant une part de solitude, qu’on connaîtra l’amour et le désir.

(*) L’Intelligence érotique – faire vivre le désir dans le couple, par Esther Perel, Robert Laffont, 315 pages.

Propos recueillis par Kerenn Elkaïm

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