A deux cent cinquante kilomètres au nord de la ville de Québec, le lac Saint-Jean, lové dans un écrin de montagnes et de forêts, étire une nappe d’eau si vaste qu’on pourrait le prendre pour une mer intérieure. A l’est, la rivière Saguenay prolongée par un fjord débouche sur le fleuve Saint-Laurent. Quand l’hiver frappe aux portes du Saguenay-Lac-Saint-Jean, le pays se blottit sous plusieurs mètres de neige duveteuse et les lacs se figent, envahis par les glaces. Place est faite alors aux motoneigistes et aux chiens de traîneau.

Guide pratique en page 44.

La poudreuse est tombée pratiquement toute la nuit et a noyé le paysage dans une blancheur laiteuse. Des nuages cotonneux ont envahi le ciel, coiffant l’horizon d’une auréole grisâtre, à peine irisée de bleu. L’hiver pèse sur la forêt, il s’insère jusqu’au c£ur des épinettes dont les pieds sont ensevelis sous une épaisse couche de neige. Comprimées dans un carcan de glace, les rivières ont ralenti leur course et les lacs gelés étirent leur toile, uniformément blanche.

Lorsque Valérie commence à charger les traîneaux, une longue plainte s’élève parmi la meute de chiens : quarante bêtes, immobilisées auprès de leurs niches, dressées sur leurs pattes, surveillant les allées et venues. Chacun y va de sa propre partition, des jappements aigus aux cris plus rauques, pour attirer les faveurs de leur maîtresse. Avec précision, Valérie distribue les rôles. Dans un attelage, chaque animal a sa place. Devant, les chiens de tête, plus dociles et capables d’initiatives face aux situations imprévues. Derrière, les plus costauds pour arracher la charge, et entre les deux, ceux qui libèrent un bon rythme de course.

Valérie a quitté sa France natale il y a dix ans pour s’installer au Québec, dans le Saguenay, au pied des Monts Valin, là où l’hiver généreux voit grand, dans un décor de lacs et de forêts, lieu idéal pour des chiens de traîneau trop vite épuisés par le relief montagneux des Hautes-Alpes. Pour assurer sa pitance et celle de ses bêtes, elle a choisi un métier d’homme qu’elle assume avec un rare professionnalisme. Elle est  » musher « , conducteur d’attelage. Ce terme est né du cri  » marche, marche !  » que hurlaient les premiers trappeurs pour faire avancer leurs chiens. Avec le temps et la proximité de la langue anglaise, l’expression s’est déformée en  » mush, mush  » pour donner naissance au mot musher.

Pays d’hiver

C’est en hiver que la région, ici, prend toute sa dimension d’infinité. Le Saguenay-Lac-Saint-Jean est un coin de terre bien identifié, que la géographie a marqué en creusant entre des parois abruptes le fjord du Saguenay, un golfe marin étroit et allongé qui se prolonge dans un lac immense et peu profond, véritable oasis entre les rivages sablonneux qui contiennent ses eaux et le massif montagneux couvert d’épinettes qui délimite sa région. Un royaume bâti sur l’eau. Celle des nombreuses rivières légendaires qui franchissent des forêts impénétrables et dévalent vers le lac Saint-Jean avant de se perdre dans les profondeurs insondables du fjord. Autrefois, chaque cours d’eau était une route où glissaient des canots d’écorce chargés de fourrure. Réseau complexe de charroi et de portage qui permettait d’accéder à toutes les parcelles du territoire. Au carrefour des rivières se nichent quelques villages au nom pittoresque, lovés au creux des anses et des baies : Chicoutimi, Mistassini, Jonquière, St-Félicien, Sainte-Rose-du-Nord… Dans l’arrière-pays s’étire un chapelet de petites localités agglutinées autour de leur église. Comme à l’époque de Maria Chapdelaine, l’économie repose entièrement sur les industries forestières et sur l’agriculture.

Ici, les hommes et les femmes ont le verbe haut et le geste généreux, on les appelle familièrement les  » bleuets « , du nom de la myrtille omniprésente dans le sol jeannois et saguénéen. On dit que ce surnom remonte à l’époque de Louis Hémon, quand il s’est installé ici, alors que les défricheurs du Lac-Saint-Jean venaient vendre la manne bleue aux citadins du Saguenay. Aujourd’hui, les Bleuets affichent fièrement, face à leurs compatriotes québécois, leur authenticité et un attachement viscéral à leur région.

La pêche blanche

Curieux spectacle que ces maisonnettes de bois peintes, sagement alignées et installées à même le lac gelé. Un véritable village de chalets avec ses ruelles et ses parkings. Vers la mi-décembre, des tracteurs tirent des cabanes qu’ils déposent au-dessus d’un trou de pêche creusé à la tronçonneuse. Une longue faille taillée dans le plancher permet d’immerger plusieurs lignes prêtes à l’emploi. Chaque week-end, des familles entières débarquent en voiture ou en motoneige et la pêche devient un joyeux prétexte pour satisfaire un sens inné de la fête. D’une cabane à l’autre, surchauffée par des poêles à bois ronronnants, on se visite, on se rencontre, on se congratule, surtout quand on parvient à faire un coup double en ferrant aux hameçons deux poissons à la fois. Sur un petit tableau, chacun affiche ses prises quotidiennes et la nuit venue, les plus chanceux font largement profiter leurs voisins de leurs prises. Les poulamons, plus souvent appelés petits poissons des chenaux, sont alors apprêtés dans la farine et frits dans la poêle. Les canettes de bière surgissent de sous les tabourets et il y aura toujours quelqu’un pour  » faire chauffer les planches  » au rythme de son accordéon. Etrange pays où l’on marche sur l’eau quatre mois par an et où on ne sait plus où finit le lac et où commence la terre. Un pays où l’espace et le temps font la part belle à l’imagination.

L’hiver au quart de tour

Au Saguenay-Lac-Saint-Jean, neige et soleil s’associent pendant de longs mois et le pays s’ouvre alors comme un livre d’images dont on peut parcourir toutes les pages. Tout devient prétexte à inventer mille sports et jeux de neige. Les raquettes, autrefois utilisées par les Amérindiens pour se déplacer dans la neige, permettent de fouler l’épaisse couche de poudre immaculée. Mis à part le crissement soyeux des raquettes sur la surface, seul le sifflement du vent dans les épinettes rivalise avec le silence. Le fameux scooter des neiges est une autre expérience. Chacun enfile moufles, bottes et une chaude combinaison pour partir au volant de sa motoneige et prendre toute la mesure d’un décor exceptionnel, inaccessible autrement. En file indienne, les ski-doo se faufilent entre les arbres. A vive allure, ils filent sur des sentiers balisés mais, parfois, il faut baisser la tête pour se glisser sous des tunnels de branches alourdies par le poids de la neige fraîche. Quand la piste s’engage sur une côte abrupte, la chenille des machines mord dans la neige et soulève un nuage de poudreuse en s’élançant vers le sommet. De là-haut, le panorama de forêts profondes encadrant une multitude de petits lacs immaculés s’offre d’un seul tenant. Magie de l’hiver qui, jour après jour, dessine de nouveaux paysages.

Parfois dans la poudreuse se croisent des traces d’animaux qui se perdent dans les sous-bois. Effrayée par le vrombissement des montures de fer, une famille de cervidés surgit à la lisière de la forêt puis décampe à vive allure. La piste oblique vers le lac, la descente s’aborde en douceur avant de mettre les gaz pour filer sur sa surface gelée. Les skis des motoneiges grincent sur la croûte glacée, pailletée d’empreintes d’animaux : des lièvres, des élans, des renards, des loups, des lynx et même un grizzli, sans doute sorti de sa tanière après plusieurs mois d’hibernation.

De lacs en sous-bois, les ski-doo ont tracé quarante kilomètres de piste. Avec le jour qui décline, le froid s’intensifie et les ombres s’allongent. Le ciel nacré et transparent redessine la dentelle noire des sapins. Soudain, au détour d’un sentier, une tache lumineuse déchire les pans de brume qui noient peu à peu l’horizon. L’appel du chalet en bois rond est irrésistible. Chacun accélère et c’est en éventail que les motoneiges glissent vers ce carré de lumière rayonnante. Rêve de bûches qui crépitent dans l’âtre, d’un verre d’alcool de caribou, doré et rugueux sur la langue, d’une soirée conviviale bercée par les accents rocailleux du pays.

Reportage texte : Christiane Goor

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content