Aimer ses enfants, oui, mais à force de les  » gaver  » d’amour on risque bien de les étouffer. Les aider à être autonome implique aussi une part d’autorité et de sentiments nuancés. Mise en garde… et explications.

Dans une interview récente, Kim Basinger se disait  » amoureuse  » de sa fille. Et nombreux sont les parents qui débordent d’amour pour leur enfant. Avec nos kids nous tissons des liens de plus en passionnés. Mais gare aux excès, à la confusion des rôles. Psychanalyste et thérapeute familiale, Caroline Thompson (*) explique en quoi l’affection à elle seule ne suffit pas pour élever un enfant. Au contraire…

Weekend Le Vif/L’Express : Aujourd’hui, la famille s’est transformée en microsociété. Qu’est-ce qui la régit ?

Caroline Thompson : Le désir et l’amour. La famille vit désormais repliée sur elle-même. Face à une société dépourvue de stabilité, l’enfant constitue le seul lien durable. Aussi acquiert-il une place  » révolutionnaire  » : il devient le partenaire d’une relation privilégiée. Vu qu’il est le centre de l’univers, on s’investit différemment dans son éducation. Cela change la nature même de la relation parents/enfants. Or, cette mini- société ne peut pas vivre en autarcie. Elle doit pouvoir s’intégrer à la réalité.

En quoi la survalorisation de l’amour et de l’enfant est-elle révélatrice de notre société ?

L’avènement de l’amour est une évolution bénéfique. Son idéalisation témoigne toutefois d’une non-reconnaissance de la violence qui est en nous. Celle-ci s’exprime de façon symptomatique à travers les faits divers, qui nous fascinent, car ils nous renvoient à notre part obscure. L’âge de référence étant l’enfance, on assiste à une régression, qui se manifeste par l’envie d’être jeune à tout prix. Nous succombons ainsi à la mythologie de l’enfant, qui serait innocent, dénué de contraintes et totalement libre. Faux ! Nous avons oublié qu’il n’est pas facile d’être un enfant, tant il vit dans la dépendance affective et financière.

Quels sont les revers de cette  » adulescence  » ?

Certains enfants ont du mal à grandir, car on joue avec quelque chose qui leur appartient. Confrontés à des parents qui refusent de vieillir et d’endosser leur responsabilité, ils agissent par mimétisme. Cette exemplarité peut être handicapante. Quel revirement ! Aujourd’hui, les familles sont si isolées, que ce sont les parents qui sont dépendants de leurs enfants. Coincés dans cette relation affective, les enfants n’arrivent pas à prendre leur envol.

Cet amour n’est pas gratuit. Qu’attendent en retour les parents ?

Une reconnaissance, une présence et un retour narcissique. Tant la réussite de l’enfant, que son échec, correspond à leurs attentes.  » S’il échoue, ça fait de nous de mauvais parents.  » En cette ère de performance et de perfection, cette réussite atteint des sommets. A force de courir derrière quelque chose d’inexistant, on risque de passer à côté de l’essentiel. Ne pas être à la hauteur des attentes parentales peut causer une telle détresse, que certains enfants se mettent en échec. Le pire, c’est que tout cela est animé des meilleures intentions.

Qu’est-ce que  » l’essentiel  » ?

C’est voir son enfant tel qu’il est et non tel qu’on aimerait qu’il soit. Cela signifie accepter que ses rêves ne soient pas forcément les nôtres et admettre qu’il puisse être autonome. Bon nombre de parents craignent de le perdre s’ils ne partagent pas les mêmes envies et aspirations. Cette relation est devenue si fusionnelle, que l’éloignement leur paraît insupportable. Cela pervertit un lien, qui s’inscrit dans une ligne de vie. Soit le départ est vécu douloureusement, soit on assiste à des Tanguy ( NDLR : du nom du titre éponyme du film d’Etienne Chatiliez (2001) qui raconte la saga d’un couple ne supportant plus que leur fils modèle vive toujours au domicile familial… à 28 ans) surcouvés qui ne parviennent pas à quitter leurs parents.

Quelles sont les séquelles d’un trop peu et d’un trop plein d’amour ?

La fonction de l’amour, dans la relation parents-enfant, est d’accorder à ce dernier une place dans le monde. Le premier regard est fondateur ! Mais, trop d’amour met l’enfant à une place qui ne devrait pas être la sienne. En construisant une quasi-relation amoureuse avec lui, on exige un juste retour des choses, or il s’agit d’une relation asymétrique. A l’adolescence, l’enfant réalise qu’il peut aimer ses parents tout en étant différent d’eux. Il en résulte une crise des deux côtés. Ce serait oublier que l’amour est une relation vivante, fluctuante et ambivalente.

Quel est le bon  » dosage  » de l’autorité parentale ?

C’est un savant mélange de satisfaction et de frustration car cette dernière est fondatrice. Elle permet au nourrisson de se construire un monde interne, de développer ses capacités et d’admettre ses propres limites. Si son psychisme n’est pas préparé à la frustration, le bébé aura du mal à s’introduire dans la réalité extérieure. Les demandes de l’enfant sont guidées par des poussées pulsionnelles :  » je vois, je veux « . Dire  » non !  » calme le jeu de ses pulsions intérieures. L’enfant est rassuré et les parents ne sont pas soumis à ses exigences constantes. Imposer des limites ne brime ni son potentiel ni sa créativité !

Pourquoi l’Enfant Roi  » est-il prisonnier de son royaume  » ?

Le cercle familial constitue son royaume. Or dès qu’il s’aventure à l’extérieur, à l’école, par exemple, il perd ses repères parce qu’il ne possède ni narcissisme de base, ni sécurité intérieure pour explorer le monde. Loin d’avoir une forte personnalité, l’enfant tyran fait preuve d’insécurité, d’un manque d’autonomie et de confiance en lui. Les pathologies narcissiques se manifestent par une grande dépendance affective, et peuvent aboutir à des conduites addictives. Ce genre d’attitude est courant chez des enfants, issus du trop-plein d’amour.

Les enfants sont des personnes à part entière, mais elles sont toujours en construction.

Cette pensée de Dolto a effectivement été déformée, puisque Dolto estimait que l’enfant doit être placé en marge et non au centre de la famille. Comment peut-il sinon sortir d’un cercle, où tout le monde l’admire ? Comment peut-il explorer le monde ? L’enfant ne peut pas inventer sa vie seul. Les parents le confrontent souvent à des décisions, qu’il est incapable de prendre. Le mettre dans une position, où il peut tout choisir, le plonge dans un conflit intérieur lourd à porter car choisir implique un renoncement. Il est illusoire de croire qu’il peut décider de sa vie. Ses parents sont indispensables pour le guider.

 » On apprend à devenir parents avec nos enfants.  » Le tout psychologisant est-il culpabilisant ?

Nous baignons dans le  » how to  » : comment mieux faire dormir, manger et grandir bébé ? Ces manuels découpent la vie quotidienne en rondelles pour l’interpréter à la sauce  » psy « . Dépossédés, les parents craignent tant de commettre une erreur, qu’ils viennent nous consulter pour les motifs les plus hallucinants. Inutile de répertorier une façon d’être : chaque parent a sa personnalité et sa spécificité, et c’est tant mieux. La perfection n’existe pas ! Il faut apprendre à être parent avec ses enfants, qui se construisent aussi par rapport à nos erreurs… Les parents se projettent souvent sur leur enfant. Ils veulent lui éviter les coups qu’ils ont pris pour lui épargner la souffrance. Ce serait oublier que l’enfant n’est pas un prolongement d’eux-mêmes. Chacun a besoin d’expériences et d’épreuves pour grandir, sinon on est voué à la peur de vivre. Le travail parental consiste à l’aider à acquérir son autonomie affective, afin de pouvoir aller dans le monde.

(*) La Violence de l’amour, par Caroline Thompson, Hachette Littératures, 235 pages.

Propos recueillis par Kerenn Elkaïm

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