A la tête de sa propre marque et directeur artistique de Jil Sander, ce créateur belge bouscule les idées reçues en pensant la mode de demain.

Avec sa frange de bon élève et sa réserve naturelle, il a l’air sage au premier abord, mais sa mode fait l’effet d’une bombe. Ses vêtements sont de ceux qui impriment l’époque au papier carbone avec une acuité parfois dérangeante. Peu connu du grand public, Raf Simons est pourtant le créateur qui a le plus secoué le vestiaire masculin ces dix dernières années, à voir la façon dont ses carrures étroites inspirées par l’évolution des morphologies ont influencé ses pairs. Avec toujours un ou deux ans d’avance sur les autres, ce Belge de 40 ans a su s’interroger sur les conséquences de la globalisation, les communautarismes adolescents ou l’isolement social qui découle d’une culture absorbée par Internet, sans pour autant oublier les finalités de son métier. Soit dessiner des vêtements et les voir porter.

Autant d’atouts repérés par le groupe Prada, qui a fait appel à lui en 2005 pour reprendre la direction artistique homme et femme de la griffe Jil Sander, rachetée depuis par un fonds d’investissement britannique.  » J’essaie de bien séparer les choses. Ma marque garde un côté plus conceptuel, une certaine étrangeté pour interpeller les gens. Jil Sander s’adresse à une clientèle plus large et plus fortunée, et c’est avant tout un extraordinaire laboratoire de matières, la chose la plus essentielle dans la mode ces dernières années « , précise le créateur qui partage désormais son temps entre Anvers et Milan. Les deux pieds dans le système quant au business et à la création, tout en restant à l’abri du décorum et d’une surexposition de sa personne.  » Je n’aime pas me mettre en avant, je suis assez intimidé face à une audience, mais j’adore avoir les réactions du public devant un travail qui résulte de l’interaction avec mon entourage « , explique-t-il.

Une attitude que d’aucuns jugeraient archiélitiste si l’homme ne se révélait, en petit comité, séduisant et attentif, loin du cliché du créateur mutique et glacé :  » Au départ, mes motivations dans la mode étaient d’avoir un environnement social. J’étais diplômé en design industriel et c’était un travail très solitaire, or j’ai besoin de dialoguer.  » Il aura fallu la rencontre décisive de Linda Loppa, alors directrice du département mode de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, pour que s’opère son virage vers le vêtement en 1995, en plein boom des créateurs belges sur la scène internationale.  » J’étais prêt à recommencer les études à l’Académie, mais Linda Loppa m’a dit que je serais malheureux à l’école et m’a encouragé à me lancer seul. « 

Quelques mois plus tard, il partait en voiture pour Milan avec une collection de 40 pièces et en revenait avec une dizaine de commandes de boutiques, un record pour un coup d’essai.  » C’était incroyable : je partageais le même showroom que Helmut Lang « , se souvient Raf Simons, qui confie une vraie admiration pour le créateur autrichien, aujourd’hui retiré du monde de la mode, et pour Martin Margiela – autres agitateurs d’idées en marge des tendances lourdes.

L’affaire est lancée et, dès la quatrième saison, il alimente le buzz des défilés parisiens avec ses collections, qui mettent en scène des mannequins non professionnels et des vidéos. Un parcours qui relèverait presque de la préhistoire de la mode, tant les plans marketing ont pris le dessus sur la création pure. Pourtant, en 2000, Raf Simons a bel et bien envisagé un temps de quitter le navire en fermant boutique.  » Je n’arrivais pas à trouver la structure qui me convenait. J’ai toujours été intéressé par la création et le sens de la mode, mais pas par la distribution ou la production, souligne-t-il. Très vite, ça m’a manqué. Quand vous avez ça dans la tête, c’est très dur de devoir tout garder. Je me reposais physiquement, mais je ne me sentais jamais en paix moralement. « 

Finalement, il a réussi à trouver les bons partenaires entre l’Europe et l’Asie, tout en gardant la mainmise sur son nom et son bureau de création, allant même jusqu’à lancer une seconde ligne, Raf by Raf Simons, en juin 2005.  » L’époque est difficile pour les gens qui ne peuvent pas s’adapter. Les acheteurs et la presse sont presque plus rapides que les créateurs, car ils voient tout. J’ai décidé de prendre cela comme un challenge parce que la mode ne peut pas exister sans ce public. J’aime faire des collections pas évidentes, qui suscitent la réflexion. « 

Sa force, c’est sa capacité de surprendre dans un monde boulimique d’images qui brûle sans scrupule ce qu’il a porté aux nues six mois plus tôt. Et, à contre-courant des utopistes qui envisagent demain dans des carcans métalliques ou des matériaux techniques, il donne des contours palpables au futur. Preuve en est sa dernière collection, qui bouscule le regard sur des matériaux pauvres et réputés archaïques comme la toile de jute, travaillée dans des constructions près du corps et des à-plats flamboyants à la Rothko.  » Je vois le futur comme quelque chose de romantique. J’ai maintenant envie de faire passer une idée positive de beauté, en contraste avec un environnement troublé. « 

Carnet d’adresses en page 144.

Anne-Laure Quilleriet

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