RAVISSEUR DE SENTEURS
Nomade immobile, le parfumeur exclusif de la maison Hermès compose des fragrances qui invitent au voyage. Santal Massoïa, dernier-né de la collection Hermessence, met le cap sur l’Indonésie. Après une escale complice sur les hauteurs de Grasse.
Il flottait ce soir-là sur les contreforts de Cannes un sillage de terre mouillée, ultime vestige de l’orage saisonnier qui venait de s’abattre sur la campagne en fin d’après-midi. Aux confins de la vallée, un ruban de brume diluait l’horizon marin, floutant le tableau naturel qui se laisse contempler au travers des larges baies vitrées de l’Atelier des Parfums d’Hermès. Sur le seuil de la maison enchâssée dans les collines de Cabris – ses volumes d’inspiration Frank Lloyd Wright sont signés Aram Dzalian -, Jean-Claude Ellena accueille ses visiteurs, sûr du charme des lieux qui ne perd pas de temps pour agir. Le jardin, rocailleux pourtant, n’a rien de complaisant. Pas de gazon futile – » et surtout pas de piscine « , gronde le parfumeur attitré du sellier parisien. Notre homme préfère y faire pousser des iris, bleus ou blancs, de préférence. Des plants d’herbes aromatiques aussi, qu’il aime froisser du bout des doigts. » La menthe, le basilic, je n’ai pas encore réussi à en faire le tour, confesse-t-il. J’aime les odeurs qui me résistent, cela fait partie du plaisir de la conquête. Un petit jeu qui parfois peut durer des années. «
Sur la table de son bureau, traînent des clés de voiture, une vingtaine de fioles aux noms de code parfois énigmatiques – qu’est-ce qui peut bien se cacher derrière le mystérieux Féminin H ? – et un cahier gainé de cuir brun que l’on imagine rempli de formules plus magiques les unes que les autres. Autour du pied bleu Klein d’une lampe de table posée à même le sol s’entremêlent une foultitude de vieux laissez-passer, suspendus à leurs cordons. De loin, on pourrait presque les prendre pour ces » attrapeurs de rêve » qui, selon les légendes amérindiennes, protègent leurs propriétaires des pires cauchemars. » Je les garde comme des reliques, sourit Jean-Claude Ellena. C’est vrai que je vis aujourd’hui une vie rêvée, presque trop belle pour être vraie. Peut-être pas tous les jours – il faut aussi composer avec les contraintes du marché -, mais depuis que je suis chez Hermès, la maison m’a vraiment donné la possibilité de m’exprimer en mots et bien sûr en parfums. «
Au titre de nez qu’il trouve trop réducteur – » c’est un peu comme si le talent d’un pianiste se limitait à l’action de ses mains « , plaide celui que certains qualifient de maître Yoda des parfumeurs -, il préfère celui d’auteur, dans tous les sens du terme. Ses jus, il les » écrit » tantôt comme des romans (Terre d’Hermès, Voyage d’Hermès…), tantôt comme des nouvelles (les Jardins et les Cologne), tantôt comme de haïkus japonais (toute la collection des Hermessence vendue en exclusivité dans les boutiques Hermès). Pendant près d’un an et demi, il a jeté sur papier le compte rendu minutieux de son travail de créateur, publié en juin dernier par Sabine Wespieser sous le titre explicite de Journal d’un parfumeur (*). Un récit tout en doutes, en enthousiasmes, surtout, pour les belles surprises que la vie a le bonheur de recéler. » Tout est question de rencontres « , insiste Jean-Claude Ellena. De patience et de persévérance aussi.
DES PARFUMS LANCÉS SANS TESTS DE MARCHÉ
S’il a 16 ans quand il commence sa carrière comme simple ouvrier dans une usine de Grasse, il en a quarante de plus lorsqu’il travaille pour la première fois pour Hermès. C’est alors seulement qu’il croise la route de Jean-Louis Dumas, président du groupe français à l’époque. Ces deux-là étaient faits pour s’entendre. » Il estimait qu’Hermès n’avait jamais vraiment trouvé sa place dans le parfum, se souvient Jean-Claude Ellena. Moi, j’avais envie depuis longtemps de devenir le parfumeur exclusif d’une maison. Mais quand il me l’a proposé, ça m’a fichu la trouille ! Du jour au lendemain, j’allais être responsable de toutes les créations du patrimoine et de toutes les nouveautés à venir. J’ai posé deux conditions : avoir le droit de pouvoir aller voir d’autres parfumeurs si j’étais à court d’idées. Cela ne m’est jamais arrivé. Mais surtout, je ne voulais pas entendre parler de tests de marché. Lâcher un parfum, c’est une décision de conviction. » Huit ans et 19 jus plus tard, le chiffre d’affaires des fragrances Hermès ne s’est jamais porté aussi bien, passant de 65 millions d’euros en 2004 à plus de 138 millions l’année dernière.
Ce soir-là, c’est pour présenter son tout dernier » poème » que Jean-Claude Ellena nous reçoit à dîner. Dixième sillage de la collection Hermessence, Santal Massoïa est un boisé vigoureux, âpre et moelleux à la fois. Inspiré par les troncs rugueux et odorants, semblables à des gros bâtons de cannelle, du bois de massoïa, il kidnappe toute la crudité de cette espèce rare et protégée d’Indonésie pour mieux l’enrober de résine, d’effluves de fruits secs et de confiture de lait.
S’il aime nous faire » sentir ce qu’il y a derrière l’air » des plus beaux coins du monde, Jean-Claude Ellena n’est pas un grand baroudeur. Plutôt que de boucler ses valises, il préfère relire Giono, emmener son petit-fils à l’opéra ou se faire une toile, de préférence vintage. » Des films comme Le Guépard de Visconti, Arsenic et vieilles dentelles de Capra ou encore Jour de fête, de Tati, je peux les regarder en boucle, sans jamais me lasser « , assure ce grand amateur de thés.
LE REFUS DE LA FACILITÉ
Il n’a pas besoin de bouger pour trouver l’inspiration. Une rencontre, un tableau, une lecture, même, suffisent à provoquer le déclic. » L’absence d’idées, c’est la relation littérale avec les matières premières, précise-t-il. Ce n’est pas l’ingrédient qui fait le parfum, c’est le parfumeur. Ça ne m’intéresse pas de reproduire à l’identique l’odeur de la rose, de dupliquer la nature. » Pourtant, notre kidnappeur de senteurs n’a pas toujours été aussi casanier. Il n’a que 7 ans lorsque la famille s’installe aux Pays-Bas. Paris succède à Amsterdam. Et plus tard Genève où il débarque, tout jeune marié, à l’école de parfumerie de Givaudan. L’odeur de l’enfance a pour lui le charme des vieux biscuits un peu moisis enfermés dans une boîte en métal. Il est déjà adolescent quand il se laisse érotiser par le parfum entêtant du jasmin fraîchement cueilli. Un sillage puissant teinté des notes de transpiration des cueilleuses à l’ouvrage dans la chaleur du Sud.
Ces relents d’humanité, il les préfère de loin à la fraîcheur lessivière des muscs qui engourdissent les parfums d’aujourd’hui, phagocytent les vêtements jusqu’au c£ur des fibres pour mieux vampiriser l’odeur de la peau. » Le musc pour moi, c’est la facilité, argumente Jean-Claude Ellena. J’essaie d’éviter tout ce qui est facile par souci éthique, esthétique. Parfois, je me résous à l’utiliser, comme dans la Cologne Gentiane Blanche ou Jardin sur le Toit, pas parce que je sais qu’il va plaire mais par nécessité. Le contourner obstinément, par principe, ce serait stupide. À force de faire des détours, on n’arrive plus où l’on veut aller. «
Un exercice de style et de rigueur d’autant plus nécessaire que les formules de Jean-Claude Ellena n’ont cessé de s’épurer au fil des années. First, son premier best-seller créé pour Van Cleef & Arpels – à 28 ans à peine – contenait plus de 160 ingrédients. » Mes dernières fragrances n’en comportent plus, en moyenne, qu’une vingtaine « , constate-t-il. Prélevés avec circonspection sur le carrousel du labo sur lequel sont ordonnancées 200 petites fioles. » Avec l’âge, je deviens paresseux « , lâche-t-il dans un grand éclat de rire contagieux. Il assure pourtant avoir plus de 2 000 odeurs dans la tête. Le résultat de séances de mémoires olfactives qu’il s’impose encore régulièrement comme un pianiste ferait ses gammes.
De cet apprentissage commencé tout en bas de l’échelle – à l’usine Chiris, à Grasse, il travaille d’abord comme manutentionnaire – Jean-Claude Ellena garde un souvenir bienveillant. Le sentiment aussi de devoir apprendre vite, tout le temps. » C’est un métier qui requiert de la patience, et je ne suis pas quelqu’un de patient « , admet-il. Son obstination lui permet souvent de brûler les étapes. Alors qu’il vient de commencer sa formation théorique à Genève, il s’ennuie, exige d’être mis à l’épreuve et boucle en neuf mois un cursus de trois ans ! Le voilà parti pour New York avec femme et enfant. » Nous y sommes retournés quelques années plus tard, raconte un sourire ironique aux lèvres sa femme Susannah. La deuxième fois, c’était bien plus facile. Jean-Claude Van Damme était passé par là. Les Américains réussissaient enfin à prononcer son prénom. » Il n’a pas vingt ans lorsqu’il croise la route de cette Irlandaise au caractère bien trempé, fille d’artiste peintre, peintre elle-même et petite-nièce de Samuel Beckett. » Si j’en suis là, aujourd’hui, c’est grâce à mon travail mais aussi grâce à elle. «
UNE CRITIQUE DURE MAIS NÉCESSAIRE
Sans doute moins facile à vivre que la rondeur de son sourire ne le laisse à penser, Jean-Claude Ellena avoue souffrir encore de bleus à l’âme lorsque l’un de ses parfums est boudé ou vertement mis à mal par la critique. » Pourtant, j’en ai entendu des mots blessants lorsque, parfumeur indépendant, je ne rencontrais pas les exigences des briefings du marketing, évoque-t-il. On ne s’habitue jamais. On prend le coup dans le plexus et on encaisse. » Cet amoureux des belles lettres est d’ailleurs convaincu que la critique est nécessaire. » Elle aurait tout à gagner à se professionnaliser, poursuit-il. Comme cela s’est passé il y a quelques années pour le vin, c’est elle qui fera progresser notre métier. Même si ça fait mal. Heureusement, Susannah m’a constamment aidé. Ma mère aussi, à sa manière, m’a forcé à me blinder. Elle a toujours été d’une exigence terrible. Rien n’était assez bien à ses yeux. Et c’est encore le cas aujourd’hui. «
Résilient, l’enfant peu sûr de lui qu’il était hier, a appris, adulte, à foncer, bille en tête, comme un taureau camarguais à l’assaut des bastions les plus imprenables. Refusant de s’incliner, alors que son jus a été recalé, il n’aura pas peur de forcer les barrages pour le présenter en 1998 à Véronique Gautier, directrice des parfums Cartier. Elle craquera immédiatement pour ce qui deviendra l’un des hits du joaillier : Déclaration. Passée chez Hermès quelques années plus tard, c’est elle qui y fera entrer Jean-Claude Ellena, en 2003, avec le lancement d’Un Jardin en Méditerranée. On a rarement vu plus beau clin d’£il de la destinée.
Depuis, son style a fait école et s’affirme aujourd’hui comme l’une des plus belles signatures de la parfumerie. Le compliment pourtant le laisse sur ses gardes. » Cela flatte mon ego mais je me méfie de ça. C’est le meilleur moyen de s’aveugler, conclut-il. Ce qui me ferait plaisir en revanche, c’est que l’on dise de moi que j’ai défendu une certaine idée de la parfumerie. De cela, je serais content. «
(*) Journal d’un parfumeur, par Jean-Claude Ellena, éditions Sabine Wespieser, 159 pages.
PAR ISABELLE WILLOT
UNE RENCONTRE, UN TABLEAU, UNE LECTURE, MÊME, SUFFISENT À PROVOQUER LE DÉCLIC.
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