Régularisation à l’amiable

Lorsque le ministre belge de l’Intérieur rencontre l’humoriste candidat à l’élection présidentielle française, la méfiance et la glace protocolaire fondent rapidement sous le soleil de la convivialité. Bilan d’une après-midi plutôt détendue.

Dans quelques jours, Dieudonné sera sur les planches de Belgique pour trois représentations de son spectacle iconoclaste  » Pardon Judas!  » ( lire l’encadré en page 84). Il y incarne une dizaine de personnages hauts en couleur dont un Africain porte-parole des sans-papiers. Une aubaine pour Antoine Duquesne, notre ministre de l’Intérieur, qui ne s’est pas fait prier à l’idée de rencontrer cet humoriste métis dont la mission se veut aussi politique. En 2002, Dieudonné se présentera, en effet, à l’élection présidentielle française avec, en guise de gouvernement utopiste, Jamel Debouzze, Zinedine Zidane ou encore Guillaume Depardieu pour la gestion des différents portefeuilles ministériels. Lever de rideau sur un entretien plutôt inattendu.

Antoine Duquesne : J’ai visionné une partie de votre spectacle  » Pardon Judas!  » en cassette, mais je vous avais déjà vu un certain nombre de fois à la télévision. Et à chaque fois, je vous ai trouvé sympathique ( rires)!

Dieudonné : Moi, je trouve que vous avez une sacrée fonction! C’est intéressant, même si, évidemment, j’ai un point de vue qui est un peu critique sur la façon dont la plupart des Etats occidentaux européens ont géré leur période post-coloniale. Et il est vrai qu’au ministère de l’Intérieur vous êtes assez exposé…

A.D. : Il y a d’abord un problème d’image. Et c’est d’ailleurs très significatif! Un ministre de l’Intérieur est nécessairement quelqu’un de dur. C’est celui que l’on voit au beau milieu de policiers casqués avec des boucliers et des matraques. C’est quelqu’un qui n’a aucun sens de l’humour et qui appliquerait plutôt bêtement des lois qui seraient encore plus sottes que lui. C’est en tout cas l’image que l’on a de lui! Moi, je crois que, pour essayer d’être un bon ministre de l’Intérieur, il faut vraiment faire preuve de beaucoup d’humanité, c’est-à-dire de beaucoup de mesure et de beaucoup de raison. Pour que les choses soient claires, je voudrais un monde où chacun puisse être heureux. Un monde où l’on rit et je crois que vous y contribuez…

D. : J’essaie!

A.D. : Un monde où l’on se respecte quelles que soient la couleur de la peau, l’origine et les convictions que l’on peut avoir. Cela dit, ce monde-là n’est pas encore celui dans lequel nous vivons et, donc, on est contraint par un certain nombre de réalités.

D. : C’est vrai que vous êtes exposé à des choix qui ne sont pas toujours faciles, notamment à l’encontre des sans-papiers. Moi, j’ai forcément un regard qui est un petit peu déchargé de la fonction, donc beaucoup plus libre et qui me fait dire, à l’heure où l’aspect virtuel des frontières géographiques nous apparaît à tous comme une évidence, que l’on peut s’interroger sur des positions un peu dures comme, par exemple, l’emprisonnement des sans-papiers. Je sais que c’est un sujet sensible…

A.D. : Personnellement, il y a une chose dont je suis fier en Belgique : c’est de conduire une opération de régularisation des sans-papiers. Pourquoi? Parce que l’Etat a été responsable. Il devait se prononcer rapidement et on a laissé passer le temps. Il fallait donc régulariser la situation. Les plus extrémistes m’ont dit au Parlement :  » Ce n’est pas ce que veulent les Belges.  » Eh bien, ils se sont plantés et cela m’a fait un très grand plaisir. Les Belges sont tout à fait raisonnables. Si vous leur dites :  » On va ouvrir toutes nos frontières « , ils vont dire non. Mais si vous dites :  » On va aider les gens qui souffrent et qui demandent l’asile en examinant sérieusement leur dossier « , ils vont dire oui à la régularisation des sans-papiers. Et contrairement aux craintes qui ont été exprimées, tout le monde a joué le jeu.

D. : C’est vrai qu’en France on n’est pas encore tout à fait prêt. Les Français ne sont pas prêts non plus à accorder le droit de vote aux immigrés sur des scrutins locaux. Alors, on peut s’interroger: ces Français étaient-ils prêts lorsque les Tirailleurs sénégalais se sont battus à Verdun avec le drapeau français? Et lorsqu’il s’agit d’exploiter une grande partie des ressources naturelles de l’Afrique, sont-ils prêts? On l’a encore vu avec le procès Elf! Mais j’ai envie de vous poser une question : vous êtes ministre de l’Intérieur mais de l’intérieur de quoi? De quelles frontières parlons-nous aujourd’hui?

A.D. : Quand on a créé la Belgique, il y avait cinq départements : les Affaires étrangères pour tout ce qui se passait en dehors de chez nous, l’Intérieur pour tout ce qui se passait chez nous, la Justice, l’Enseignement et un cinquième dont j’ai oublié le nom. Mais les terminologies restent et les réalités changent. D’ailleurs, le paradoxe veut que, aujourd’hui, dans le gouvernement actuel, je suis un des ministres qui voyagent le plus pour des raisons de construction européenne. Je dis ça pour répondre à votre question. Le monde dans lequel on vit est un monde de plus en plus mobile, de plus en plus ouvert et donc le ministre de l’Intérieur lui-même sait que les instruments modernes comme le GSM, Internet et l’e-mail le mettent en contact avec la planète entière, même s’il est celui qui s’occupe le plus de ce qui est attaché à la souveraineté nationale. D. : Moi, je suis très attaché aussi aux nouveaux outils comme Internet, par exemple, qui redéfinit quand même, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une relation que les individus peuvent avoir d’un bout à l’autre de la planète. Tout d’un coup, on s’aperçoit que le monde virtuel n’est peut-être pas forcément le monde d’Internet mais notre monde quotidien parce que les frontières géographiques et les frontières religieuses sont des frontières de concept. On les a fabriquées nous-mêmes. Regardez le Proche-Orient : n’est-ce pas l’expression que l’on est arrivé au bout d’un système qui n’a plus de sens? Des hommes et des femmes qui habitent au même endroit et qui, à un moment donné, s’accordent à dire qu’il existe entre eux des frontières et des murs religieux qui justifient des situations violentes. Moi, j’ai l’impression que la société évolue…

A.D. : C’est amusant ce que vous dites parce que c’est le genre de choses, si je me souviens bien, que je me suis dit quand j’ai commencé à faire de la politique. Dans le fond, – et puisque vous êtes tout à fait sérieux, vous me permettrez d’adopter un vocabulaire un peu plus vif – je me disais :  » Bordel, quel monde! Est-ce qu’on n’est pas foutu de faire mieux?  » Moi, je viens d’un milieu très simple et cela n’a pas été facile. Je suis né le lendemain de l’enterrement de mon père, j’ai vécu avec une femme admirable, ma maman, qui n’avait pas fait d’études mais qui m’a appris un certain nombre de choses simples dans la vie et j’ai fait toutes mes études avec des bourses d’études. Pour l’anecdote, j’ai même fait du théâtre. Des pièces difficiles comme  » En attendant Godot  » de Samuel Beckett et je me suis dit bien souvent que cela m’aurait amusé de continuer. Mais bon, il est vrai que je me suis dit aussi, à un moment donné :  » On va le changer, ce monde-là! « . Et puis, on réfléchit plus profondément, ce qui n’est pas évident parce que, au-delà de ce qui est convenu et facile, il s’agit malgré tout de mettre de l’ordre dans l’émotion pour arriver à un projet qui est un projet cohérent. Et quand on a fait cet exercice-là, on sort de chez soi et, sur son palier, on rencontre un type avec qui on doit déjà se mettre d’accord pour des petites choses comme l’aménagement du palier. Et c’est déjà si difficile qu’on se dit : » Comment va-t-on faire pour se mettre d’accord pour refaire le monde?  » Et puis, on sort de son pays, physiquement ou autrement, par la télévison ou Internet, et on voit une telle diversité! Alors, ce qui est important, avec la petite expérience que j’ai, c’est qu’on ne change pas le monde à soi tout seul. Mais si chacun y va de sa volonté individuelle, alors ce monde bougera. Aujourd’hui, on construit l’Europe et j’espère que l’on ira au-delà. Les Nations unies, c’est cela, l’espoir…

D. : Ah là, je partage!

A.D. : Vous êtes d’accord?

D. : C’est un concept magnifique! Je suis tout à fait d’accord avec vous et je ne pensais pas qu’un ministre de l’Intérieur pourrait me parler un jour des Nations unies.

A.D. : Je ne suis pas disponible pour entrer dans votre gouvernement ( rires)! Je ne suis pas chômeur pour l’instant!

D. : Non, mais c’est intéressant parce que vous défendez justement, par définition, un concept de souveraineté nationale et vous me parlez d’une utopie qui est celle des Nations unies. Personnellement, quand les Américains ont débarqué sur la Lune et qu’ils ont planté le drapeau américain, j’ai trouvé cela dommageable. S’ils avaient mis le drapeau des Nations unies, le concept de l’humanité qui avance serait né. On avait l’occasion de le matérialiser et on l’a loupé. C’est pour cette raison que le concept de souveraineté nationale appartient encore aux logiques de parti. Donc, je suis agréablement surpris de voir que l’on peut être ministre de l’Intérieur et en même temps se dire que l’utopie ou plutôt le vrai projet est un projet beaucoup plus vaste que la simple souveraineté nationale.

A.D. : En matière de sécurité des citoyens, je tiens à préserver des pouvoirs au niveau des petits pays, mais je les céderai volontiers le jour où j’aurai la conviction que, tous ensemble, nous rendrons à l’égard de nos concitoyens un meilleur service en participant à un projet plus noble. Donc, on ne peut pas avoir aujourd’hui une attitude de repli sur soi. Et ce qui me ravit, pour en revenir aux problèmes des sans-papiers, c’est que dans l’ouverture des droits aux autres et aux étrangers, il n’y a pas d’exemple actuel dans le monde où l’on va aussi loin que ce que fait la Belgique. Dans notre pays, en trois ans, en faisant une simple formalité administrative et en prenant l’engagement de respecter notre Constitution, vous devenez belge. Et à partir de ce moment-là, vous avez accès à tout et vous pouvez vous présenter aux élections comme vous en France et moi en Belgique. Mais, attention, ce n’est pas ce qui assure la vie la plus facile!

D. : Ah, mais vous savez, moi je ne fais pas de la politique en entrant dans la logique du  » Tous pourris!  » ou  » On en a marre! « . Non, je pense même qu’il y a une grande partie des hommes politiques qui sont animés de bonnes intentions, mais je pense que c’est le système des partis dans lequel ils évoluent qui fait qu’ils entrent dans une mécanique où malheureusement leur utopie politique, c’est-à-dire leur vraie volonté d’améliorer le système, se voit complètement noyée. Moi, j’appartiens à une catégorie, celle des humoristes, qui vit assez grassement du malaise social. C’est vrai qu’à chaque fois qu’il y a une crise, l’humoriste est là pour jouer, pour s’amuser, pour s’infiltrer, pour commenter et pour représenter le malaise sous un autre angle. Et je pense qu’à un moment donné on ne peut pas rester dans cette position éternellement et qu’il faut essayer de contribuer à améliorer certains noeuds de cette société parce qu’on est avant tout un citoyen. Et pour avoir observé et commenté ces noeuds sous l’angle humoristique, j’ai aujourd’hui le besoin honnête d’essayer d’apporter des solutions. Coluche, en d’autres temps, avait été à l’initiative des Restos du coeur en donnant à manger à ceux qui n’en ont pas. Pour moi, c’est une action politique bête mais qui me paraît évidente. C’est la cohérence même de la démarche politique! Aujourd’hui, il y a un problème de logement à Paris. Donc, il y a un vrai combat qui est en train de se mener avec des associations de terrain et que j’ai suivi. Et naturellement, de fil en aiguille, je me suis engagé dans différentes élections en amenant de par mon métier peut-être un éclairage un peu nouveau au discours politique. D’autant plus que certains hommes politiques sont complètement coupés des réalités par leur fonction et l’appareil auquel ils appartiennent. Et puis, c’est le jeu de la démocratie!

A.D. : Entre nous, je préférerais un peu plus de vrais comiques en politique et un peu moins de comiques convenus. Un peu plus de sourires, de spontanéité et de naturel ne feraient pas de tort. Cela dit, il y a une toute petite part d’injustice dans ce que vous dites des hommes politiques. Mon expérience m’a appris qu’ils connaissent remarquablement la réalité humaine. On a parfois l’impression qu’il n’en est pas ainsi parce qu’on les voit au terme d’un arbitrage. Et on a parfois tendance à perdre de vue que le type en bout de course a été l’homme de la base. J’ai été bien plus longtemps, dans ma carrière, un militant de base qui était sur le terrain et j’ai toujours gardé le contact dans ma circonscription. C’est la réalité de la vie politique et donc, globalement, je porte un jugement plus nuancé sur les hommes politiques tous partis confondus. Je trouve qu’ils font un métier difficile, qu’ils doivent tout supporter et qu’on les respecte peu. Mais, entre nous, mais que ça reste vraiment entre nous, il y en a des meilleurs que d’autres ( rires)! Mais, manifestement, vous avez des choses à dire. Je crois que si nous débattions de manière un peu plus précise, nous ne serions pas d’accord sur tout, c’est clair, mais je ne vois pas de quel droit je pourrais dire que votre candidature est déplacée. La seule chose que je dirais puisque l’on met l’accent sur le fait que vous êtes un comique, c’est qu’il faut prendre le fonctionnement de la démocratie au sérieux. Attention, je ne dis pas qu’il faut se prendre au sérieux parce qu’il faut rire des hommes politiques, mais, en revanche, la politique est quelque chose de très sain. C’est essayer de faire en sorte que les gens soient un peu mieux. C’est ça et il faut le prendre très au sérieux.

D. : Etre humoriste, c’est avant tout une façon de traduire un événement sous un certain angle. Mais les racines de l’humour sont souvent tragiques et inspirées de situations qui ne sont pas toujours faciles. Donc, en ce qui me concerne, la vie est une chose sérieuse. La vie des autres m’importe. Mon rire n’a jamais été une démarche de moquerie, c’est plutôt une faculté d’installer l’auto-dérision. Je me suis déjà présenté à des élections mais je n’ai pas encore été élu. Un jour, je le serai peut-être et j’occuperai peut-être une fonction. Mais est-ce que la victoire, lorsqu’on est élu, n’expose pas la personne que l’on est à des tentations particulières? La fonction n’a-t-elle pas, à un moment donné, une action sur la personnalité?

A.D. : Cela peut.

D. : Comment peut-on faire pour justement éviter cela?

A.D. : D’abord, on s’en rend compte facilement. Il faut quand même garder un contact avec les gens. Le plus dangereux, dans l’exercice du pouvoir, c’est de croire que l’on n’est plus un homme parmi les hommes. La politique, c’est la vie. Vous ne pouvez pas avoir la prétention de participer à l’organisation sociale si vous vous sortez de la vie. Vous devenez alors un théoricien et vous êtes comme un prof dans une bibliothèque…

D. : J’ai discuté avec pas mal de politiques. Vous m’avez un petit peu flatté sur mon travail, je me permets donc de le faire en ce qui vous concerne. Des politiques qui arrivent à avoir ce recul pour accepter, ouvetement, la réalité qui évolue, c’est plutôt rare.

A.D.: Je viens d’avoir 60 ans, je n’ai pas d’énormes problèmes de carrière et j’ai aussi des petits-enfants. Et je crois qu’il arrive un moment, dans une vie, où l’on parvient à penser plus facilement aux autres qu’à soi. Mais je comprends que celui qui commence une carrière politique puisse penser autrement.

Propos recueillis par Frédéric Brébant Photos: Jean-Michel Clajot/Reporters

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