RENCONTRE AU SOMMET
D’un côté, notre Pierre Marcolini national. En face, Yannick Alléno, chef triplement étoilé du restaurant Le Meurice, à Paris. Le défi : chacun revisite un plat d’enfance de l’autre. Derby Bruxelles-Paname. Coup de sifflet. Go.
Bruxelles-Midi. 7 heures du mat’, y a du frisson. Leurs yeux n’ont pas encore totalement fait le deuil de l’oreiller, mais la niaque est déjà là, palpable, électrique comme les jours de grand match : Pierre Marcolini et son responsable de production Laurent Soenen se sont entraînés toute la semaine pour cette rencontre au sommet. Aujourd’hui, on joue en déplacement. À l’autre bout du Thalys, chez Yannick Alléno, Le Meurice, trois macarons au Michelin, Paris. Jeu stylé, brigade rodée, efficacité et émotion : le FC Barcelone de la table. Même pas peur. Les règles de la partie ? Revisiter un plat d’enfance du camp d’en face en y saupoudrant beaucoup de son identité et de ses origines. Autrement dit : réinterpréter avec ses propres codes un classique du patrimoine culinaire personnel et intime de l’autre, s’attaquer à sa mémoire gustative, partir à l’assaut de ses meilleurs souvenirs de bouche pour leur donner un kick contemporain et inattendu. L’enjeu ? Démontrer un savoir-faire, un sens de la création, une délicatesse aussi : traduire sans trahir. Et puis simplement faire plaisir à un copain. Car ils se connaissent, Yannick Alléno et Pierre Marcolini. S’apprécient, même. Assez en tout cas pour que le premier invite le second à prendre la casquette de rédacteur en chef du dernier numéro de Yam (lire aussi en page 26), cinquième bébé en papier glacé et pour le coup tout chocolat du toqué parisien. Un » magazine des chefs « , qu’Alléno conçoit comme une courroie de transmission, une somme de savoirs très simplement exposés à destination des foodies mais aussi de ses jeunes confrères » qui n’osent pas, c’est un problème bien français, poser les questions techniques qui les taraudent de peur de passer pour des cons « . On pourrait gloser longuement sur le sujet. Mais revenons sur le terrain. Car le match qui nous occupe a beau être amical, la pression n’en n’est pas moins intense. On ne déçoit pas les copains.
OPÉRATION FRAISE DES BOIS
Paris, gare du Nord. Chaud devant. Marcolini et Soenen fendent d’un pas pressé la valse des voyageurs, poussant un gros bac réfrigérant monté sur roulettes. Dans cet encombrant bagage : la base du dessert pour Alléno et une cinquantaine de plaques de chocolat noir que la presse française viendra goûter à la boutique parisienne du Belge cet après-midi. Pour l’heure, les titis n’en croiraient pas leurs yeux, on a une chance de pendu : en trois minutes montre en main, on dégote un taxi, c’est un monospace, le frigo entre tout juste dans le coffre. Ouf ? Pas tout à fait. Manque un ingrédient à la recette. Bruxelles n’en avait plus de stock : il reste une vingtaine de minutes avant le combat des chefs pour trouver des fraises des bois… en pleine heure de pointe. Détour par le temple de l’épicerie fine, Fauchon, place de la Madeleine. Échec. Plan B : Lafayette Gourmets. Les chiffres rouges du compteur s’envolent. Go, go, go. Bingo. Marcolini s’essuie le front en franchissant les marches en marbre grège du Meurice, un petit sachet de fruits à la main. Il est 9 h 30. Sauvé. Au tintamarre de la rue de Rivoli fait place l’atmosphère feutrée du Palace. Radical. Dans un cliquetis de cuillères en argent de belles personnes s’enfoncent élégamment dans les fauteuils griffés Philippe Starck. Un étage plus bas, dans les entrailles du système, on ne paresse pas, la cuisine est en effervescence, ça sent le pain chaud du matin, ça bouillonne, ça détaille fin, ça désosse, ça room-service. Entre les chambres, la brasserie et le gastro, 700 couverts par jour, ça presse. Une voix : » En cuisine, c’est comme à la piscine, on ne court pas ! » » Oui, chef ! » Blazer cintré, chaussures parfaitement cirées et mèche en place, Yannick Alléno débarque en son domaine journal sous le bras. Un aigle royal. Les deux adversaires se font la bise, gobent un café serré, enfilent leur uniforme blanc Dash, nous exposent le programme du derby. C’est parti.
À LA GANTOISE EN GANTS BLANCS
Yannick Alléno ouvre le bal. Direction cuisine centrale. Quelques jours plus tôt, au téléphone, Pierre Marcolini lui a parlé d’un certain waterzooi à la gantoise. Il y avait dans son discours des mots comme » tradition « , » familial « , » brûlant « , » cuisson longue « , » populaire « . Si le chef parisien avoue avoir dû googeler le nom de ce plat dont il a » entendu parler un jour » mais qu’il n’a » jamais fait, ni goûté « , la description que Marcolini lui en donne titille sa passion pour les recettes chevillées à une culture, de celles qui mijotent de génération en génération. Une haute idée de la transmission qu’Alléno a d’ailleurs défendue en soutenant d’une part la récente inscription du repas gastronomique à la française au Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité de l’Unesco et d’autre part qu’il s’échine à maintenir vivace en protégeant les agriculteurs du » terroir parisien » à la faveur de menus faisant la part belle aux produits locaux. Son principe : » C’est dangereux de vouloir brûler des livres. Préserver sa culture, ce n’est pas la figer. » Comprendre : maîtriser parfaitement la base est nécessaire à toutes les expérimentations. Donc : pour détourner la tradition, il faut en connaître les rouages. La preuve est là, s’incarne sous nos yeux. » Je n’ai fait que m’arrimer à un plat abouti mais comme on est au Meurice, j’ai remplacé le poulet par du ris de veau, pour la noblesse du produit « , commente Alléno tout en dressant son assiette avec des mains de miniaturiste. Marcolini regarde faire, salive, nous jette un £il qui murmure waouh. Alléno continue, concentré : » On retrouve le côté parisien avec la duxelles de champignons et le jambon blanc. » Ça va très vite. Comme une réminiscence du bouillon du waterzooi, une sauce crémée s’enroule lookée sabayon autour de la duxelles de champignons gainée dans son emporte-pièce, une feuille de riz remplace la pomme de terre dans le rôle du féculent, une brunoise de carottes et céleri rappelle la touche » légume » du délice gantois. L’assiette fume sur le plan de travail en Inox. Marcolini s’empare d’une fourchette et d’un couteau. Goûte. Silence. Viva : » Mmmh. Tout est là. En version 3-étoiles. J’adore. C’est riche et fin à la fois, goûteux et élégant. » Alléno savoure à son tour son effet : » Quand je goûte ce genre plat, j’ai envie d’entendre les gens parler de plus en plus fort « . » Sublime « , s’enflamme encore Marcolini en empoignant la mâchoire de son associé : » Goûte-moi ça Laurent. » Paris one point. À vous Bruxelles.
LE BAULUS ENTRE EN SEINE
Direction la pâtisserie. On se retrouve à quatre dans un petit local encaqué entre fours et frigos. Va falloir assurer. D’autant que Pierre Marcolini a une concurrente de choix : la grand-mère de Yannick Alléno. » J’ai demandé à Pierre de revisiter la brioche aux fruits qu’elle me préparait quand j’étais gamin. Pour se débarrasser de nous, elle nous filait dix balles à mon frère et à moi pour aller cueillir des fruits des bois. C’est un vieux fantasme auquel je ne me suis jamais attaqué. » Yannick Alléno a raconté au chocolatier du Sablon les plaisirs d’enfance du sucre caramélisé sur la plaque de cuisson. Une info en or. Pierre Marcolini le sait, la pâtisserie a pour elle de parler au lobe régressif de notre cerveau. Alors, pour encore plus de sincérité, c’est mathématique, autant mixer les souvenirs de l’Alléno en culotte courte aux siens. En l’occurrence, celui du Baulus, cette espèce de pêché de boulangerie noir-jaune-rouge tout en pâte levée, raisins et crème pâtissière. Mais nous sommes à Paris. Tout le défi : sans lui ôter son essence gourmande, apprendre au Baulus à corriger légèrement son accent wallon, l’assiette en porcelaine du Meurice ne s’en relèverait pas. En gros : conjuguer plaisir de gosse et raffinement de salon. Comme un peintre qui récupérerait une toile un peu grossière, Marcolini reprend les choses par le début et recommence en allégeant le propos. Chaque composante de la pâtisserie retrouve son autonomie. La pâte levée feuilletée enroule une belle frangipane au c£ur tendre, un coulis de fraises des bois et une gelée de framboise élèvent le débat, une crème douce au mascarpone et à l’huile d’amande rattrapent les manières un peu trop cavalières de la crème pâtissière. L’assiette est précise comme un Malevitch. Savoureuse comme un dessin de Sempé. Alléno saccage avec envie la composition. Termine avec les doigts. Le coup de maître du Belge : avoir saupoudré de la cassonade et du beurre dans le moule à pâte pour obtenir un effet caramel cramé sur la plaque de cuisson. Verdict : » Je ne dirais rien sur ma grand-mère mais tu viens de mettre une sacrée claque au cannelé bordelais. » Il est 12 h 30. Bruxelles et Paris se font la bise en guise d’échange de maillots. Alléno rejoint le service et Marcolini file présenter ses tablettes Ghana-Équateur aux journalistes français. Le premier mettra bientôt à la carte du Meurice son Ris de Veau façon Waterzooi. Dès ce weekend, le second propose au comptoir de sa pâtisserie du Sablon son Baulus qui parle avec l’accent parisien. Un partout.
Carnet d’adresses en pages 112.
PAR BAUDOUIN GALLER
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