Naguère lieu d’exil des empereurs byzantins, les îles des Princes, au large de la côte asiatique d’Istanbul, sont aujourd’hui devenues l’une des destinations favorites des riches Stambouliotes. Un havre de paix où fuir l’agitation citadine dans de belles villas en bois nichées entre les mimosas

et les lauriers-roses.

Istanbul. Sur le quai de Kabatas, écoliers, marchands ambulants, mères de famille et touristes d’un jour se pressent devant la passerelle du ferry en partance pour les Adalar – le nom qu’utilisent les autochtones pour désigner les îles des Princes. Nous cherchons une place sur le pont supérieur, histoire de ne rien manquer du spectacle de la ville qui se détache sur l’horizon avec ses innombrables minarets et coupoles, et à peine avons-nous levé l’ancre qu’un groupe de jeunes femmes entame une danse du ventre au rythme du darbouka. Ambiance ! Nous hélons au passage l’un des vendeurs qui tentent de se frayer un passage dans la foule pour nous procurer un verre de çay (thé) fumant et un simit (petit pain au sésame), dont nous jetons quelques miettes aux mouettes qui escortent le ferry. Quelle différence avec la frénésie de la métropole que nous venons à peine de laisser derrière nous…

TERRE D’EXIL… IDYLLIQUE

L’archipel comptait initialement dix îles, dont l’une, Vordonisi, a disparu dans les flots il y a plusieurs milliers d’années suite à un séisme. Si vous souhaitez la visiter, il vous faudra donc littéralement faire le plongeon ! Des neuf autres, qui étincellent au soleil comme un chapelet d’émeraudes enchâssées dans la mer de Marmara, seules quatre sont accessibles en ferry : Kinaliada, Burgazada, Heybeliada et Büyükada. Vous pouvez évidemment les découvrir successivement si le c£ur vous en dit mais si votre temps est compté, privilégiez plutôt les deux dernières.

Le ferry fait un premier arrêt à Kinaliada, l’île la plus proche d’Istanbul et la plus peuplée. Hormis une rangée de maisons de vacances et une longue plage de galets, il n’y a pas grand-chose à y voir. Même si vous avez simplement envie de vous prélasser les doigts de pied en éventail, attendez plutôt Burgazada, qui possède la plus belle plage de l’archipel, Kalpazankaya. Cette île abrite par ailleurs un petit musée, l’ancienne maison de l’écrivain Sait Faik, surnommé parfois  » le Tchekhov turc « , célèbre pour ces nouvelles réalistes. Tout y a été scrupuleusement préservé, comme si le grand homme pouvait à tout moment revenir s’asseoir à son écritoire.

Véritable écrin de verdure, Heybeliada respire la Méditerranée avec ses innombrables pins, oliviers et agrumes… et il fait si bon se promener ou même s’installer le temps d’un pique-nique à l’ombre de ses forêts ! Büyükada, enfin, est la plus grande île de l’archipel (büyük signifie grand en turc). C’est ici que vous trouverez les maisons victoriennes les mieux conservées, souvent entourées de jardins regorgeant de magnolias, de mimosas et de jasmins, mais aussi l’Adalar Müzesi Hangar Müze Binasi, le musée consacré à l’histoire de l’archipel.

Au Moyen Âge, il n’y avait guère sur les Adalar que quelques cloîtres et abbayes, volontairement érigés loin des tentations de la ville, et les empereurs byzantins (et, plus tard, ottomans) avaient pris l’habitude d’y bannir les membres de leur famille ou les nobles rebelles qui menaçaient leur puissance. Avec l’avènement des bacs et des bateaux à vapeur, au XIXe siècle, l’archipel commença à attirer un public de riches familles ottomanes, principalement des marchands grecs, juifs et arméniens, qui y firent construire d’élégantes demeures d’été en style victorien. Il a su conserver aujourd’hui une atmosphère romantique tout à fait unique et, bien que les îles présentent chacune un visage différent, elles ont un point commun : le trafic motorisé y est interdit, ce qui en fait de véritables havres de calme et d’air pur. Les déplacements s’y font donc à vélo, à pied, à dos d’âne ou dans une calèche haute en couleur. Y accoster, c’est poser le pied au paradis.

ROBINSONNADE

Ignorant Kinali et Burgaz, nous débarquons à Heybeli. À gauche du quai se dresse l’imposante Deniz Lisesi, l’école turque de marine qui contrôle la plus grande partie de l’île. Après une brève flânerie le long de la large promenade du bord de mer, parsemée de restaurants, de bars à narguilés et de salons de thé où les hommes jouent au trictrac, nous montons dans une calèche qui nous conduit au sommet de la colline. Durant le trajet, le silence n’est troublé que par le martèlement rythmé des sabots des chevaux et les cris des mouettes. Nous quittons notre véhicule à hauteur de l’hôtel Merit Halki Palace pour descendre la colline à pied, dans le sillage d’un groupe de musulmanes voilées entourées d’une nuée de bambins et chargées de paniers à provisions. À l’ombre des bois de pins, elles disposent sur d’amples nappes une multitude de plats généreusement garnis. En Turquie, on adore les pique-niques… et les îles sont une destination très prisée parmi les touristes d’un jour !

Nous suivons le Çankaya Caddesi le long de la côte rocheuse en empruntant de petits sentiers tortueux. À chaque pas, le paysage gagne en beauté sauvage. Apercevant un couple de nageurs dans une baie isolée, nous hésitons un instant à le rejoindre dans l’eau turquoise, lorsqu’un panneau arborant la mention  » Robinson’s Beach  » attire soudain notre attention. Nous utilisons l’escalier bancal qui descend à pic vers une anse minuscule, où un sympathique moustachu s’affaire à réparer un ponton, abrité par un parasol, tandis que son bateau de pêche flotte paisiblement un peu plus loin. Un tableau idyllique, d’autant que la petite plage de galets est déserte… Complètement déshydratés, nous demandons à Monsieur Robinson s’il n’a pas, par hasard, de quoi nous restaurer. Tout sourire, il va nous chercher deux chaises en plastique et une table qu’il installe au bord de l’eau en nous promettant du menemen, un plat aux £ufs. Disparaissant un moment dans sa hutte, il resurgit un peu plus tard avec deux bières Efes bien fraîches et une délicieuse omelette aux légumes. Assis ainsi au bord de l’eau, on comprend mieux pourquoi, de mémoire d’homme, les îles ont toujours inspiré écrivains et artistes – comme le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk, qui possède une résidence secondaire sur Heybeliada, ou encore le peintre fauviste Marc Chagall, qui vécut deux ans à Büyükada, dans une grande maison en bois avec vue sur les autres îles.

GRANDEUR FIN DE SIÈCLE

Nous reprenons à pied le chemin du port… mais c’est compter sans les montées escarpées et le soleil qui tape dur : à ce compte-là, nous allons rater le ferry pour Büyükada ! Heureusement, un couple qui passe par là en charrette accepte de nous déposer, juste à temps pour le bateau, tant et si bien que vingt minutes plus tard, nous nous retrouvons sur le quai de Büyükada à admirer le fameux Café Turing. Installé dans un bâtiment portuaire qui fit autrefois office de casino, de cinéma en plein air et de boîte de nuit, cet établissement offre un bel exemple d’architecture ottomane tardive avec ses arcades et ses vitraux. Depuis le toit aménagé en terrasse, le panorama sur la mer est splendide.

Comme il fait un rien trop chaud pour une balade en vélo, nous décidons, par facilité, de rallier en calèche le plus haut sommet de l’archipel : le Yüce Tepe, où se trouve également Aya Yorgi, le monastère de saint Georges. En route, nous remarquons un bâtiment immaculé arborant des volets rouges et deux élégantes coupoles, qui n’est pas sans dégager une certaine grandeur fin de siècle. C’est le célèbre Splendid Palas, adresse très en vogue parmi l’aristocratie stambouliote et les proches du sultan au début du XXe siècle, qui accueillit également, le temps d’une nuit d’amour, Édouard VIII et Wallis Simpson. L’hôtel n’a rien perdu de son charme, et il respire encore la nostalgie d’antan… Nous poursuivons notre route, passant devant des villas Art nouveau magnifiquement restaurées, comme celle d’Izzet Pasha sur Çankaya Caddesi, où Leon Trotsky exilé rédigea son Histoire de la révolution russe en 1930 – et où sa fille se suicida en 1933. Un peu plus loin dans la même rue, le très romantique jardin du Kültür Evi propose thé turc et café.

LIEU SAINT

La calèche nous dépose devant un petit parc, surnommé  » Lunapark  » par la population locale, d’où une montée escarpée mais charmante permet de rejoindre le sommet. C’est là qu’est nichée l’attraction la plus populaire de l’île, le monastère du VIe siècle dédié à saint Georges. On peut s’y faire mener à dos d’âne, mais nous préférons poursuivre à pied, histoire de mitrailler le panorama ! Sur le trajet, nous remarquons avec étonnement d’innombrables rubans accrochés aux arbres et une série de fils de coton qui longent le sentier. Aux portes du monastère, une vieille femme grecque, son chapelet à la main, nous livre la clé de ce mystère : la voie qui mène à l’église d’Aya Yorgi – saint vénéré tant par les chrétiens orthodoxes que par les musulmans – est flanquée d’  » arbres à v£ux  » où les pèlerins accrochent des morceaux de tissu dans l’espoir que leur prière soit exaucée. Et de fait, les rubans arborent des demandes griffonnées à la hâte : pour un bébé en bonne santé, du travail, de bons résultats aux examens, un gentil mari… Dommage, nous n’avons pas de ruban sous la main, même si ce ne sont pas les souhaits qui manquent ! Mais qui sait, peut-être le saint homme se satisfera-t-il d’un cierge dans sa chapelle joliment décorée…

D’ici, la vue sur Istanbul est tout simplement époustouflante. Installés sous l’auvent en paille du café le plus proche, nous sirotons un verre de rouge en savourant le merveilleux coucher de soleil sur la mer de Marmara. Le soir, nous dînons dans l’un des petits restaurants du port – mezze arrosés de raki, loup de mer frais grillé et salade -, observés par les chats et les mouettes qui se partagent les rochers au bord de l’eau dans l’espoir de grappiller quelques miettes du festin. Ah, que la vie semble simple sur les îles des Princes… Avant de reprendre le bateau pour Istanbul, dernier détour par le glacier Mado, pour goûter à une spécialité typiquement turque : la glace au mastic, à base de résine du pistachier lentisque.

L’ambiance sur le ferry est beaucoup plus calme qu’à l’aller. Tous les passagers semblent perdus dans leurs pensées tandis qu’ils contemplent, au loin, les Adalar baignées dans les dernières lueurs rouges du crépuscule.

PAR NATHALIE BEVERNAGIE / PHOTOS : KAT DE BAERDEMAEKER

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