Au chapitre du romantisme, rien n’égale cette ville maure surplombant les eaux, inépuisable source d’inspiration pour tous les artistes et écrivains. Une ville où l’Histoire a écrit ses plus belles pages.

Si le tourisme climatisé vous rassure, maintenez votre réservation habituelle à Marrakech. Tanger, au débouché occidental du détroit de Gibraltar, moins aimable et moins sûre, est aussi moins visitée, mais son air de survivante en lambeaux et son mystère équivoque, entretenu par une littérature aussi abondante qu’énamourée, lui ont conservé les faveurs de ceux qui n’envisagent pas une seconde de passer d’Europe en Afrique autrement que par ce seuil de légende. S’agissant de sa fondation, Tanger, en effet, ne se mouche pas du coude et s’attribue trois formidables pères fondateurs : Noé, survivant au Déluge, Hercule, relevant de travaux, et l’inévitable Ulysse. Si la présence humaine en ces lieux est attestée quelque 20 000 ans avant Jésus-Christ, leur entrée dans l’Histoire se signale par l’installation d’un comptoir punique (Tingi). Après quoi, Tanger (Tandja) sera tour à tour romaine (Tingis) propriété des califes d’Al-Andalus, portugaise, anglaise, un peu espagnole, approxi-mativement française. Le cosmopolitisme de cette ville maure surplombant la ligne de partage des eaux constitue sa marque de fabrique, définitivement labélisée entre les années 1920 et 1950 du siècle dernier. Décrétée zone internationale, dotée de neuf légations des grandes puissances signataires du traité, elle grouille de ministres plénipotentiaires et de diplomates vaguement barbouzards. Son statut fiscal exceptionnel (ni droits de douane ni impôts) attire aussi bien des milliardaires, dont Malcolm Forbes et ses fêtes mirobolantes, que des aventuriers, des peintres (Matisse y prend la relève de Delacroix), des écrivains en rupture de ban (Gide précède Paul Bowles, Genet et les amis beatniks d’Allen Ginsberg, sans rien dire des junkies tel William Burroughs), de douteuses princesses et de vrais forbans. Au chapitre du romantisme portuaire, Tanger le dispute alors à Tampico, à Hambourg ou à Valparaiso. C’est la ville de tous les trafics : argent, secrets militaires, drogue, sexe. Au Café de Paris, épicentre de la nouba tangéroise, se retrouvent diplomates, proxénètes, artistes, truands et vieux messieurs amateurs de jeunes gens aux longs cils. L’alcool y coule à flots. Aujourd’hui, il est banni de cette espèce de Flore décati, comme de la plupart des lieux publics. On se couche tôt entre le Grand Socco (souk) et le Petit, si chers à Joseph Kessel. La maraude gay et la quête de substances altérantes n’ont pas tout à fait disparu des m£urs locales, mais elles ne s’exercent plus que de façon furtive, réprouvée par le zèle des défenseurs de la vraie foi. Les femmes qui allaient épaules nues, de jour comme de nuit, se sont presque toutes voilées. En quelque trois décennies, Tanger est passée d’une centaine de milliers d’habitants à plus de 1 million d’âmes en peine. Entre bidonvilles suburbains, béton provisoire, et marbre trop blanc pour ne pas évoquer le blanchiment, petite délinquance et grande pauvreté entretiennent un foyer de ressentiments qu’attise à loisir l’intégrisme le plus ombrageux.

Que reste-t-il des fastes interlopes de naguère ? Des ruines émouvantes comme le théâtre Cervantès (1913) ; et, de manière plus générale, les vestiges branlants d’un éclectisme architectural sans pareil. Non par strates, mais dans un télescopage dont on ne peut prendre la mesure qu’en marchant, c’est à dire en passant d’un mur lépreux de la médina au néoclassique de l’ancienne légation américaine (1821), qui se visite ; d’un palais hispano-mauresque, qui ne se visite pas, à des bâtiments Art déco d’inspiration viennoise ou française du palais du sultan (devenu le beau musée Dar-el-Makhzen), qui date du xviie siècle, aux constructions futuristes du prochain port Tanger Med (dont on espère des emplois), du labyrinthe odorant des souks au cloître silencieux du palais des Institutions italiennes (sur demande), d’un quartier pouilleux aux somptueuses résidences du Marshan, cernées d’arums et de roses, villas florentines, provençales, répliques de cortijo andalou, façons de cottage Nouvelle-Angleterre. Ne manque que le chalet tyrolien. En cherchant mieux, vous le débusqueriez peut-être entre une tombe phénicienne et un temple anglican transformé en mosquée. A peu près tous les styles de toutes les époques sont disséminés sans rime ni raison apparentes. Telle est l’ultime séduction de Tanger, ce miroir brisé dont chaque éclat sollicite l’imagination romanesque. De la mélancolie à l’état volatil. Si l’on n’est pas sensible à ce charme délétère, il peut, à l’usage, se révéler déprimant. Restent la citadelle virile de la casbah, le spectacle ininterrompu des ports, et, au cap Spartel, où l’on comprend qu’Hercule ait choisi de se reposer, la vue sublime sur le mariage sans cesse renouvelé de l’Atlantique et de la Méditerranée. Restent, surtout, cette lumière mouillée dont la douceur émouvait tant Matisse, et la fascinante  » indolence active  » des Tangérois se rendant sur la  » terrasse des Paresseux  » pour y contempler, des heures durant, le mirage de l’Europe si proche, et tellement lointaine. Le soir bleuit un instant les murs neigeux, allonge les ombres, puis tout n’est plus que silence et lampes sourdes. Aucun guide ne flèche ces choses-làà En somme, il faut prendre Tanger comme une sorte de Pompéi qui respirerait encore : avant son dernier souffle ou la prochaine éruption.

Pierre Veilletet

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