Barbara Witkowska Journaliste

Les chaussures Berluti ont une patte et une patine inimitables… Les hommes les plus raffinés au monde y succombent depuis 1895. A découvrir aujourd’hui :

la basket et la maroquinerie, nouveaux objets de convoitise.

Même dans l’univers des chaussures de luxe, impossible d’y échapper. Les héritiers, les hommes fortunés et amateurs de beaux souliers, eux aussi veulent, tous, des  » baskets « . Ils ont donc demandé à Olga Berluti – la seule femme bottier au monde – de leur dessiner un modèle exceptionnel et exclusif, à l’image de la prestigieuse maison éponyme. C’est ainsi qu’est née Indio, une création souple et silencieuse, pour marcher en ville d’un pas léger. Il a fallu quatre ans pour la mettre au point. A nulle autre pareille, elle est un concentré de technologie à l’intérieur et la quintessence de l’artisanat à l’extérieur. Cuir décliné dans un superbe camaïeu de tons fauves, incontournable patine réalisée à la main, surpiqûres, points sellier, points jetés et coutures apparentes… Voilà pour le côté artisanal. A l’intérieur, une semelle high-tech, remplie de gel par injection, épouse parfaitement la voûte plantaire et a la mémoire de tous les chocs. Indio peut être entièrement ressemelée, s’inscrivant ainsi dans la philosophie séculaire de la maison de créer des souliers  » qui durent une vie « .

L’autre grande nouveauté ? Une petite collection de maroquinerie.  » Chez nous, on fait du sur-mesure depuis toujours, explique Olga Berluti. Dans le passé, il m’arrivait de remettre en état, pour faire plaisir à mes clients, des portefeuilles ou des serviettes, hérités de leur père ou de leur grand-père. Pour les plus exigeants j’ai aussi réalisé quelques cartables. A la fin, j’ai été tellement sollicitée, que je ne pouvais plus m’esquiver. Alors, j’ai dessiné une ligne de sacoches et de bagages.  » La difficulté ? Le poids. Aujourd’hui, pas question de s’encombrer de bagages rigides, pesants comme une armure. On veut du léger, du souple et du sensuel. Une fois de plus, la technique est venue à la rescousse. Les peaux qui habillent les pochettes, les porte-documents, les sacs de postier et les sacs pour un court voyage d’affaires (trois nuits maximum) ont reçu un traitement spécifique qui leur confère cette légèreté poids plume, tellement appréciée. Certains modèles sont ornés de ces fameuses calligraphies, gravées au scalpel dans le cuir qui avaient déjà fait le succès d’une ligne de chaussures. Tous dégagent les mêmes émotions que les bagages d’antan.

Une longue histoire

Olga Berluti nous reçoit dans son superbe atelier, blotti au fond d’une cour pavée, dont Paris a le secret. Partout on retrouve son inclination pour le cuir. Il est omniprésent, habille les tables basses, les coffres, les boîtes. Il recouvre entièrement les grands placards qui courent tout le long d’un mur. Même le grand rideau qui isole l’atelier du salon est en cuir !

Avec ferveur, Olga Berluti nous raconte l’histoire de la maison. Tout commence à la fin du xixe siècle avec l’arrivée à Paris d’Alessandro. Ebéniste de formation, amoureux du bois et de la forme, il conçoit, dès 1895, les premiers souliers d’une longue série, uniquement pour femmes, et, bien entendu, sur mesure.  » Les concierges des grands hôtels, Ritz ou Meurice, envoyaient les riches clientes chez mon aïeul, dans sa chambre de bonne. Ce sont ces femmes-là qui ont fait la notoriété de Berluti.  » Torello, le fils, ouvre, en 1928, un atelier rue du Mont-Thabor, à deux pas de la place Vendôme. Visionnaire, perfectionniste et passionné par le soulier, il le travaille comme un sculpteur et un esthète. Parmi les nombreux modèles qu’il a dessinés, quelques-uns sont devenus les formes emblématiques de la maison, tels  » l’escarpin à lacets « , un modèle d’une pureté extrême, réalisé d’une seule pièce sans couture, mais aussi le mocassin construit également d’une seule pièce et, enfin, le soulier Napoléon III, forme montante avec élastique de côté, véritable révolution, à l’époque. Berluti acquiert une notoriété internationale. Pour mieux accueillir les clients qui accourent du monde entier, Torello s’installe au n° 26, de la rue Marbeuf, à deux pas des Champs-Elysées, dans un prestigieux espace décoré de bois et de cuir qui rend ainsi hommage aux deux métiers de son père. Son fils Talbinio, architecte de formation, fait le tour du monde pour dénicher les cuirs les plus rares et les plus précieux. Dans la boutique, les stars de l’époque défilent : Dean Martin, Yul Brynner, Richard Burton, Eddie Constantine, mais aussi Onassis et le shah d’Iran.

Olga, la jeune cousine de Talbinio arrive rue Marbeuf en 1959 et entreprend un long apprentissage sur le tas. Et quand elle reprend les rênes de l’entreprise familiale, elle décide de se consacrer uniquement à l’homme. Elle voue en effet aux souliers masculins une passion sans bornes. Pour elle, il ne s’agit pas de  » simples chaussures « , objets fonctionnels et confortables, mais d’objets esthétiques chargés de sens, de valeurs et d’émotions. Aujourd’hui, elle se consacre exclusivement à la création et aux prototypes, mais dans chaque paire réalisée par des artisans triés sur le volet, on ressent son âme, sa personnalité et son inimitable marque de fabrique : la patine.  » Un soulier sans la patine n’a pas encore d’identité. C’est en massant le cuir à la main, pendant des heures, avec un chiffon de lin et avec un mélange d’huiles essentielles, de cires et de pigments, que je suis parvenue, en 1973, à obtenir ces couleurs chatoyantes, mordorées et profondes comme des laques japonaises. Venez voir.  » On fait un tour à l’atelier, au fond de la pièce. Au-dessus des établis d’Olga tendus de cuir, patiné naturellement celui-là, on admire toute une collection d’huiles essentielles, enfermées dans de beaux flacons anciens. On n’en saura pas plus : secret de la maison. On jette un coup d’£il sur les beaux croquis et dessins, puis on s’intéresse à une collection de formes de pied, exposées un peu partout, telles des £uvres d’art et habillées de tissus colorés, de dentelles, de paillettes ou agrémentées de petits objets et d’accessoires. Ce sont les ex-voto d’Olga Berluti, les formes de pied des clients décédés : Frank Sinatra, Richard Burton, Jean Cocteau, Andy Warhol, Marcello Mastroianni, les Rothschild, et tant d’autres…

Une grande créativité

Les clients d’aujourd’hui, qui sont-ils exactement ? Les grands de ce monde, les artistes et les comédiens, poussent toujours la porte de la boutique ou de l’atelier. Il y a aussi les jeunes, dont le benjamin a… 14 ans. Sans oublier les  » époques « , comme chez les grands peintres. Il y a eu celle des grands cuisiniers, par exemple. Le début des années 1990 coïncide, lui, avec l’arrivée des Russes. Un peu plus tard, se sont les Africains qui plébiscitent Berluti. Et voici que commence l’ère des Chinois et des Indiens.

La force de Berluti, ce n’est pas uniquement la patine, le superbe cuir Venezia, le travail artisanal de haut niveau et le sur-mesure. Au fil des ans, de nouveaux modèles, parfois audacieux, ont enrichi la collection de base, en suivant, aussi, les évolutions de la mode. Quand la largeur des pantalons a changé et quand l’homme a adopté le pantalon  » cigarette « , celui-ci s’harmonisait mal avec les  » patates  » (souliers classiques arrondis). Olga Berluti a alors mis au point le modèle Club, plus allongé. Le célèbre escarpin à lacets, elle l’a décliné dans une dizaine de versions différentes. La mise au point de la patine, lui a soufflé d’autres idées.  » En massant le cuir pendant des heures, j’en suis tombé amoureuse. J’ai voulu ainsi utiliser le même langage que celui de la peau humaine, avec les tatouages et les scarifications.  » Un succès. Dans la collection Tatouage, des tigres ou des dragons cracheurs de flammes bondissent sur le pied. Plus osé, le modèle Piercing, affiche sur le côté de la peau plissée et retenue par un  » anneau  » artistiquement cousu.  » Ce sont mes clients qui m’inspirent, confie Olga Berluti. Je n’ai pas d’idées personnelles, je suis un réceptacle. Mes clients sont nomades, voyagent beaucoup et se définissent comme des « vagabonds de luxe ». Ils m’écrivent souvent, me racontent leurs voyages, leurs activités, leurs projets et leurs désirs. J’enregistre tout, je réfléchis, puis j’essaie de trouver les solutions.  »

Carnet d’adresses en page 98.

Barbara Witkowska

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