Le cinéma a boudé un temps la ville préférée de Lambert Wilson et cadre de La  » Dolce Vita « , son film culte. Une nouvelle génération de metteurs en scène tourne dans les faubourgs et les quartiers méconnus de Rome, qui entame ainsi son come-back à l’écran.

Griserie du vent dans les cheveux, ivresse de la vitesse, même à 40 kilomètres à l’heure… Juché sur une Vespa, casque sur la tête et accélérateur bien en main, le touriste cinéphile tressaute sur les pavés et démarre ses  » Vacances romaines « . Comme dans le film de William Wyler (1953), les façades bleu ciel ou gris pâle, aux couleurs de la capitale italienne, défilent derrière le pare-brise en Plexiglas. Aux feux rouges, les Romains parlent avec les mains, le portable collé à l’oreille. Sous le soleil qui darde ses rayons, les estivants jettent quelques centimes d’euro dans la fontaine de Trevi et mangent une glace en cornet sur les marches de la piazza di Spagna. Ne manquent au spectacle que Gregory Peck et Audrey Hepburn, le séduisant photographe et la jolie princesse égarée sur les berges du Tibre…

Difficile de faire un pas dans Rome sans tomber sur un coin de rue que le cinéma n’ait pas immortalisé : peu de villes peuvent se targuer d’incarner à ce point tout un pan de l’histoire du septième art. Par sa créativité et son rayonnement, le cinéma italien de l’après-guerre a propulsé Rome sur la scène artistique internationale.  » Rome, ville ouverte  » (1945) de Roberto Rossellini,  » Le Voleur de bicyclette  » (1948) de Vittorio De Sica, ou  » La Dolce Vita  » (1960), de Federico Fellini imprègnent encore les murs de la via Veneto ou de la piazza di Spagna. A tel point que le visiteur est tenté de les toucher pour vérifier qu’ils ne sont pas en carton-pâte.

Du néoréalisme à la comédie, la ville joue un rôle de premier plan.  » Tous les chefs-d’£uvre italiens des années 1950 et 1960 ont été tournés dans la capitale « , explique Renzo Rossellini, le fils du grand cinéaste, ancien producteur de Fellini ( » La Cité des femmes « ) et professeur de cinéma à l’université de Rome. A la chute du fascisme, en 1945, Roberto Rossellini, le premier, quitte les studios dévastés et descend dans les rues détruites de la capitale à peine libérée pour filmer la résistance dans  » Rome, ville ouverte « .  » Umberto D.  » (1952), de Vittorio De Sica, critique sociale au vitriol, met en scène un fonctionnaire retraité réduit à la misère qui mendie, malgré la honte qu’il éprouve, devant un Panthéon écrasant qui figure l’Etat. Dans  » La Dolce Vita « , Fellini filme tout autant les courbes des statues de la fontaine de Trevi que les formes généreuses d’Anita Ekberg.

Que reste-t-il, à présent, de ce glorieux passé ? En apparence, rien, ou presque. Le poids de la télévision et celui du cinéma d’outre-Atlantique font que la production italienne n’est plus que l’ombre d’elle-même :  » Dans les années 1950, on réalisait 500 longs-métrages par an, rappelle Renzo Rossellini. Notre cinématographie était la plus importante du monde. Dans les années 1980, on est tombé à une cinquantaine de films annuels.  »

Même la mythique Cinecittà n’a pas résisté à la nouvelle donne. Il suffit de pousser une porte pour s’en rendre compte : l’ancien studio 5, qu’affectionnait Fellini, sert de plateau pour une émission de variétés.  » Aujourd’hui, explique Carole André, responsable du marketing, les shows de la RAI ou de Mediaset, le groupe de Berlusconi, représentent 40 % de l’activité.  » Et si, depuis leur privatisation il y a quatre ans, les studios attirent de nouveau les cinéastes, ceux-ci sont surtout américains. Saupoudrées de sel pour figurer la neige, les façades lézardées de  » Gangs of New York « , de Martin Scorcese, tiennent encore debout. Plus loin, Mel Gibson a tourné  » La Passion « , sur les dernières heures du Christ. Tous ces fabuleux décors sont, hélas, fermés au public. A défaut de les montrer, Emmanuel Goût, ancien président de Telepiu fraîchement recruté par Cinecittà Studios, projette d’y implanter un parc à thème :  » Je vais m’inspirer des studios Disney et Universal, et de ceux de Gardaland, en Italie, déclare-t-il, pour créer ici, non pas un musée, mais un lieu à la fois culturel et divertissant, qui devrait ouvrir dans trois ans.  »

Vedette de cinéma pendant des décennies, Rome serait-elle désormais condamnée à faire de la figuration ? Visiblement, la nouvelle génération du cinéma italien peine à trouver ses marques dans la ville éternelle. Et il faut un Anglo-Saxon, Peter Greenaway, pour oser mettre en scène, dans  » Le Ventre de l’architecte  » (avec Lambert Wilson, 1987), des monuments romains aussi emblématiques que l’Autel de la Patrie, le Capitole et le Panthéon.

 » Actuellement, raconte Andrea Occhipinti, ancien acteur, producteur et distributeur, les cinéastes ne peuvent plus filmer la fontaine de Trevi ou le cirque Maxime sans faire référence à Fellini ou à  » Ben Hur « . Du coup, ils délaissent la capitale et se concentrent plutôt dans leur région : Naples, Bologne ou encore la Sicile pour Emanuele Crialese, le réalisateur de  » Respiro  » (2002).  » Un point de vue que partage Renzo Rossellini :  » Désormais, il est difficile de tourner à Rome. La ville est devenue tellement touristique que les cinéastes craignent de tomber dans le cliché ou la carte postale. En outre, les films actuels, plus intimistes, se passent souvent en intérieurs, si bien qu’ils peuvent être tournés n’importe où.  » Focalisé sur la bourgeoisie romaine,  » L’Ultimo Bacio  » ( » Le Dernier Baiser « , 2001), de Gabriele Muccino, s’inscrit dans cette veine. Dans son deuxième long-métrage,  » Ricordati di me  » ( » Souviens-toi de moi « , 2003), le réalisateur se hasarde à l’extérieur et promène sa caméra dans le jardin des Orangers, sur l’Aventin, là où Fellini tourna  » Les Nuits de Cabiria  » (1957).

Si certains metteurs en scène se réapproprient les quartiers immortalisés par leurs prestigieux aînés, d’autres réinventent le décor romain en changeant de cadre. Il y a dix ans, Nanni Moretti sillonnait la Garbatella avec sa Vespa pour  » Journal Intime  » (1994). Aujourd’hui, Ferzan Ozpetek s’attache au Ghetto et à Ostiense, où il habite.  » Je préfère montrer la Rome actuelle, à travers une ancienne zone industrielle où se multiplient les bars et qui attire les jeunes Romains, plutôt que des monuments qui n’ont aucun rapport avec l’histoire que je raconte « , affirme ce réalisateur turco-italien qui vit dans la péninsule depuis vingt-sept ans. Dans  » Tableau de famille  » (2002), il s’est ainsi promené autour du gazomètre d’Ostiense, immense squelette métallique qui monte vers le ciel, dans les ruelles branchées de la via Liberta, à côté du Marché général fermé récemment et dans la centrale Montemartini, ancienne usine électrique transformée en musée d’art antique. Son dernier film,  » La Finestra di fronte  » ( » La Fenêtre d’en face « , 2003), qui a pour personnage principal un juif homosexuel recouvrant la mémoire, se déroule presque entièrement autour de la ravissante fontaine des Tortues, piazza Mattei, comme si, en même temps que le héros, le réalisateur redécouvrait le Ghetto, vieux quartier juif ignoré des touristes et rarement mis en scène. Il était temps que le cinéma braque ses projecteurs sur un autre visage de Rome, celui de la périphérie populaire et industrieuse, moins grandiose que le centre historique, mais autrement plus mystérieuse.

Dalila Kerchouche

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