Les temps sont durs, alors mieux vaut adopter une philosophie vestimentaire axée sur la tendresse, la couleur, la poésie. Tel est le credo de Romeo Gigli dont le prénom d’amant tragique révèle surtout une mode passionnée et positive.

Des hommes-fleurs, des fem-mes aux allures de Shéhérazade urbaine, des dandys pas coincés en costumes rayés, des demoiselles langoureuses sans être évaporées, des garçons dégingandés mais chics à mourir, des silhouettes baroques, bariolées et bien dans leur époque… Bref des gens des deux genres vêtus par un virtuose des couleurs, un maestro des motifs, un  » Titien  » du textile. Entre élégance absolue et nonchalance, l’Italien Romeo Gigli se taille, depuis de nombreuses années déjà, une réputation de créateur-poète sachant faire rimer féminité et contemporanéité, avant-garde et garde-robe astucieusement agencée. Dans les années 1980, par exemple, en pleine vogue de lignes agressives, de carrures exagérément appuyées et de noir plus que noir, Gigli ose les vestes déstructurées, les coupes  » cool  » qui caressent le corps au lieu de le contraindre, la polychromie pétulante.

En 2003, il mute les messieurs en Ulysse moderne en route vers Ithaque (NDLR : le célèbre £il d’Ulysse, censé protéger l’intrépide explorateur et ses compagnons du mauvais sort, apparaît ici de façon subtile au travers des lunettes colorées qui accessoirisent les tenues) tandis qu’il mène les dames aux confins d’un désert de carte postale. Les balises de cette route stylée ? Un méli-mélo harmonieux de rayures, de fleurs, d’impressions cachemire, de carreaux caracolants, de dessins rappelant les tatouages maoris. Et pour servir de trame à ce chaos finalement fort cohérent, des tissus précieux, chatoyants tantôt techniques et tantôt purs comme l’eau d’une source.

En évoquant ces explorateurs pacifiques d’un continent imaginaire où les fusils seraient définitivement remplacés par des fleurs, Romeo Gigli déclare que  » Puisque nous vivons dans un monde sans cesse aux prises avec les pires calamités, Ithaque doit exister. Elle doit exister comme métaphore de l’envie de découvrir sans cesse le côté aventureux, et donc créatif, de l’existence. La mode a justement ce merveilleux pouvoir de nous fournir une clé pour nous évader, de dépasser une réalité bien souvent laide « .

Depuis ses débuts dans la mode û sa griffe existe depuis vingt ans û, Romeo Gigli s’est attelé à embellir le quotidien. Et l’on peut même qualifier d’atavique ce sens du  » bellissimo  » car le créateur, né en 1950 à Faenza près de Ravenne, a grandi dans un milieu dévoué aux arts. La famille Gigli fourmille en effet de libraires, d’antiquaires, de férus d’histoire ancienne et d’autres mordus de choses exceptionnelles. Des études d’architecte menées tambour battant confirment l’intérêt du jeune Romeo envers l’esthétique.  » Pour créer, il faut savoir construire, même si j’estime que le concept même de création ne souffre aucune catégorisation, qu’elle soit d’ordre architectural ou autre.  »

S’ensuivent des voyages lointains grâce auxquels le futur styliste, qui se qualifie de  » découvreur au long cours « , aiguise son sens de la couleur, du toucher des étoffes et du détail détonnant.  » Comme je le disais précédemment, je ne me laisse pas conditionner par la réalité. Mais je garde les yeux ouverts sur mon époque et sur le monde. Si je mélange des idées pêchées en Afrique, en Méditerranée, au Japon ou en Inde, c’est parce qu’il y a mille manière d’imaginer et de ôs’imaginer » un vêtement à travers les cultures les plus disparates. D’ailleurs, cette multi- culturalité au service de l’inventivité me passionne. Dans ce domaine, le Beau ne connaît pas de frontières. Et c’est le meilleur carburant à verser dans le moteur de notre existence, non ? »

Suivant à la lettre ce précepte, Romeo Gigli ira  » faire ses classes  » hors Italie, à Londres et de l’autre côté de l’Atlantique notamment. En 1979, il s’installe à New York et travaille pour la maison Dimitri où il développe une maîtrise magnifique du tailoring. Cette technique de maître tailleur, il va l’employer à reformuler les proportions des corps féminin et masculin afin de les rendre simultanément sensuels et naturels, posant ainsi les fondations d’un  » style Gigli  » reconnaissable entre tous.  » Avec tout le respect dû aux grandes figures que j’ai rencontrées, j’éprouvais souvent la sensation de me sentir autre part, d’avoir quelque chose de différent à dire. Une sensation qui me remplissait à la fois d’enthousiasme et de peur « , se remémore-t-il. La volonté l’emportera cependant sur la crainte :  » le sens de l’élégance est pareil au courage : on en a ou pas « .

En 1983, Gigli lance donc son propre label et deux ans plus tard, il organise son premier défilé femmes. Puis tout va plus  » allegro  » que  » piano  » : le démarrage d’une collection masculine en 1986, l’inauguration, l’année suivante, d’une première boutique éponyme sur l’une des artères chics de Milan, au Corso Como (NDLR : cet espace, à l’instar des autres magasins Romeo Gigli qui s’ouvriront plus tard en Italie, aux Etats-Unis, en France et au Japon, servira aussi d’écrin à maintes manifestations d’ordre culturel et artistique), le lancement de plusieurs parfums, d’une gamme de lunettes, de vêtements en cuir, de cravates, de la deuxième ligne û hommes et femmes û baptisée  » G Gigli  » en 1991, d’une collection de maille, etc.

Depuis 1989, Gigli défile à Paris afin de présenter ses collections féminines tandis que sa ligne masculine est montrée à Milan :  » J’admire ces deux villes pour leur génie respectif et de toutes les façons, à mes yeux, Paris incarne la femme et Milan, l’homme.  »

Le créateur, qui fait fabriquer ses produits en majorité dans son pays d’origine, travaille alors avec la fine fleur du textile italien tel le groupe Ermenegildo Zegna. Il se distingue par le raffinement de ses costumes dont certains sont réalisés quasi à la main, dans des tissus exclusifs. Son savoir-faire où cohabitent subtilité et originalité sera l’objet de nombreuses récompenses comme le fameux Woolmark Award.  » Si je devais choisir un mot qui résume ma vision de la mode, ce serait le néologisme suivant : élégantessentiel.  » En 1992, Gigli est même décoré comme Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres par le ministre français de la Culture. Une belle façon de souligner le caractère humaniste et pluriel de l’£uvre de Romeo Gigli : outre le vêtement et ses satellites, il réalise des costumes pour le théâtre et l’opéra, des kilims édités en série limitée, des lampes en alu, des services de table en verre, des objets en mosaïque… Côté photos, il collabore avec les stars de l’objectif ; Paolo Roversi, Richard Avedon… capables de saisir cette image intimiste et sereine qui fait vibrer chacun de ses modèles. Voici quatre ans, le créateur, qui a connu un passage à vide financier à la fin des années 1990, s’allie au mégagroupe italien I.T. Holding qui développera et commercialisera désormais ses produits.  » Les mo-ments difficiles et pénibles surviennent tôt ou tard ; c’est le lot de chacun. En ce qui me concerne, ils m’ont permis de comprendre très vite qui j’étais véritablement et où je voulais aller. La réponse était claire : je voulais rester dans ce métier que j’adore.  »

Marianne Hublet

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