On le chasse ou on l’encense, mais le mauvais goût n’est-il pas intrinsèquement lié à l’histoire de la mode ? Réponse avec une nouvelle exposition au prestigieux Barbican Center (*).

Le vulgaire, ou la mode redéfinie, glorifie les transgressions du goût. Expo la moins chic de l’année, elle devrait néanmoins aider à redéfinir les valeurs esthétiques, à l’heure où la rhétorique anti-élite fait trembler nos sociétés. Elle ne pouvait se tenir ailleurs qu’au Royaume-Uni, pays qui a le mieux exploré tout le spectre de l’élégance, depuis le style victorien normatif jusqu’aux desperados de l’outrage (les punks), et qui cultive aujourd’hui un admirable laisser-faire, permettant d’aller au supermarché en pyjama et au bureau couvert de piercings.

En anglais,  » vulgar  » est associé à la notion d’excès, avec pour synonymes  » ostentatoire « ,  » tapageur « , etc. Il exprime un désir de s’affirmer, transgressant la politesse et la retenue qui formaient autrefois le socle de la vie sociale. Co-commissaire de l’expo, le psychanalyste Adam Phillips définit le vulgaire comme une tentative de  » créer de l’inacceptable, une forme de protestation qui conteste les normes culturelles « . Une sédition de l’apparence revendiquant des plaisirs interdits, et qu’une ancienne tradition associe au peuple. Le mot vient en réalité du latin vulgus, qui signifie : la foule, les masses. Opposer le public, amateur de jouissances directes et partagées, à la  » caste  » individualiste des sublimateurs est une approche que Bourdieu n’aurait pas reniée. Elle convient à la Grande-Bretagne, où les banlieues prolétaires cultivent un kitsch parfois violent. Issue de ce milieu, la pop culture, rappelle le psychanalyste, a beaucoup exploité le vulgaire. En revanche, la mode n’a cessé de proposer des idées nouvelles correspondant à des goûts et à des styles de vie variés,  » qui englobaient dans la norme ce qu’on avait jadis cru vulgaire « .

Autant dire, avec Adam Phillips, que  » rien n’est véritablement vulgaire en soi « , et moins encore pour toujours… Onze catégories définissant cette notion ont été identifiées, qui ne plairont pas à tous : le conformiste, le confortable, le fashionable, l’essentiel, le nature, etc. Deuxième commissaire en titre, Judith Clark avertit :  » Nombre de pièces ici présentées ne sont d’habitude pas associées à ce mot « , ce qui aide à mieux cerner ce dernier. C’est le cas d’une robe à la Mantua, modèle du XVIIIe siècle dont l’extrême largeur, trois siècles plus tard, nous paraît absurde. Mais aussi de celle de Mondrian dévoilée par Yves Saint Laurent en 1965, qui avait un peu fait scandale, en cette époque où la mode n’osait pas se revendiquer comme un art, encore moins investir les musées. L’exposition confronte une chasuble du XVe siècle, brodée de fils d’or et d’argent comme un habit de maharadjah, avec une robe de Schiaparelli au fil d’or millésime 1937, ornée d’un paysage façon Dali. Les mélanges  » impossibles  » du duc de Windsor – rayures, carreaux et pois – ont fait hausser les sourcils en leur temps. Mais, quand le vulgaire vient d’aussi haut, mérite-t-il encore ce nom ?

PROVOC’ POUR TOUS

Aussi ludique qu’instructive, l’exposition accorde une large part au too much, si florissant depuis trente ans. En bonne place, les extravagances néobaroques de John Galliano pour Dior, les tableaux en 3D de Viktor & Rolf… Provocateur parfois agressif, le vulgaire peut dynamiter le costume noir des puritains hollandais du Siècle d’Or ou transformer les tops en objets fétichistes, comme Marc Jacobs l’a fait pour Louis Vuitton dans son prêt-à-porter de l’année 2012. Aux antipodes de la beauté classique, aux canons gravés dans le marbre, il prend plaisir à déformer la trop parfaite plastique d’un corps de mannequin – voir cet automne les silhouettes oversize inspirées de Martin Margiela -, dans une veine inaugurée par le fameux tee-shirt  » Tits  » aux seins peints, créé il y a quelque trente-cinq ans par Vivienne Westwood et Malcolm McLaren, et qui a trouvé son apothéose en 2010 avec la jupe phallique à trompe d’éléphant de Walter Van Beirendonck, éternel provocateur de la création anversoise, portée avec un chapeau XXL. Autrefois cantonnée à quelques richissimes élégantes, dont les tenues étaient recopiées en version plus modeste par les couturières, la fashion a choisi de s’adresser aux masses et à la rue en incorporant une part de leur esthétique.

L’exposition fait le tour des inspirations denim – tissu prolétaire par excellence -, des vêtements de travail recréés en chic, mais aussi des tenues populaires jadis portées dans nos provinces, comme les robes arlésiennes délicatement revisitées par Christian Lacroix dans sa haute couture des années 90.

Après une jeunesse assez provocatrice, qui l’avait vue tailler des robes en jersey – une matière réservée au linge de corps masculin -, Coco Chanel était devenue, le succès aidant, une inconditionnelle du style, intemporel par essence, et donnait de la mode une définition méprisante :  » C’est ce qui se démode.  » Cette discipline vouée à l’éphémère, où chaque saison tue la précédente, et qui, par sa force de frappe, impose ses visions extrêmes à l’ensemble de la planète a bel et bien su transformer la vulgarité en objet de désir. Pour notre divertissement…

(*) The Vulgar, Fashion Redefined, Barbican Art Gallery, Silk Street, à Londres. www.barbican.org.uk Du 13 octobre au 5 février prochains.

PAR JACQUES BRUNEL

RIEN N’EST VÉRITABLEMENT VULGAIRE EN SOI, ET MOINS ENCORE POUR TOUJOURS…

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