Dans son arrière-maison bruxelloise, elle a posé son désordre, ses livres, ses angoisses. Chez Annemie Verbeke, il n’y a pas de frontières, la création, le vêtement, l’art et la vie de famille forment un tout élégant.

Dans l’atelier bruxellois d’AnnemieVerbeke, le désordre règne, c’est son ordre à elle, elle n’est pas  » maniaque « , de toute façon, elle retrouve tout. Dans un coin, elle a poussé la table où elle dessine, face au mur, cela l’apaise. Dans les bibliothèques, au sol, partout, des piles de livres d’art, des monographies de femmes qui l’inspirent. Sur le plateau contigu, son mari Michel, photographe, partenaire de tous les instants, travaille sur le bureau du grand-père maternel d’Annemie, qui fut architecte. Entre les deux, un escalier en colimaçon et en métal, qui relie le haut et le bas, l’espace de vie et le stock du rez-de-chaussée. Dès l’entrée, on tombe sur son tout récent prix Modo 2012 encadré, qui proclame,  » Outstanding fashion award d’une valeur de/ter waarde van 5 000 euros « . Quand elle est montée sur la scène du cinéma Nova où avait lieu la très officielle remise de cette reconnaissance bruxello-bruxelloise, elle a tressailli de joie et lu une phrase de Simone Weil, la philosophe, qui parlait du présent ( » nous y sommes attachés « ), de l’avenir ( » nous le fabriquons dans notre imagination « ) et du passé ( » seul le passé, si nous ne le refabriquons pas, est réalité pure « ). Dire que ce prix lui a fait du bien serait faible. Ajoutons-y l’adverbe  » énormément « , voilà qui est mieux.  » Un bien fou, précise-t-elle. Je sens mon énergie décuplée.  »

HORS ÉCOLE

Il y a quinze ans, en 1998, Annemie Verbeke recevait déjà ce prix Modo, elle venait alors de relancer sa griffe éponyme avec une collection printemps-été ou était-ce l’hiver ?, elle ne sait plus,  » sans doute ne suis-je pas suffisamment intéressée par ces choses…  » Elle pensait que ce serait plus facile de recommencer un label à son nom, après neuf ans d’arrêt, elle avait tort. Elle croyait qu’on l’avait oubliée, elle avait également tort.  » J’étais étonnée, des femmes venaient montrer qu’elles portaient toujours mes vêtements d’il y a neuf ou dix ans…  » A y réfléchir, elle reconnaît sa grande constance dans son travail – une certaine intemporalité qui la rend contemporaine, inclassable aussi. Elle a toujours été hors école, hors mode, hors clan. Son parcours ressemble à s’y méprendre à celui des volontaires qui arrivent à leurs fins à force de douce ténacité. Ses parents ne veulent pas qu’elle étudie la mode ? Elle s’inscrit à Sint-Lukas, trouve le moyen de se faire renvoyer, débarque à l’Académie de Gand et arpente les podiums pour les étudiants de la section mode de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers. Au milieu des années 70, elle leur sert de mannequin cabine, fréquente ensuite la bande des Antwerp Six et les autres, défile à Paris, plusieurs fois, pour Martin Margiela, elle déchirera les photos de l’un de ses premiers shows, quel geste, elle trouvait que les vêtements étaient magnifiques, mais pas elle.

Du passé, elle n’a rien édulcoré. Elle se souvient que tout n’était pas possible, que les défis étaient  » d’une autre nature « , que  » la mode belge ne signifiait absolument rien à l’étranger « , qu’il fallait  » être crédible sans aucune référence  » et que l’engouement pour la mode était puissant. La Fédération de la Maille a besoin de talents, elle se met à dessiner les cahiers de tendance, l’idée est de proposer un service aux fabricants, de les stimuler sur le plan créatif, elle n’y connaît pas grand-chose, mais elle apprend très vite – Annemie Verbeke est archiviste dans l’âme, c’est précieux, elle est aussi animée  » d’une grande curiosité « , elle découvre les fils, les points, les matières, les techniques de tricot… on lui fait confiance,  » je donnais mais je recevais en retour « , elle repêche dans les poubelles des échantillons  » ratés « ,  » c’est beau « , confie-t-elle avec son oeil frais, elle a toujours aimé les accidents. Elle déplace les frontières, mêle la créativité au savoir-faire, invente le métier de styliste. Et s’attache peu à peu, inconsciemment, à se débarrasser de son complexe d’autodidacte,  » je pensais que c’était écrit sur mon front « .

ÊTRE DANS LA LUTTE

En 1986, elle ose signer pour la première fois une collection à son nom.  » De la maille Milano, très solide, costaude, d’une grande qualité et très « belge ».  » Dès la deuxième saison, elle s’aventure dans le monde du tissu, qu’elle va montrer à Londres, avec les fameux Six d’Anvers. Elle  » tiendra  » trois ans, soit six collections, mais avec deux fillettes, Louise (1984) et Marguerite (1985), des consultances pour d’autres marques afin de pouvoir financer sa propre griffe, elle est obligée de faire un choix.  » Je n’avais plus de temps pour mes enfants, je ne les voyais tout simplement plus, j’étais très malheureuse.  » Elle arrête. Et oeuvre dans l’ombre, comme consultante, enseigne à La Cambre mode(s) que Franc’ Pairon est en train de bâtir de toutes pièces – elle y restera onze ans. Le sentiment qu’elle n’a pas tout dit l’effleure pourtant de plus en plus fréquemment. Elle a encore  » quelque chose à raconter, qui est différent des autres mais qui a sa place. Il fallait que cette histoire reprenne, j’ai eu beaucoup de chance, Louis, mon frère aîné, m’a donné les moyens financiers de le faire…  » Depuis, Annemie Verbeke trame une histoire bien à elle, inspirée, mais jamais littéralement, juste une petite musique, un éblouissement, des femmes qui la fascinent par leur intelligence, leur liberté, leur sensibilité, leur sensualité – Nancy Cunard, Ella Fitzgerald, Nina Simone, les héroïnes d’Ingmar Bergman ou de Fellini, Françoise Sagan, Lauren Hutton, Tina Modotti… A cette liste, pour ce printemps-été 2013, il faut ajouter Benedetta Barzini, qui fut mannequin dans les années 60 mais ce n’est pas cela qui intéresse Annemie,  » c’est son parcours : elle a 70 ans aujourd’hui, elle a des rides, les a toutes méritées et c’est cela que je trouve fabuleux. Elle a été abandonnée par son conjoint, la nuit de son accouchement, a éduqué ses jumeaux toute seule, à New York, est devenue marxiste-léniniste et féministe, est professeur à l’université de Milan où elle a une approche tout à fait singulière de l’histoire de la robe, qu’elle enseigne. C’est tout cela que je trouve très original, elle a toujours été dans la lutte, ne s’est pas contentée d’être belle et a un engagement social et politique touchant, je crois qu’un artiste ne peut pas faire autrement.  » Traduit en vêtement, cela donne des manches kimono, des emmanchures basses (sa marque de fabrique), des plis religieuses, de l’ampleur dans le dos, une gabardine de coton bien solide, un imprimé en voile de soie, fait maison, une petite rayure, du jersey space dye, des tricots main, dans une sorte de Lurex polyester lamé doré, avec un côté riche et accidenté, des détails qui font la saveur de son travail, un madras très doux coloris saumon, un pied-de-coq texturé, orange rouge avec un fil bleu ciel,  » je le trouvais tellement beau que je n’ai pas pu résister « .

VERS LE DÉPOUILLEMENT

Son vestiaire est définitivement ancré dans sa propre authenticité, dans son langage à elle, qui tend vers le dépouillement, mais avec un vrai parti pris chromatique :  » Il n’y a rien à faire, la couleur me transporte. Même si je ne porte que du noir ou du blanc. Je me rends compte qu’il est important d’en avoir dans une collection, et chez moi, cela a quelque chose à voir avec l’enfance, la relation avec les couleurs.  » Aller à l’essentiel. Ne s’autoriser aucune fioriture, retourner à sa jeunesse, aux pièces des années 70 qu’elle possède encore, elle est archiviste, ne vous l’avait-on pas déjà dit ? Elle a du mal à jeter,  » un mal fou « . Un coup d’oeil circulaire à son atelier, on confirme. Un joyeux désordre, surtout pas mis en scène.

Dans cette arrière-maison construite en 1918, Annemie a dégoté le cocon qui lui convenait. Dans les pièces de vie, elle a installé deux canapés Chesterfield, un vieux piano blanc qui a fait ses heures, qui ne sert plus guère, juste pour y placer les photos de ceux qu’elle aime. Les murs sont en briques, ou laissés plâtrés, parce qu’ici, on aime  » ce côté accidenté « , les grandes baies vitrées sont refaites à l’ancienne. Posé à même le sol, un tableau bleu signé Russell Scarpulla, Américain originaire du Bronx – elle avait croisé sa route à Gand, il y a longtemps, et cheminé un peu avec lui. Ailleurs, une photo de la main du dalaï-lama, dans un cadre vraiment baroque chiné à la place du Jeu de balle, à Bruxelles, le visage de ses filles, une croûte dénichée chez un brocanteur. Dans la galerie, les carreaux de ciment – un grège, un noir et ainsi de suite – rythment les dîners d’été pris dans la lumière du soleil couchant.

Il y a soixante ans, dans la nuit du 31 janvier au 1er février, Annemie Verbeke naissait à Ypres, une violente tempête de secteur nord-ouest balayait la Belgique, forte marée haute, digues brisées et la mer qui inonde Ostende. Longtemps, elle a cru qu’elle portait malheur.  » Plus maintenant, je m’en suis détachée…  » La sérénité.

Carnet d’adresses en page 114.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON – PHOTOS : JULIEN CLAESSENS

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