F ace aux versatilités de la mode, seuls les talents d’envergure savent perdurer et s’épanouir. Témoin Ann Demeulemeester dont l’étoile continue de briller au firmament du style. Perfectionniste, exigeante tant avec elle-même qu’avec ses proches, défenderesse d’une qualité sans faille, celle qui a contribué, avec la première vague de créateurs anversois, à défricher le terrain de la mode belge, n’a jamais cessé d’être elle-même.  » Commencer dans ce milieu est une chose, y rester en est une autre. Aujourd’hui, les jeunes démarrent tout de suite : moi j’étais beaucoup plus prudente il y a quinze ans.  » Cette personnalité puissante, cette volonté de fer si bien concentrée dans des yeux d’un bleu sans pareil, se traduisent, de saison en saison, par des vêtements, des accessoires et même des pièces de mobilier capables de capter l’air du temps sans y laisser leur âme ou leur intensité personnelle.

 » J’essaie, chaque fois, de donner un élan supplémentaire à ce que je crée. Croyez-moi, ce n’est pas facile mais je le dois à ceux et celles qui aiment ce que je fais depuis des années. Ces rencontres-là, avec des gens dont j’admire le travail et qui m’intriguent autant que je les intrigue, me confère l’énergie suffisante pour continuer. Un processus artistique, c’est comme l’amour : tant que l’on arrive à susciter la curiosité chez l’autre ou les autres… ça marche ! Le succès est garanti. Bien sûr, l’économie tourne au ralenti et l’on n’achète plus autant de vêtements ; il est, plus que jamais, impératif d’offrir aux gens un très bon travail ( NDLR : Ann continue à faire fabriquer ses pièces en Belgique, malgré les coûts élevés de production, car le savoir-faire des confectionneurs du plat pays répond parfaitement à ses exigences), leur proposer des pièces qui, par leur qualité mais aussi leur âme, donnent envie, envers et contre tout, d’être possédés.

 » Si je dois « résumer » ma carrière ( NDLR : Ann a commencé sa collection en 1987 et défilé à Paris pour la première fois en 1991) en une silhouette, cela relève de l’impossible. Une carrière d’une vingtaine d’années û c’est comme une grosse étape dans la vie, finalement û se compose de tellement de moments importants que l’on ne peut y opérer un tri arbitraire ; c’est le tout qui importe et qui fait que je me trouve là où je suis aujourd’hui. Voilà pourquoi j’ai proposé, pour ce collector « Mode c’est Belge » une pièce de ma dernière collection en date, celle de l’automne-hiver 03-04 (voir pages 194 et 212 de notre production de mode). Pourquoi ? Parce que ces vêtements, qui sont en évolution constante, expriment, ici et maintenant, le meilleur de mon travail.  » Pour Ann, on apprend et on se bonifie chaque jour dans ce métier. Elle n’est jamais aussi satisfaite que quand elle a pu, à nouveau, surprendre ses aficionados.  » Je regarde toujours vers l’avenir ; je déteste me fixer sur un instantané du passé, fût-il extraordinaire.  » Questionnée sur la mode belge, Ann estime qu’un créateur belge ne va ni plus ni moins l’intéresser qu’un Italien ou un Français.  » En fait, je me place dans une dimension internationale et je n’analyse jamais ce que font les autres. Ce n’est pas mon boulot et je n’ai pas envie que cela me distraie. Je me concentre sur mon processus créatif, basta ! Ce qui m’intéresse, c’est de suivre ma voie et de ne pas en dévier. Cela dit, la vision assez libre qu’ont mes compatriotes de la mode est très appréciable et appréciée. Moi, j’appréhende cet univers de manière très personnelle parce que quand j’ai commencé ce métier ( NDLR : Ann est sortie de l’Académie d’Anvers en 1981 et formera, avec ses camarades de promotion, le fameux groupe des Six d’Anvers), il n’y avait pas de tradition de mode en Belgique, comme c’est le cas depuis un siècle, voire plusieurs en Angleterre, en France ou en Italie. Il n’y avait ni influences à subir ni méthodes à défendre… On pouvait partir de zéro, ce qui est simultanément très stimulant et angoissant. On pouvait être ambitieux ou complètement naïf, mais il fallait avoir le culot de s’y lancer, même si l’on avait rien à perdre. Il nous manquait des sous ? On fouillait nos poches pour trouver de quoi louer une camionnette afin de transporter nos vêtements ou louer un petit espace d’exposition… Un comportement inimaginable aujourd’hui, naturellement !  »

La  » tradition  » belge, en mode, est arrivée bien des années après et sous l’impulsion de plusieurs fournées de créateurs.  » Si j’ai, moi, des influences sur ces stylistes plus jeunes ? C’est tout à fait possible mais je dois avouer que je n’ai jamais cherché à le savoir. J’ai plutôt l’impression d’avoir prouvé, avec ceux de ma génération, qu’il était possible d’occuper une place à part sur la scène de la mode. Non pas tellement en tant que créateur belge mais, surtout, en tant que personne responsable d’un business de dimension internationale avec des retombées à New York, au Japon, en France, en Italie, etc. Nous avons apporté une façon particulière d’appréhender le vêtement alors qu’en Belgique, auparavant, les initiatives de ce type étaient strictement locales ou affichaient automatiquement une étiquette commerciale. Ce qui a frappé le public, et qui continue de le marquer, c’est qu’il n’y a pas un créateur mais une série, une demi-douzaine de créateurs qui ont donné un souffle neuf à la mode. Nous avons prouvé qu’il était possible de tenter une aventure de cette dimension et cette démarche contribue à stimuler les jeunes stylistes. Vous savez, les gens n’achètent pas ma marque parce que je suis belge mais plutôt parce que j’appartiens à un courant très représentatif de la vision du vêtement. On sait qu’avec moi, il y a Dries Van Noten, Dirk Bikkembergs, Martin Margiela, etc. pour représenter ce style à part, qui s’avère être conçu par des Belges. Et puis, il y a les plus jeunes comme les Branquinho, Simons, A.F. Vandevorst, Bruno Pieters, Angelo Figus, et tous ceux qui vont arriver ensuite. Pas des « petites Ann », des « petits Dries » ou des « petits Walter » mais des personnalités fortes « , précise Ann.

Aujourd’hui, les gens qui achètent toutes ces créations-là font le lien entre le pays, ses coutumes, ses artistes et la dimension (inter)nationale de leur travail. Et Ann de conclure  » Quand j’ai commencé, être créateur « belge » ou « néo-zélandais », c’était kif-kif.  » Certes, tout cela a changé mais il ne faut jamais oublier d’intriguer, de charmer son auditoire, sinon, votre nom, tout ce que vous avez apporté à la mode, tombent tôt ou tard dans l’oubli. Dans ce monde-là, on n’est pas seul et des nouveaux créateurs, il en arrive des tonnes chaque saison.  »

Marianne Hublet n

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