A contre-courant des clichés qui lui collent au bitume, la capitale polonaise étonne par son bouillonnement créatif. Loin des conservatismes castrateurs et de la grisaille cafardeuse, une jeunesse alternative et gourmande de nouveautés y prend racine. Magnitude 9 sur l’échelle de Richter du hype.

Jouons d’emblée cartes sur table. Souvent limitée à la mine patibulaire des chauffeurs de taxi, à l’odeur âcre du chou, aux HLM couleur chagrin, voire aux moustaches eighties de Lech Walesa, Varsovie souffre d’un flagrant déficit de  » glam  » dans notre imaginaire collectif. C’est vrai, on retrouve un peu de tout ça quand on débarque pour la première fois sur les rives de la Vistule. Mais ces clichés un brin étriqués se fissurent rapidement si l’on prend la peine de se laisser surprendre. Car, derrière son apparence rustre, la capitale polonaise est une grande sensible qui ne livre ses charmes qu’aux visiteurs désireux de la comprendre.

Ovni urbanistique

Martyr de l’Histoire, plusieurs fois défigurée avant d’être méthodiquement rayée de la carte par l’armée allemande suite à la tristement célèbre Insurrection des Varsoviens en août 1944, la ville de Chopin et Mickiewicz n’était qu’un champ de ruines au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les jolies demeures bourgeoises, les églises, les fameux remparts et même l’imposant Palais royal de Stare Miasto (la vieille ville) ne sont en fait que du toc made in xxe siècle. Reconstruit à l’identique grâce aux autochtones durant les années 1950, le centre historique ne ressemble pourtant en rien aux Main Streets des parcs Disney. Comme l’Unesco, qui a classé le site au Patrimoine mondial, on est bluffé par ce pieux mensonge esthétique. S’il est incontournable, ce havre pittoresque aux allures de carte postale n’est pourtant pas la partie la plus excitante de la ville. Hors de ce mouchoir de poche élimé par les inévitables groupes de touristes, Varsovie dégage une énergie créative nouvelle, semblable à Berlin il y a une dizaine d’années. Encore loin d’égaler sa voisine allemande,  » Warszawa  » promet de beaux lendemains.

Quinze ans après la chute du communisme, les enfilades de béton élevées dans le plus pur style réaliste socialiste partagent petit à petit le monopole urbanistique avec des constructions contemporaines signées Norman Foster ou Marek Budzynski, architecte polonais à qui l’on doit, entre autres, la Bibliothèque universitaire. Rendez-vous des jeunes intellectuels, cet imposant temple culturel vert-de-gris aux belles perspectives renferme aussi sous ses larges verrières une multitude de services qui en fait un lieu très populaire : un bar à thé, un irish pub, une trattoria, un resto branché, un bowling ou encore un coiffeur… Sur le toit, décoré d’agréables jardins à la française, les étudiants se prélassent, un livre à la main, loin des bruits de la métropole toute proche. Une métropole dominée depuis cinquante ans par les 231 mètres de l’imposant palais de la Culture et des Sciences, sorte d’équivalent stalinien de l’Empire State Building. Cible cathartique de toutes les frustrations, ce symbole de l’étau russe dont on envisagea la destruction après la chute du Mur s’est finalement mué en centre multiculturel où les notes rock et électro se sont substituées à la monodie du marteau et de l’enclume.

Révélateur de l’éclosion d’une nouvelle génération urbaine et branchée, ces vibrations de liberté sont parfois freinées par le gouvernement ultraconservateur en place depuis 2005. La fermeture du club lesbien  » Le Madame « , qui faisait la Une des soirées les plus chaudes de Warsaw by night, aurait ainsi été précipitée par l’accession au pouvoir du parti Droit et Justice.  » C’est comme la Gay Pride, qu’ils permettent mais condamnent, explique Marta, la trentaine, chroniqueuse au « National Geographic » polonais. Ils n’ont pas directement imposé la fermeture du Madame, mais ils ont invoqué des problèmes de sécurité pour mettre la clé sous le paillasson. Mais de plus en plus de lieux alternatifs s’ouvrent : ça illustre bien l’actuel combat entre les conservateurs et les progressistes à Varsovie.  » Pour beaucoup de jeunes gens,  » rigidophobes  » par nature, c’est en effet là l’occasion de redoubler de créativité. Dépassant les influences occidentales standard qui envahissent aussi la ville – restaurants lounge, magasins bio, mode streetwear omniprésente… -, cette scène alternative résolument ouverte sur le monde conjugue sa propre identité au futur.

Praga, berceau du renouveau

Ce futur a un nom : Praga. Ignoré par la plupart des guides touristiques, le quartier souffre encore d’une réputation de coupe-gorge infréquentable. Situé sur la rive droite de la Vistule, ce district  » vintage  » plus ou moins épargné par les bombardements nazis fut longtemps la poubelle sociale de la rive gauche : on y parquait tout ce que la ville comptait comme rebelles, contestataires, marginaux et racaille. Aujourd’hui, même si l’insécurité et l’extrême pauvreté y restent présentes – les Varsoviens de la rive gauche s’y rendent en taxi – Praga commence à afficher un autre visage. Celui de la création sans bornes : partout, des vieux immeubles décatis aux loyers dérisoires accueillent des galeries d’art, des bars branchés et autres petites boutiques de stylistes frais émoulus. Il faut oser pousser les portes, pénétrer dans les cours, et surtout prêter l’oreille pour ne pas manquer le happening de la semaine, l’ouverture éphémère des ateliers des jeunes peintres de l’académie des Beaux-Arts ou la prochaine soirée à la mode.

Dans les espaces postindustriels qui surgissent çà et là, toutes les folies sont possibles. La Galeria Luksfera, par exemple, propose depuis 2004 des expositions de photographie contemporaine dans une annexe de la distillerie de vodka Koneser. La galeriste Kataryna Zebrowska s’enthousiasme du tournant radical que le quartier est en train de vivre.  » Il y a une concentration d’artistes comme nulle part ailleurs en ville. Ça donne une âme à Praga, poursuit-elle. Vous savez, la créativité a été bridée pendant les années communistes. C’est normal que ça explose et que ce soit aujourd’hui très à la mode d’être plasticien, photographe, écrivain ou musicien.  »

A quelques rues de là, un véritable festival interdisciplinaire incarne ces propos. Dans une ancienne usine d’optique de style fonctionnaliste de près de 20 000 m2, les installations vidéo concurrencent les performances et les sets électro. L’événement baptisé  » Fabryka snow  » est la troisième manifestation de la société de promotion  » Projekt Praga « . Son initiateur, Marcin Garbacki, un architecte de 29 ans, espère ainsi faire connaître le lieu aux futurs acquéreurs potentiels des lofts et des ateliers qu’il aimerait y aménager.  » J’ai habité à Londres et Paris, raconte le jeune visionnaire. Je sais ce qu’est un loft. Ici, on possède des espaces magnifiques, ce serait criminel de les détruire pour faire du neuf comme certains inconscients le voudraient. Il faut trouver les investisseurs ! Mais ça commence à bouger de ce côté-là.  »

Certains propriétaires d’immeubles désaffectés ont en effet compris les potentialités énormes de leurs biens. La Fabryka Trzciny en est l’exemple le plus brillant. En deux ans, cette usine défraîchie est devenue le lieu le plus couru de Praga. Centre d’art actuel doublé d’une salle de concerts hype (Matthew Herbert et Gotan Project étaient récemment à l’affiche), la Fabryka possède tous les ingrédients pour séduire les amateurs de sorties pointues. Comme dans le quartier juif de Budapest ou les rues de Prenzlauer Berg à Berlin, on y renifle à plein nez ce fameux vent d’ostalgie dépeint dans le film  » Good Bye, Lenin !  » (2003). Un parfum décalé d’esthétique surannée allégrement mélangé aux expressions les plus contemporaines de la mode et de la déco.

Ulica Burakowska : place  » m’as-tu-vu  »

Rive droite, on commence à s’inspirer de cette atmosphère particulière. Dans l’ancien ghetto juif, une vieille manufacture de tissus attire tous les bobos du coin  » On l’appelle Little Praga « , confirme Thomas Wolf, coiffeur styliste allemand qui y a installé son salon. Encore confidentiel, Ulica Burakowska est le nouveau lieu où il faut être vu. Outre un club underground, on y trouve un bar à vins, une boutique ultrafashion, un magasin de déco, et les studios des photographes de  » Vogue  » et  » Cosmopolitan « . Un tableau improbable mais bien vivant d’une capitale polonaise aux promesses infinies.

Carnet de voyage en page 74.

Reportage : Baudouin Galler

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