Désormais, on (se) dit tout ! A l’ère de la transparence, dévoiler maux et émotions est un must, mais qu’en résulte-t-il ? Psychiatre et psychanalyste, Pierre Lévy-Soussan réhabilite l’importance du silence et du secret.

Lorsque Adam et Eve ont été chassés du paradis, ils ont reçus des feuilles de vigne pour recouvrir leurs parties intimes. Leurs descendants actuels, eux, préfèrent la nudité des corps et des sentiments. Ainsi le secret est-il suspect, alors que la parole serait un remède miracle, garant de bien-être et de légèreté. En signant un brillant  » Eloge du secret « , le Dr Pierre Lévy-Soussan s’interroge sur cette exigence de tout dire et de tout dévoiler. Le secret est traqué comme un ennemi menaçant. On ne compte d’ailleurs plus les émissions télé qui encouragent les gens à confier les dessous de leur vie ou qui abattent les cloisons du privé.  » Plus question de dissimuler sa souffrance ou même ses pensées. La parole intime est devenue publique, parée de vertus thérapeutiques.  » Or, comme l’explique le psychiatre, le secret a aussi des fonctions protectrices, qui sont essentielles à la construction individuelle et ce, dès la plus tendre enfance. L’oublier risque d’engendrer des dégâts. De sa voix douce, le spécialiste nous éclaire sur la complexité et les vertus existentielles de cultiver notre jardin… secret.

Weekend Le Vif/L’Express : Comment sommes-nous passés d’une société du silence à une société de la parole à tout prix ?

Dr Pierre Lévy-Soussan : Les mouvements de la pensée sont oscillatoires. S’exprimer est une réaction saine par rapport au silence total, qui peut être oppressant. Mais on est dans l’excès au sujet de ce que véhiculent les mots. On croit qu’il faut parler pour aller mieux, mais la dérive de tout dire est catastrophique. Ainsi, on oublie, par exemple, que le mensonge de l’enfant correspond à sa propre vérité, dont les racines peuvent être inconscientes. Je suis pour l’éloge du secret car ce retour à l’inconscient entraîne une dynamique.

En quoi le secret est-il essentiel à la construction de notre monde intérieur ?

Il est indispensable car il possède une fonction de maturation, nécessaire au développement de l’enfant. Une fois que l’enfant découvre qu’un mot veut parfois dire autre chose, il peut jongler avec la vérité et le mensonge. Il apprend alors à jouer avec le monde, afin de se construire un univers plus agréable à vivre. On a tous besoin du secret pour faire face au monde. Cette protection intime est chargée de sauvegarder l’image qu’on a de soi et du monde. L’étymologie du mot secret est  » secernere « , se séparer. On ne peut se lancer dans le monde, qu’une fois qu’on comprend qu’on peut jouer avec lui et le modifier pour créer quelque chose de bon. Ainsi, un enfant qui a une relation trop fusionnelle avec ses parents, ne peut entrer en rapport avec son propre univers ni aller à la découverte de ses pensées intimes. Cela risque d’entraîner une grande vulnérabilité et une dépendance à l’autre. Remettre la clé de son monde intime à l’autre, c’est croire qu’il est le garant de son bonheur.

A partir de quand un enfant est-il conscient des secrets qu’il crée ?

Il peut en avoir dès qu’il apprend à jouer avec le langage (vers 3-4 ans). Les parents ne doivent pas paniquer : un mensonge signifie que l’enfant a un espace autonome de pensée. Il instaure une porte close entre eux et lui. Au sein de cette pièce secrète, il libère une imagination et des fantasmes qui n’appartiennent qu’à lui. Il ne faut pas emmener un enfant en thérapie en lui disant qu’il peut tout dire au psy. On ne peut pas tout dire à quelqu’un, sinon on brise son espace secret.

De quoi cette  » société du tout dire  » est-elle révélatrice ?

Le souci c’est que la société perd le pouvoir du narratif au profit d’une réalité brute, dépourvue de filtre protecteur. Aujourd’hui, il est très difficile

d’accepter que nous ayons une part d’inconscient en nous. De par la parole, l’écriture et le dévoilement d’émotions, l’individu inconscient disparaît. L’identité médiatique donnerait une consistance à l’énonciation de notre vie intime. Or le chemin vers qui l’on est, est bien plus compliqué… L’ère est à l’individu, à la victimisation et à la compassion. On recherche le soutien narcissique dans la sphère collective au lieu de la sphère privée. Un exemple ? L’anonymat du don d’organe est un secret, qui protège le greffé d’une réalité difficile à assimiler. Lever ce secret met en péril cet espace capital. En cas de don de sperme, on accentue la réalité biologique au profit du psychique. Si on conçoit que la paternité est véhiculée par le spermatozoïde, on ne peut plus jouer avec le symbolique, particulièrement nécessaire à la construction d’une famille. Or, on peut très bien créer un espace familial à partir de là.

Que faut-il alors avouer ou pas et comment connaître le bon timing ?

L’espace du secret étant celui de la maturation, il existe un rythme propre à chacun pour digérer les choses compliquées. Il y a des gens qui dévoilent leur vie avant même d’avoir opéré un  » colloque singulier  » entre soi et soi. Cela peut entraîner une hémorragie narcissique, soit une perte de la protection de soi-même. Il faut s’interroger sur la fonction de révéler un secret : est-ce une libération ou une agression ? Le secret contenu est souvent banal, mais la fonction symbolique qu’il a pour l’individu, est énorme !

Y a-t-il une différence entre un secret et un non-dit ?

C’est une nuance réfléchie que de décider de taire quelque chose. Par exemple, un couple, qui a fait appel à un don d’ovocyte, ne doit pas spécialement le dire à l’enfant. Cela concerne l’intimité du couple et s’il le vit bien, ça n’aura aucune incidence psychique sur l’enfant. En revanche, s’il vit ce don, en ne concevant pas qu’ils sont ses parents, il en résulte un conflit non résolu qui peut peser sur l’enfant.

Quelles sont les retombées d’un secret déballé à la télé ?

Ce genre d’émission constitue une dérive inquiétante. La téléréalité est totalement impudique et dépourvue de toutes limites. Ceux qui la vivent peuvent devenir prisonniers d’une identité fictive. Même si ce déballage fascine les gens, il faut un cadre précis pour recueillir les émotions. Un secret révélé échappe toujours à son auteur. Il n’est pas en mesure de connaître les effets d’une parole exhibée dans l’espace public. Cette manie de la  » transparence  » renvoie l’identité d’une personne, non pas à ce qu’elle fait, mais à ce qu’elle confie de son intimité. Les proches de celui qui se dévoile subissent parfois des séquelles dramatiques. Ils se sentent saturés par cette parole, qui fait effraction dans leur intimité. Comme le fil protecteur a sauté, ils prennent cette vérité de plein fouet. Une parole ne peut qu’être entendue dans un cadre donné (en thérapie, par exemple). Mais on n’a pas besoin du psy à toutes les sauces !

Face à ce débordement de psy, les gens semblent pourtant plus désemparés que jamais.

Le mot psy ne veut plus rien dire. On l’assimile à tout raconter car les gens ont du mal à supporter le silence qui les confronte à eux-mêmes. Réussir sa vie est une notion piège, d’autant qu’on est envahi par une prescription du bonheur et des recettes toutes faites. Le rôle du psy n’est pas de dire ce qu’il faut faire, mais d’éclairer les enjeux inconscients des activités. C’est un chemin à faire à deux. Le but de mon livre est de dire que personne ne doit succomber à la mode de tout ou de ne rien dire. Il lance une invitation au retournement vers soi-même. Qu’on ait besoin d’aide ou qu’on le fasse seul, ce n’est pas un danger d’affronter ses propres secrets. Rappelons que le secret a deux versants : il est gardien (positif) ou persécuteur (négatif). On parle d’un secret de plomb s’il est source de souffrance, au lieu d’être source de plaisir et d’enrichissement. Un secret négatif n’a pas une fonction protectrice, mais persécutrice. Refuser de l’affronter peut susciter une dépression.

Existe-t-il des secrets auxquels nous-mêmes n’avons pas accès ?

C’est en effet le propre de l’inconscient et c’est tant mieux. Mais on peut aussi faire un travail sur soi en l’éclairant. On peut s’interroger sur ce qui nous fait bien ou mal vivre, car l’homme est acteur de son destin. Il a la faculté de se recréer un espace, où il peut vivre. La force de l’inconscient est de pouvoir remanier son passé et remodeler un traumatisme pour se reconstruire.

Ne faites -vous pas ainsi l’éloge de la pudeur ?

Le rôle de la pudeur est effectivement d’accepter la fonction de voile sur nos jardins secrets. Elle sert à préserver les fleurs qui poussent dans cet espace, rien qu’à soi, où l’on peut se promener. Si certaines fleurs sont à partager avec certaines personnes, tout n’est pas partageable !

 » Eloge du secret « , par Pierre Lévy-Soussan,

Hachette Littératures, 191 pages.

Propos recueillis par Kerenn Elkaïm

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content