C’est un homme de l’ombre et de la nuit. Sur ses machines

ultrasophistiquées et parfois très vieilles, Senjan Jansen cisèle les bandes-son des défilés de Dries Van Noten, Bruno Pieters, Haider Ackermann

et Christian Wijnants. Rencontre remixée.

A Berchem, au tout début de la Velodroomstraat, une ancienne savonnerie relookée en studio son et cinéma. C’est là que crèche Senjan Jansen dans un  » Senstudio « , tout blanc et tendu de rideaux noirs. En guise de mobilier, un divan, une chaise Arne Jacobsen, une bibliothèque avec archives et CD, un écran géant et puis des consoles, des ordinateurs, des synthétiseurs, des samplers.  » Presque un musée « , avec cette collection de machines qui lui servent à donner vie aux mélodies qui l’habitent. Car Senjan Jansen est sound designer, travaille plutôt la nuit et, dans son antre, n’aime pas les fioritures. Seule image dans ce monde tout ouïe, l’affiche en noir et blanc d’une pièce de théâtre, Hoop, avec le visage, magnifique, de la comédienne Abke Haring. Il se méfie des mots, trouve que ses créations parlent d’elles-mêmes. Il aurait d’ailleurs préféré que son portrait tienne en une phrase :  » Je suis un jeune qui travaille et fait son truc « à Senjan Jansen, l’homme qui ne la ramenait pas.

Monsieur 1000 volts

Il avale un café, porte une paire de jeans élimée, de gros boots. Ses journées du moment sont rythmées par Gary Newman et son Cars qu’il remixe pour le défilé Homme de Dries Van Noten. Et aussi par le tic-tac d’une horloge qu’il bidouille en une bande-son pour le prochain défilé Hugo de Bruno Pieters. Dans la foulée, il travaille sur le son du dernier film de Pieter Van Hees, Dirty Mind. Et orchestre l’événement annuel anversois, organisé par le Flanders Fashion Institute : Vitrine 2008, un parcours mode  » Music/Sound  » où tout ce que compte la scène belge signe des installations dans les boutiques hype de la ville. Dans la liste, on reconnaît des noms qui lui sont proches. Ceux des trois jeunes créateurs qui, depuis leurs débuts, lui confient la mise en son de leurs défilés. Et celui d’Anita Evenepoel, artiste, professeur de design, spécialiste des tissus. Et mère de Senjan. On voit d’où vient son goût pour la culture.  » Pour la musique moins, lâche-t-il. Mes parents avaient 5 disques !  »

Des débuts techno

Rewind. 1972, Senjan Jansen naît, son architecte de père lui offre un palindrome en guise de nom. A 16 ans, il s’improvise DJ, dans un club de Turnhout, le Bronx. Il passe en boucle Bowie, Madonna, de la musique pop, se construit, mine de rien, une pe-tite culture musicale, étudie la batterie. Puis il file étudier à Bruxelles, au RITS (Erasmus Hoge-school), section réalisation cinéma. Il veut faire des films, ne se trouve pas assez mature, ne sait pas quoi faire d’autre. Il continue donc à jouer les DJ, dans différents clubs et tombe raide dingue de la techno. Tout le reste de sa discothèque, désormais, est bon pour la poubelle. En parfait autodidacte, il se lance alors dans le son, quand le réalisateur belge Julien Vrebos lui demande de travailler sur Bal masqué, son premier film.  » Depuis, je n’ai plus jamais arrêté  » : 3 films par an, comme sound designer et une signature personnelle, particulièrement sensible aux atmosphères et aux effets. C’est pour cela qu’aujourd’hui, il préfère enregistrer lui-même, parce que son oreille n’est pas celle d’un autre.

Long playing

En 2004, avec Bart Meuleman, poète et écrivain, il se lance dans l’expérience théâtrale et ose une scène complètement plongée dans le noir, où le spectateur est simplement invité à écouter. Un appel aux autres sens, à l’intelligence. Senjan Jansen farfouille dans ses archives, en sort au hasard un programme du KunstenFestivaldesArts où il avait orchestré une soirée Proust et puis soudain dit :  » On n’a pas encore parlé de « discodesafinado », mon travail avec Joris Vermeiren !  » Soit l’un des premiers festivals de musique électronique, 3 éditions et une heure de gloire, plus 2 disques, en 2002, en 2005 et un troisième en préparation, un vrai vinyle, pressé à 800 exemplaires. Il aime la puissance analogique des LP, et l’objet, qu’il trouve beau.

Remix mode

Et la mode dans tout ça ? Un hasard. Il y est entré  » par une autre porte « . Senjan Jansen aime les parcours chahutés. Quand il s’enferme ici pour mettre des atmosphères en boîte, les tailler sur-mesure pour une collection de Haider Ackermann, Bruno Pieters ou Christian Wijnants, il est dans un  » trip « . Il travaille seul, sans relâche,  » entre 2 jours et une semaine « , ne dort pratiquement pas, avale un bout de pain et termine parfois à l’aube du matin même du défilé. Quand il le peut, il mixe tout en direct,  » pour avoir le meilleur résultat possible « . En magicien, il  » prend ses sons séparés  » et fait dans la dentelle sur place.

Le bon beat

Senjan allume son ordinateur, veut faire écouter la bande-son du dernier défilé de Haider Ackermann, elle s’affiche, graphique, sur l’écran plat, on dirait presque une toile de Malevitch, en plus ordonné.  » C’était plutôt mystérieux… Il aime ça, le mystère, Haider.  » Il cherche ailleurs, là, c’est tout Bruno Pieters,  » il y en a huit, mais je crois que j’en ai composés plus « . Il pousse sur un bouton, la mélodie de Jonathan Livingstone le goéland envahit la pièce. Quand le styliste lui a demandé de s’inspirer de ce morceau  » kitsch « , Senjan s’est dit :  » O my God ! Je n’aime pas du tout.  » Et puis :  » Qu’est-ce que je peux faire avec ça ?  » Transcender le tout, soit  » faire un truc qui sorte un peu de moi « . Alors il ajoute un mélange de bruit du vent, quelques secondes d’une chanson qu’il étire à l’extrême et par-dessus, le martèlement de la pluie. Une constante : son amour des  » drums « . Quand on lui fait remarquer que ces battements sourds prennent aux tripes, qu’ils remontent du sol jusqu’au creux du ventre, il répond que  » pour les défilés, c’est nécessaire ! Haider et Bruno aiment que cela bombe, que les gens bougent « .

La couleur du son

Parfois il réécoute certaines de ses compositions et il est encore touché par elles.  » Je suis toujours en mineur, dit-il, rêveur, j’ai des difficultés à faire des musiques de fête !  » Il se souvient de ce show basé sur un Find me Somebody to Love, de Queen, qu’il avait arrangé avec  » un peu de violon, des scritch et un orchestre « , une composition spéciale pour Bruno Pieters pour le Swiss Fashion Award. Que Haider, Christian et Bruno ont chacun remporté, et lui aussi par la même occasion. On lui demande alors la définition d’une bande-son de défilé réussie. Il parle de couleur, d’ambiance, de  » renforcer le spectacle, raconter quelque chose et entrer dans le monde du designer « . Un chat baptisé Dries (y voir une référence) s’est glissé dans la pièce, ni vu ni connu. Senjan écoute cette phrase qu’il a déformée et que chantait Freddie Mercury. Il lâche :  » Je crée un sentimentà Si cela marche, c’est parfait. D’où cela vient, ou pas, cela n’a aucune importance.  » Il ne faut jamais expliquer les battements de c£ur.

Anne-Françoise Moyson

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