Depuis que les sillages se suivent et se ressemblent trop, la singularité – celle des matières premières, du travail de création et des flacons – s’impose comme l’ingrédient-clé du succès.

On l’aurait tous en nous, assure-t-il. A des degrés divers du moins. L’envie de tout foutre en l’air. De bouter le feu même, tel un pyromane prêt à passer à l’acte, l’allumette à la main. Radical, Serge Lutens l’a toujours été dans un marché où il est de rigueur de plaire au plus grand nombre. Lui, cela n’a jamais été son propos. Cette fois pourtant, il dépasse encore un peu plus les bornes avec ce jus fiévreux au nom criminel.  » Il n’y a pas de bon ou de mauvais goût dans le parfum, lâche le nez. Juste une chaîne d’accords. C’est la façon dont on va ciseler les matières premières entre elles, toutes ces charnières invisibles qui ne se ressentent pas mais qui sont bien là, qui font une création.  » L’Incendiaire est le premier venu de la nouvelle  » section d’or  » pensée  » dans l’urgence  » par l’un des pionniers de la parfumerie de niche. En 2015, cinq autres fragrances extrêmes nées des visions introspectives de l’homme de Marrakech viendront compléter cette ligne encore une peu plus exclusive pour laquelle Serge Lutens ne s’est pas posé de limite.  » Lorsque j’ai atteint 63 ans – l’âge de la grande climatérique, qui constitue l’un des étapes-clés de la vie -, c’est comme si je m’étais tout à coup réveillé. Et cela dure depuis dix ans maintenant. La notion de temps a pris le pas sur tout le reste : le confort, l’argent, le bonheur… Je ne peux plus me permettre d’hésiter. Quand je crée un parfum, la question du prix ne se pose plus non plus. Par le passé, il y a pu y avoir parfois une certaine forme d’autocensure, une sorte de barrière implicite à ne pas dépasser, en termes de coût mais aussi de compositions. Aujourd’hui, j’ose des partis pris olfactifs que je ne me suis jamais permis.  »

Disponible chez Senteurs d’Ailleurs , à Bruxelles – l’un des vingt-cinq points de vente mondiaux -, L’Incendiaire, proposé au prix de 450 euros les 50 ml pour un extrait de parfum, est l’une des fragrances les plus chères de la boutique, qui a pourtant déjà écoulé pas moins de vingt flacons depuis sa mise en rayon en octobre dernier.  » Le positionnement est volontairement très haut de gamme, constate Pablo Perez, store manager de l’enseigne bruxelloise. Une niche dans la niche, si l’on veut, qui s’adresse à des connaisseurs. De vrais amateurs qui recherchent quelque chose de radicalement différent. Jusqu’aux années 50, la parfumerie était encore réservée à une élite. Elle s’est démocratisée mais surtout, tous les jus qui sortent aujourd’hui se ressemblent parce que les grandes marques ont tendance à copier ce qui a du succès.  »

En moins de vingt ans, le nombre d’acteurs d’une parfumerie alternative a donc littéralement explosé.  » Dans ces nouveaux venus, on trouvait aussi pas mal d’opportunistes qui avaient senti le bon filon, commente Pablo Perez. Mais ceux-là sont restés en rade. Les marques qui ont survécu et se sont développées sont celles qui, dès le départ, ont su raconter un histoire cohérente, qui n’ont pas lésiné sur les belles matières premières et qui ont soigné leur distribution.  » Autrement dit cultiver l’art de se rendre disponible, mais pas trop, la rareté restant l’un des ingrédients-clés du succès de ceux qui ont réussi à se faire un nom dans ce marché ultraconcurrentiel noyé sous le tsunami annuel des nouveaux lancements.

UN MESSAGE PLUS CLAIR

Loin de disposer des moyens marketing pharaoniques des ténors du secteur prêts à investir des millions d’euros dans une campagne publicitaire, ces maisons plus confidentielles cherchent à séduire leur future clientèle autrement.  » L’accent est mis sur la dimension artistique de la composition, souligne Hubert Alexandre, fondateur de la boutique Parfum d’Ambre qui s’est ouverte il y a deux ans à Bruxelles. Contrairement aux idées reçues, les prix ne sont pas toujours beaucoup plus élevés que ceux des fragrances plus « mainstream ». Ce que ces marques n’investissent pas en communication, elles le consacrent au choix de leurs matières premières, naturelles notamment, ou dans le type de production et le circuit de distribution qui reste davantage à taille humaine.  » Des arguments qui  » parlent  » aux consommateurs plus jeunes, désireux de sourcer finement ce qu’ils achètent et privilégiant dès qu’ils le peuvent l’artisanat de proximité.

 » L’identité de la marque se doit d’être claire, insiste Hubert Alexandre. Qu’il s’agisse de labels traditionnels, comme Lubin ou Carthusia, qui peuvent se prévaloir d’un véritable savoir-faire ou de gammes plus novatrices construites autour de concepts bien particuliers. Olfactive Studio, par exemple, fait systématiquement travailler en binôme un photographe contemporain et un nez, qui va s’inspirer d’une image pour créer une fragrance et, par-là même, susciter des émotions chez celui qui sentira cette dernière en voyant la photo.  » Encore plus confidentielle, la marque Sulékó, qui s’inscrit dans la continuité de la haute parfumerie russe du début du XXe siècle, a choisi de faire appel à deux céramistes français spécialisés dans le biscuit et les émaux cristallins pour imaginer des flacons uniques qui contribuent à peaufiner la signature visuelle de la maison.

Des objets d’exception, les grands noms sont de plus en plus nombreux à en proposer, des géants comme Dior ou Lancôme voyant dans ces contenants précieux, édités en séries très limitées, une autre manière de rendre désirables leurs best-sellers aux yeux d’une clientèle en quête de rareté. Très attendues des collectionneurs, les Epreuves d’Artistes de Guerlain font appel chaque année à des artisans renommés pour habiller de bijoux insensés leurs jus iconiques. Cet hiver, le mythique flacon de Shalimar, réalisé en taille géante – 1,5 l d’extrait – dans une nuance de verre bleu nuit, se parera d’un plastron indien – des rangs de perles bleutées et nacrées montées sur une armature dorée à l’or fin dans les Ateliers Gripoix, à Paris. Dans un style plus contemporain, bien dans l’esprit de La Petite Robe Noire, la bouteille au coeur inversé soufflée dans un cristal noir de Baccarat se verra offrir un bouquet de fleurs féériques brodées à la main. Chez Dior, qui a choisi de célébrer avec faste le 250e anniversaire de la célèbre cristallerie, c’est pour la première fois la déclinaison en eau de parfum de J’adore qui aura droit à son amphore soufflée à la bouche et surmontée d’une coiffe gravée et dorée à l’or fin. Alors que chez Hermès et Chanel, on ose sur demande des formats XXL, que Viktor & Rolf tout comme Armani Privé s’associent à Swarovski pour emmener leurs flacons dans une autre dimension – l’édition Flowerbomb sertie de cristaux noirs coûte 2 000 euros les 100 ml, la version Eclat de Pierre de Rose d’Arabie 450 euros pour le même format -, Lancôme n’a pas hésité à imaginer pour son parfum star La Vie est Belle une  » boîte à lumière « , éditée à dix exemplaires, véritable petit théâtre dédié à l’histoire de la fragrance, sublimé sur un piédestal de marches éclairées derrière lesquelles se reflètent des scènes parisiennes oniriques.

COMME POUR LE VIN

 » Pour répondre elles aussi à la demande d’une certaine clientèle pour des créations plus exclusives, la plupart de ces marques ont également développé des lignes plus confidentielles, qu’elles estampillent « privé » ou « exclusif » note Pablo Perez. D’autres préfèrent racheter les petits labels qui marchent. Au risque parfois de les dénaturer.  » Le Labo tout comme l’éditeur Frédéric Malle battent désormais pavillon Estée Lauder. Lancé en 2006, le suédois Byredo a rejoint l’an dernier le portefeuille du fond d’investissement qui possède déjà Diptyque, devenu au fil des ans à la bougie ce que le macaron est à Ladurée…

 » Toutes ces marques sont parvenues à développer des collections équilibrées qui ne proposent pas que des ovnis « , insiste Pablo Perez.  » Un parfum bien construit autour de belles matières premières peut rester accessible olfactivement, confirme Hubert Alexandre. Ce qui ne l’empêche pas d’être peu commun. D’autres, plus pointus, vont s’appuyer sur des matières plus corsées, plus délicates, qui demandent à être apprivoisées.  » Une découverte qui peut se faire, chez Parfum d’Ambre, dans le cadre des réunions mensuelles du Cercle des amateurs de parfum, lancées en octobre dernier. Ici on renifle entre passionnés de nouvelles créations mais aussi des ingrédients phares à l’état brut, tout en échangeant ses impressions comme on pourrait le faire lors d’une dégustation de vins. La boutique propose aussi des  » concerts olfactifs  » où l’on se passe des mouillettes en écoutant des standards de jazz.

 » Le conseil est indispensable car les gens croient savoir ce qu’ils aiment ou pas et se trompent souvent, conclut Pablo Perez. Mais une fois qu’ils ont sauté le pas et qu’ils sont mordus, c’est le point de non-retour.  » La quête de la fragrance rêvée, unique et singulière, peut alors vraiment commencer.

PAR ISABELLE WILLOT

 » Le conseil est indispensable, les gens croient savoir ce qu’ils aiment ou pas et se trompent souvent.  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content