Le charme britannique, l’allure juvénile, à 60 ans tout rond, Sir Paul Smith est un des créateurs les plus branchés de son temps. Rencontre à Londres avec un gentleman à l’énergie communicative.

Lorsqu’il voyage – sept mois par an -, il réserve toujours la même chambre d’hôtel. A Milan, à Florence, à Paris ou à Tokyo.  » Pour savoir, lorsque je me réveille, où se trouve la salle de bains ! « , plaisante-t-il. Lorsqu’il est à Londres, il prend tous les matins son café au même endroit depuis vingt ans, une pâtisserie française en plein c£ur de Soho. Il nage tous les jours, au réveil, même lorsqu’il se trouve à l’étranger. Vit avec la même femme, Pauline Denyer-Smith, depuis trente ans. Et compte seulement deux assistantes dans toute sa carrière dont la plus récente, Colette, qui travaille à ses côtés depuis huit ans. Paul Smith est un homme d’habitudes et de fidélité. Dans son £uvre comme dans sa vie. Les mots qui définissent le mieux sa mode sont consistance et continuité. Cette éthique de vie, cette intégrité lui ont permis de conserver ses premiers clients tout en attirant de nouveaux adeptes. Son style, défini comme  » classic with a twist  » ( » classique avec un grain de fantaisie « ), ne tombe jamais dans les stéréotypes de la mode mais suit toujours l’air du temps. On le reconnaît à ses rayures devenues mythiques, à ses imprimés colorés, à ses boutons ludiques, bref à tous ces détails inattendus qui se nichent dans le revers d’une veste ou dans une doublure et qui font la signature Paul Smith.

Chez ce designer le plus réputé de Grande- Bretagne, consacré chevalier de l’Empire britannique par la reine Elisabeth II en 2001, la continuité se double d’une autre qualité : la curiosité. Tout étonne ce créateur à l’allure juvénile qui fêtait, le 5 juillet dernier, ses 60 ans. Self-made-man, Sir Paul Smith, qui a commencé à travailler à l’âge de 15 ans dans sa ville d’origine, Nottingham, est un créatif insatiable doté d’un sens aigu des affaires. Il reste évasif sur la question de l’avenir de la marque, admet simplement que, récemment, son épouse et son directeur marketing ont revendu leurs parts au japonais Itochu Corporation, mais qu’il détient encore 60 % du capital.  » Ce qui fait de moi toujours le boss « , note-t-il, badin.

Après trente ans de métier, il reste un designer branché qui crée encore l’événement. Ses dernières adresses font parler d’elles dans le milieu de la mode : le  » 9 Albermale Street « , qui ouvrait dans Mayfair, en octobre dernier, et met en scène son goût pour les antiquités à travers un cabinet de curiosités abritant des objets chinés au cours de ses voyages, est rapidement devenu un des plus prisés de ce quartier chic de la capitale britannique. En janvier dernier, il inaugurait  » 13 Park Street « , une boutique à l’univers complètement opposé dans le quartier bobo de Borough Market, réputé pour son marché aux fruits et aux légumes. Une adresse éclectique où Paul Smith joue davantage la carte  » young and trendy « , et où il distribue, notamment, sa ligne jeans. Fin 2005, le créateur britannique ouvrait aussi sa première boutique à Los Angeles, un grand cube rose posé en plein c£ur de Melrose Avenue (*). Ce qui porte à 347 le nombre d’adresses Paul Smith à travers le monde, dont plus de 200 au Japon. Un succès qu’il doit à sa grande faculté d’adaptation.

Sa collection pour la femme automne-hiver 06-07, présentée à Londres en février dernier et baptisée  » Men only « , s’inscrit complètement dans la vague masculin-féminin de la saison. Pantalons à taille haute, tailleurs masculins, silhouettes ceinturées, robes à pois… sont les points forts de ce cru hivernal pour une femme Paul Smith simple et chic. Pourtant, pour celui qui a débuté sa carrière par l’homme en 1976, dix-huit ans avant de s’attaquer à la garde-robe féminine, rien de bien nouveau.  » Je dois dire que j’ai toujours fait du masculin féminin « , confie-t-il.

En ce matin du mois de mai 2006 où, dans la capitale britannique, les rayons de soleil tentent désespérément de se frayer un chemin entre les gouttes, Sir Paul Smith, qui revient d’Italie, nous reçoit, énergique et spontané, dans ses bureaux de Covent Garden. Après avoir gratifié tous ses employés d’un  » morning  » souriant, il nous fait découvrir son bureau. Une grande pièce au parquet ciré bordée de jouets pour enfants.  » En principe, nous fait-il remarquer amusé, tous les journalistes s’attardent sur les jouets.  » Un peu plus tard dans la journée, on retrouvera le même environnement ludique dans son magasin de Borough Market dans l’Est de Londres : les mêmes peluches, les mêmes calculatrices, les mêmes bolides miniatures, agendas, calepins… Bref, toutes ces petites babioles qui ont pour objet d’adoucir le quotidien.

Son allure est à la hauteur de l’image que l’on s’en faisait. Plein de charme et de vitalité, il se livre avec pudeur. Et met tellement à l’aise qu’on a l’impression de le connaître depuis toujours. Entre confidences et secrets de bonheur, rencontre exceptionnelle avec un Sir Paul Smith dont la classe légendaire n’a pas effacé une âme d’enfant.

Masculin-féminin

 » Un grand nombre de magazines de mode me demandent des interviews car ma collection  » Men only  » est en plein dans la tendance. Mais je n’ai jamais cessé de faire du masculin pour la femme. Ma première collection féminine, présentée en 1994, était directement inspirée du vestiaire masculin. Je n’ai jamais vraiment voulu dessiner des collections pour la femme, ce n’était pas un exercice naturel pour moi. L’idée même me rendait nerveux. Au départ, les rédactrices de mode portaient des chemises Paul Smith pour homme mais, au bout d’un certain temps, elles m’ont réclamé un vestiaire pour la femme et, vu la demande, j’ai dû m’y mettre. Je dessinais des vestes, des chemises, mais jamais de jupes. Puis, j’ai employé une assistante chargée de dessiner les robes. Et à partir de là, ouf, j’ai pu respirer !  »

Continuité

 » On peut dire que c’est un mot qui me caractérise bien. Cela fait trente ans que je vis avec la même femme. Je me sens très privilégié. Et trente ans aussi que je suis dans le business de la mode. Si c’est relativement facile de devenir un créateur important, c’est autre chose de le rester. Il y a des boutiques multimarques à travers le monde où je vends du Paul Smith depuis vingt-deux ans. Imaginez, cela fait 44 collections au total ! Et la marque a toujours autant de notoriété. J’ai conservé les clients des débuts et j’en ai attiré de nouveaux. Je pense que c’est parce que je travaille avec une équipe de designers très jeune, dont la moyenne d’âge se situe entre 24 et 25 ans mais qui est toutefois encadrée par trois seniors. C’est vrai que l’atmosphère est très bonne ici, je ne dirais pas, comme les Américains, qu’on est une grande famille, mais on n’y connaît pas la peur du boss. Le risque, c’est que les gens se sentent trop à l’aise, pourtant ce n’est pas le cas. La mode va vite et je pense que, grâce à mon énergie, on arrive à être toujours en phase avec les courants.  »

Curiosité

 » Mon esprit est très jeune même si mon corps l’est moins ( rires). Mon secret ? Je crois que c’est l’amour de la vie. En fait, il faut toujours être en état de curiosité, exactement comme un enfant. Mon précepte est  » You have to be childlike, not childish  » ( » Vous devez être comme un enfant, ce qui ne veut pas dire puéril « ). Selon moi, il ne faut pas avoir peur d’être curieux, de poser des questions. Et toujours s’émerveiller de tout. J’ai beaucoup de chance, j’ai l’impression que chaque jour est un cadeau. Je me sens très privilégié. Mais je pense que l’on crée soi-même son propre destin.  »

Twist

 » J’ai l’esprit très anglais. Je joue avec les choses.  » Classic with a twist  » est une expression qui me définit très bien. J’associe la modernité avec la tradition britannique. Mon père avait une personnalité très forte, c’était un homme très drôle, je tiens sûrement ma fantaisie de lui. Au départ de ma carrière, je n’avais pas d’argent, je devais utiliser des matières peu coûteuses. Alors, pour compenser, je devais avoir des idées, j’ai commencé à jouer avec les boutons, le revers des chemises. Je n’avais pas le choix, il fallait que j’attire le client ainsi. C’est de là qu’est venu le fameux  » twist « . Mais je ne me définirais pas comme rebelle. Mon défaut est peut-être que j’aime trop être aimé. Je ne suis jamais dans la confrontation. Pour la mode, c’est pareil. Je comprends un Galliano ou un McQueen mais ce n’est pas ma façon de faire, c’est tout.  »

Mondanités

 » Je ne fais pas vraiment partie du monde de la mode dans ce qu’il a de mondain. Je n’organise jamais de soirées Paul Smith par exemple. J’aime simplement l’idée que les gens achètent du Paul Smith. Mais le soir, quand je rentre chez moi, j’apprécie de discuter avec ma femme, de ses peintures, d’une exposition que l’on a vue, d’un livre qu’elle a lu… C’est sûrement ce qui m’a préservé.  »

Humilité

 » Finalement, le VIP dans mon métier, c’est le consommateur. Sans lui, je ne suis rien. Donc inutile d’avoir un ego démesuré. C’est extraordinaire d’être un créateur de mode car on crée de l’emploi : Paul Smith génère par exemple 600 emplois simplement en Grande-Bretagne sans compter le Japon. Mais ce n’est pas comme opérer à c£ur ouvert, ou encore s’engager comme volontaire dans une guerre. J’adore mon métier, je suis très intéressé par la manière de construire le vêtement, dans la façon dont on respecte le corps de la femme, mais cela ne m’intéresse pas d’en parler. Bien sûr, le vêtement est utile. Grâce à lui on se sent important ou sexy. On connaît d’ailleurs le pouvoir de l’uniforme. Des soldats peuvent avoir l’air agressif, simplement en raison des vêtements qu’ils portent. Et lorsque vous montez dans un avion, imaginez un instant que le pilote soit en short et en tee-shirt, vous vous sentiriez soudainement un peu nerveuse, non ? ( rires).  »

Muses

 » Je suis davantage attiré par l’intelligence d’une femme, sa conversation ou son sens de l’humour. Qu’elle ait l’air en bonne santé, qu’elle soit fraîche et simple sont aussi des valeurs importantes à mes yeux. Mes muses seraient plutôt Katherine Hepburn, Audrey Hepburn, Jane Birkin, Inès de la Fressange, Loulou de la Falaise, ce genre de femmes.  »

Londres

 » C’est une question dont nous discutons beaucoup en interne. On essaie de rester loyal envers la semaine de la mode de Londres. Si des créateurs comme Jasper Conran ou Nicole Farhi continuent à défiler ici, cela rend la London Fashion Week intéressante. C’est la raison pour laquelle je persiste à présenter mes collections à Londres. Mais il se peut que je sois obligé de partir. Car la semaine de la mode de Londres n’attire pas assez de journalistes et d’acheteurs. Je changerai peut-être l’année prochaine ou l’année suivante. Je dispose de showrooms dans toutes les capitales de la mode. D’une certaine manière, je n’ai pas besoin de présenter un défilé mais cela permet de franchir l’étape suivante. ( Il marque une pause) Cela dit, je ne me soucie pas vraiment de l’étape suivante. En quoi cela changerait-il ma vie ?  »

Couple

 » Ma femme Pauline était mon enseignante à Nottingham où je prenais des cours du soir. Elle a six ans de plus que moi et avait déjà deux enfants lorsque je l’ai rencontrée. Nous sommes complémentaires. Elle est discrète et n’aime pas rencontrer des nouvelles têtes. Moi, au contraire, je suis parfaitement à l’aise. Elle peint et elle adore lire. Dante, Sartre, Proust…, elle les a tous dévorés. Lorsque je rentre à la maison, on ne parle jamais de Paul Smith. Elle a toujours été une présence apaisante pour moi. C’est très difficile à trouver. Le plus souvent, les relations entre les gens, en amitié ou en amour, sont dures.  »

Bonnes manières

 » Le style ne vient pas de la marque que vous achetez. Vous pouvez être stylé avec des vêtements qui proviennent d’un  » Charity shop « . Il faut aussi être doté d’une personnalité élégante, les manières ont également beaucoup d’importance. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes, très certainement influencés par les gameboys et les films d’animation, pensent que ce n’est pas cool d’avoir de bonnes manières. La grâce est quelque chose de difficile à trouver, elle ne réside pas chez beaucoup de personnes.  »

Anniversaire  » Je suis né le 5 juillet 1946, après la guerre, c’était une année heureuse. Ma mère m’a toujours dit que j’étais un cadeau du ciel, mais je suis arrivé à la suite d’un frère qui avait 11 ans et d’un autre qui en avait 8. Je crois que j’étais plutôt une erreur, une erreur du ciel !  »

(*) Carnet d’adresses en page 171.

Agnès Trémoulet

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