Joyau préservé par l’Unesco depuis 1988, Salamanque partagera avec Bruges, en 2002, le titre prestigieux de » capitale européenne de la culture « . Siège d’une des plus vieilles universités européennes et ville phare de l’Espagne castillane, elle n’en reste pas moins picaresque et courtisane.
Les chevaux et les mules ne paissent plus sur les berges du fleuve Tormes envahies par les joncs mais les amoureux aiment encore à s’égarer au fil de l’eau, au creux d’une barque décolorée. Indifférent à l’épreuve du temps, un vieux pont romain déroule ses vingt-six arches au-dessus du fleuve, au-delà duquel s’épanouit Salamanque, alanguie sur trois collines qui s’étirent le long du cours d’eau. Majestueuse et rayonnante, la cité s’ouvre comme un bouquet minéral, multipliant tours et clochers, dômes, palais et églises. Toute une ville dorée qui s’embrase chaque soir, au soleil couchant.
Car le premier secret de Salamanque se tapit dans sa pierre, un grès ocre et tendre, d’un grain très fin, que les sculpteurs d’antan ont taillé comme s’il s’agissait d’orfèvrerie. Chaque façade se déchiffre comme un livre d’images. Au fil des siècles, la pierre ciselée, qui contient du minerai de fer s’oxydant au contact avec l’air, s’est durcie et patinée, s’habillant de tons vieil or et s’illuminant dans la lumière caressante du soleil castillan.
Un second facteur agit comme un sortilège qui entraîne le touriste de passage dans un tourbillon de fêtes : c’est la population estudiantine qui ne représente pas moins de 40% des habitants. Chaque jour, les pavés des ruelles répercutent tard dans la nuit l’écho tapageur de joyeuses réunions largement arrosées.
L’Université, première industrie de la ville
C’est en 1218 que l’Université de Salamanque reçut du roi Alphonse II les privilèges qui lui permettraient de rivaliser avec Oxford, Bologne et Paris. L’attrait et la réputation de son enseignement allaient franchir les frontières. Trois siècles plus tard, les rois catholiques, Ferdinand et Isabelle, conscients de sa valeur, la dotèrent de nouveaux bâtiments. C’est pourquoi l’effigie des souverains est inscrite dans un médaillon sur le fronton plateresque de l’Université. Le droit international y naquit, et ici aussi on enseignait dès le XVIe siècle le système cosmogonique de Copernic, réputé hérétique dans la plupart des pays. L’Université accueillit également des personnages de renom, comme Thérèse d’Avila, Cervantès et Hernán Cortés, mais aussi d’autres, plus humbles, car elle fut la première au monde à accepter les étudiants de toutes les classes sociales, instituant pour tous le port obligatoire de la cape noire qui permettait aux plus démunis de cacher leur détresse matérielle.
L’Université doit aussi son renom à une anecdote plus insolite, celle du prince Jean qui géra la ville pendant un an, de 1496 à 1497. Il est resté célèbre auprès de la communauté estudiantine pour avoir été le premier à prévoir dans la cité un quartier réservé aux plaisirs des étudiants. Mort prématurément des suites du » mal d’amour « , à savoir la syphilis, il a survécu dans les mémoires sous le nom de Padre Putas que l’Eglise eut tôt fait de rebaptiser en Padre Lucas. Le jour du carême, toutes les dames de petite vertu étaient priées de déménager sur l’autre rive du fleuve Tormes et elles réintégraient la ville en grande pompe le lundi précédant la fin du carême. Le folklore estudiantin s’est emparé de l’événement joliment rebaptisé Lunes de agua. Il réunit toute la communauté universitaire au bord du fleuve pour un joyeux pique-nique égayé par des promenades au fil de l’eau sur des barques fleuries pour l’occasion.
Cité populaire et passionnée
Le magnétisme de Salamanque invite à l’errance, au coeur d’un lacis de ruelles et de placettes qui, toutes, convergent vers le centre névralgique de la cité, vers l’incomparable Plaza Mayor. Avec ses neuf porches d’accès, ses médaillons sculptés qui encadrent les multiples arcades (88!), ses trois étages couronnés d’une balustrade de pilastres, le tout souligné par des balcons de fer forgé qui tirent un triple trait continu sur le pourtour de la place, celle-ci dessine un vaste quadrilatère, qui surprend par la justesse de ses proportions et l’élégance d’un style à mi-chemin entre le baroque et le classicisme espagnol.
La Plaza Mayor est ourlée de terrasses de café qui accueillent d’abord les Salmantins. Ils y sont chez eux, comme dans un salon à ciel ouvert où chacun y retrouve son voisin et observe les autres. Y flâner, c’est un peu prendre le pouls de la ville. Salamanque tarde à s’éveiller. Les aveugles sont les premiers à se poster dans les angles des porches où la place appartient aux femmes qui la traversent de part en part pour rejoindre le marché couvert. Vers midi, surgissent les hommes, ceux qui traitent des affaires, scellées d’une simple poignée de mains arrosée d’une copa, un ballon de cognac. Des étudiants rieurs envahissent les terrasses, égrenant les heures jusqu’à la reprise des cours en fin d’après-midi. A partir de six heures, tout le monde s’y bouscule, on s’y retrouve en famille, et la place résonne des cris des enfants qui s’y ébattent en toute sécurité.
Creuset des cultures qui ont façonné l’Espagne, Salamanque raconte dans ses murs des légendes d’autrefois qui ne demandent qu’à être déchiffrées par le visiteur curieux et attentif. Ici ont vécu des chrétiens, des juifs et des musulmans, et leur souvenir est demeuré imprimé dans les tours et les palais. Roman, gothique, Renaissance, baroque, plateresque, néoclassique, romantique, tous les styles se conjuguent dans une fastueuse monumentalité qui donne le vertige. A l’écoute de l’histoire inscrite dans le tracé des ruelles et des places, le promeneur tombe cent fois en arrêt : médaillon taillé comme un bijou, église ronde et insolite, porche roman, palais couronné de guirlandes de pierre, maison tapissée de centaines de coquilles Saint-Jacques, façade ciselée comme une dentelle, patio mauresque et mystérieux, la vieille cathédrale accroupie au pied de sa fille, la nouvelle cathédrale, élancée et vigoureuse, coupole orientale au toit d’écailles de pierre, sujets fantasques et grimaçant accrochés aux chapiteaux d’un couvent…
Salamanque possède tous les fastes qui pourraient la rendre fière et même hautaine, mais elle ne pèche jamais par orgueil, affichant la simplicité des grands. Si elle éblouit par sa monumentalité, elle surprend davantage encore par sa vitalité. Tout comme la Plaza Mayor, tout le centre historique de la ville appartient à ses habitants qui partagent volontiers leur bonheur avec le touriste. Les étudiants sont les premiers à exercer leur ténacité pour retrouver la petite grenouille sculptée qui leur portera chance durant les examens dans le fouillis des statuettes qui décorent le portail plateresque de l’Université. Ce sont encore eux qui se retrouvent la nuit sur les marches de la cathédrale ou du palais de Anaya, accompagnés à la guitare pour chanter des sérénades à la pleine lune. Ailleurs, celui qui pousse la lourde porte de l’église de la Vera Cruz est immanquablement amené à partager les prières muettes des religieuses voilées qui, nuit et jour, se recueillent en silence devant un maître-autel dont la somptueuse facture exalte toute l’exubérance du baroque castillan. La Casa de las Conchas abrite la bibliothèque de la ville, le palais de la Salina les bureaux de la Députation provinciale. Même les cigognes ont élu domicile sur les splendides tours de la cathédrale ou sur d’autres clochers plus modestes.
Le charme de Salamanque tient dans cette symbiose unique et surprenante entre un passé glorieux qui lui confère son caractère monumental et une vitalité, une gaieté qui ne laisse personne indifférent.
Christiane Goor Photo: Charles Mahaux Planet Pictures
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici