Elle a fait du tricot son drapeau, des rayures l’emblème d’un certain chic décontracté et du velours l’expression de sa sensualité. Sonia Rykiel a inventé la femme Rykiel. Mais aux  » plis des robes  » se mêlent toujours les  » plis des livres « . Son écriture est comme sa mode, près du corps. Au moment où s’ouvre la trentième boutique de la marque à Bruxelles, rencontre avec une grande dame de la mode, qui aurait rêvé d’être une intellectuelle.

Carnet

Le dessin, affiché dans les bureaux du boulevard Saint-Germain, situés au-dessus de la grande boutique parisienne, est signé Salomé, le prénom de sa petite-fille. Un beau collage de lèvres rouges piquées de strass. Preuve que chez les Rykiel, la mode, mais aussi la féminité et l’élégance, se transmettent de génération en génération…

 » Tu ne seras jamais une femme « , lui avait pourtant prédit sa mère, lorsque Sonia était une enfant plutôt  » garçon manqué et violente « . Des années plus tard, Sonia découvre son image dans le miroir. En 1965, par hasard, elle entre dans la mode. Alors que son mari, Sam Rykiel, possède la boutique Laura à Paris, Sonia dessine son premier pull-over. Il fait la Une du magazine  » Elle  » et la jeune femme est subitement désignée comme  » la reine du tricot  » par le magazine américain Women’s Wear Daily. Ce pull, elle le baptisera Fanny, empruntant le prénom de sa mère. Juste retour des choses.

En quelques décennies, Sonia Rykiel a inventé la femme Rykiel, la quintessence de l’élégance et d’un certain décontracté chic, propre à la Parisienne. Car si Sonia Rykiel est issue d’une famille bourgeoise russo-roumaine, elle a, par ses vêtements, décoincé la bourgeoise sans rien lui ôter de son allure. Son style est  » quirky « , disent d’elle les Américains. Traduction :  » déglingué « . Un mot qui plaît bien à celle dont la mode, comme le personnage, est toujours apparue audacieuse, scandaleuse, sulfureuse. Plus de trente ans après ses débuts, son sens de la  » démode  » continue à séduire les jeunes générations, grâce aussi à l’implication de sa fille Nathalie dans la marque.

Baptisé  » Belle en Rykiel « , le défilé automne-hiver 2005-2006, excessivement féminin, excessivement parisien, apparaît comme une variation sur les mêmes thèmes : le noir, la maille, le velours, le strass, la fourrure. Toujours cette signature Rykiel, toujours ces mêmes codes de la marque déclinés à chaque saison. Avec chaque fois, un plus qui colle à l’air du temps, comme ces somptueuses robes longues en velours fermées par une broche en strass, ces total look en tricot dont les lignes s’inspirent de l’esprit des années folles ou encore ce final de robes en maille colorées et volantées.

 » Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre « , aime dire Sonia Rykiel au sujet de la femme Rykiel, empruntant la formule à Baudelaire. Avec ses cheveux rouges et son éternel habit noir, plongée dans la pénombre de son bureau, la prêtresse de la mode apparaît ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre que celle que nous imaginions. Mais avec celle qu’ici tout le monde appelle  » Madame Rykiel « , c’est aussi de littérature que nous avons parlé, de Colette, d’Anaïs Nin, de féminisme et d’écriture. Lorsqu’elle voyage, la créatrice emporte toujours dans ses bagages plus de livres que de vêtements, nous confie-t-elle de sa voix suave. Sonia Rykiel a toujours une plume à portée de main. Elle écrit tout le temps, à la main toujours, et, au même titre que la mode, a fait de l’écriture un acte quotidien. Aussi a-t-elle accepté de livrer, en exclusivité pour Weekend Le Vif/L’Express, quelques réflexions sur la dégaine et l’allure, sa définition de la mode (lire l’édito en page 5). Avec Régine Deforges, son amie de toujours, elle prépare d’ailleurs un recueil de correspondances. Et continue à mêler, dans sa vitrine du boulevard Saint-Germain à Paris, les plis des robes aux plis des livres. Comme un rituel. Au moment où Sonia Rykiel s’apprête à inaugurer sa première boutique bruxelloise, boulevard de Waterloo, rencontre avec une grande dame de la mode qui est aussi une grande dame tout court.

Weekend Le Vif/L’Express : Vos vitrines sont remplies de livres et vous ne cessez jamais d’écrire pendant que vous dessinez vos collections. L’écriture et la mode sont-elles inséparables pour vous ?

Sonia Rykiel : C’est vrai que je suis quelqu’un de littéraire avant tout. Au départ, je ne voulais pas faire de mode. Je suis entrée dans la mode par hasard. J’ai été élue  » la reine du tricot  » par les Américains alors que je n’y connaissais rien, je n’avais jamais appris. Je ne savais pas ce que je faisais. Finalement, c’est arrivé sans que je m’en rende compte. J’ai commencé à faire des trucs pour moi, puis c’est devenu ce que c’est devenu. En revanche, j’ai toujours écrit depuis l’âge de 5-6 ans. J’écrivais de tout, des lettres, des cahiers, des thèmes, des histoires que je racontais à mes s£urs. Je crois que l’écriture est plus innée chez moi.

Votre premier roman,  » Et je la voudrais nue « , paraît en 1979. De quoi parle-t-il ?

De la naissance de mes enfants, des robes, de l’attitude des femmes et des hommes. De ce qui est important chez un homme. J’y écrivais que l’homme doit avoir bien entendu une grande part de masculin mais aussi une petite part de féminin. Et que la femme doit avoir une grande part de féminin mais un petit côté masculin aussi. Comme quoi, Elisabeth Badinter n’a rien inventé !

Quand on lit l’histoire de votre vie, on songe à Colette, à Anaïs Nin. Ce sont des personnages dans lesquels vous vous reconnaissez ?

J’aime beaucoup Colette, Anaïs Nin, George Sand mais je ne sais pas si je cherche à me reconnaître en elles. Mon propos n’est pas vraiment là. Je les ai beaucoup lues mais je n’ai pas lu que des femmes d’ailleurs. Je ne cultive pas seulement une culture du féminin.

Justement, êtes-vous féministe ?

Je ne suis pas dans le combat féminin, je n’ai pas envie de me battre contre les hommes. Il est indispensable de vivre en bonne intelligence avec eux.

Mais on peut être féministe tout en aimant les hommes…

C’est le combat féministe que je n’aime pas, toute la hargne et la violence qu’il contient. Même aujourd’hui, je ne m’y retrouve pas, je trouve qu’il est assez violent.

Comme Anaïs Nin ou Colette, vous êtes une séductrice.

Oui mais la séduction n’est pas forcément liée au féminin. Elle est aussi bien masculine. C’est une attitude qui fait partie de nous. L’art de séduire vous vient dès l’enfance, on cherche à séduire sa mère, son père.

Et dans votre cas, c’est plutôt votre père que vous cherchiez à séduire ?

Nous sommes cinq filles et c’était difficile d’obtenir de lui un regard unique. Ma mère avait une espèce de ( elle réfléchit) fascination pour moi. J’étais un garçon manqué, très violente. Elle me disait  » tu ne seras jamais une femme « .

Vous avez déclaré :  » Toute ma vie, j’aurais aimé être une intellectuelle « . N’avez-vous pas le sentiment d’y être parvenue ?

J’aurais adoré écrire plutôt que de faire de la mode. Pour moi, la mode c’était un métier, alors que je ne considérais pas l’écriture comme tel, ce qui est faux d’ailleurs.

Considérez-vous la mode comme un art mineur ?

Plus maintenant. Je suis issue d’une famille bourgeoise, russe. On ne parlait pas de mode. On parlait politique, peinture, théâtre, cinéma, littérature, on s’habillait mais ce n’était pas important. Il était très mal vu de passer du temps à se regarder dans la glace. Après cela, j’ai passé ma vie à me regarder dans un miroir.

A quel âge avez-vous pris conscience de votre image ?

Vers 13-14 ans, j’ai découvert mon image, l’attrait pour la mode est venu après.

Vous avez dessiné vos premières robes en maille lorsque vous étiez enceinte. On a l’impression que, chez vous, la création est liée à la maternité…

Ma seule vraie ambition dans la vie, c’était d’avoir dix enfants. Finalement, j’en ai eu deux. Lorsque je suis rentrée dans la mode, j’avais déjà mes deux enfants.

Vous avez toujours eu peur que l’on vous taxe d’imposture. Cela vous est-il passé maintenant ?

Quand j’ai ouvert ma première boutique rue de Grenelle en 1968, tous les jours, je me disais :  » Demain je ferme !  » Je ne savais pas vraiment ce que je faisais là-dedans. Je me répétais tout le temps :  » On va s’apercevoir que je ne sais pas le faire « . Aujourd’hui, ce n’est toujours pas complètement passé. Et pourtant, je sais le faire. Le créateur vit dans le doute tout le temps. Il vit sur plusieurs tableaux, il est sans arrêt en équilibre. Le doute est intimement lié à la création.

Vous avez dit :  » Le pli des robes, c’est comme le pli des livres « . Doit-on comprendre qu’il faut lire entre les plis ?

Vous savez, il ne faut pas prendre tout ce que je dis au premier degré. Ça me plaît de dire ça, est-ce tellement important ? C’est important parce que je le dis. Je le dis parce que je trouve ça joli.

On a l’impression que vous aimez parler par aphorismes…

Complètement, j’aime beaucoup les mots, j’aime parler par formule, j’aime le rythme, la musique d’une phrase. Lorsque je parle du pli des jupes, du pli des livres, c’est davantage parce que j’aime les mots. Je suis très menteuse.

Vous comptez parmi vos grandes amies Régine Deforges. Partagez-vous ensemble cette passion pour l’écriture ?

Nous préparons ensemble un recueil de correspondances qui sortira dans un an environ, nous y parlons de tout, sur n’importe quoi, au jour le jour.

Comme elle, vous aimez aussi pratiquer l’écriture érotique. Est-ce le genre dans lequel vous vous sentez le mieux ?

Je ne parlerais pas exactement d’écriture érotique mais mon écriture est proche du corps, de la chair. J’ai une manière d’écrire enlacée. Mais avec l’écriture, on passe de période en période.

Et dans quelle période êtes-vous ?

Je suis dans une période moins érotique, plus dramatique.  » Les Lèvres rouges « , paru en 1996, était un roman érotique. Mais on reste toujours érotique, il y a toujours une espèce d’érotisme dans ce que j’écris.

Finalement, votre écriture est comme votre mode dont on a souvent dit qu’elle était audacieuse, scandaleuse et sensuelle…

Oui et androgyne aussi. Mais elle est également très tendre, très douce, très maternelle. Il y a dans ma mode un déséquilibre équilibré. Je n’aime pas le trop bien fait, le trop net, le trop juste, le trop fini.

C’est d’ailleurs la définition de la femme Rykiel ?

Tout à fait, la femme Rykiel est très élégante et puis d’un seul coup, elle porte un sac qui dénote, c’est le point rouge de la tenue.

Est-ce toujours en 2005 la même femme Rykiel ?

Oui  » ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre « , disait Baudelaire. C’est toujours cette femme particulière, singulière. Une femme qui n’est pas une saison espagnole, une autre saison mexicaine.

Je ne pourrais pas faire une saison du Frida Kahlo ; une autre saison tout autre chose. Je ne sais pas faire autrement, je fais du Rykiel, c’est tout.

Quel âge a cette femme ? A qui s’adresse votre mode ?

A ma mère, à mes soeurs, aux femmes de mon âge, à ma fille, à ses copines, à mes petites filles, à leurs copines. Toute une saga de femmes engagées sur tous les plans, qui ont une attitude envers la politique, envers les drames qui frappent le monde…

Justement, considérez-vous votre mode comme un acte politique ?

J’ai été très inspirée par le mouvement hippie de 1968. Les sit-in où femmes, hommes, enfants se mélangeaient généraient une espèce de melting-pot que je trouvais magnifique. Ma mode n’est pas politique mais elle est remplie de tous les événements politiques, sociaux. Je raconte une histoire à l’intérieur de la robe. Je raconte l’air du temps.

On dit de vous que vous avez décoincé la bourgeoise comme Coco Chanel avait décoincé l’aristocrate. Etes-vous d’accord ?

Oui c’est peut-être vrai. Le geste de la mode que je fais est un geste politique. Il fait partie de l’histoire de la femme d’aujourd’hui qui s’inscrit dans une historique politique.

Vous vous êtes investie humainement aussi…

Je trouve normal de s’investir dans les grandes causes lorsqu’on est une femme de pouvoir comme je le suis. J’ai toujours agi pour les handicapés, pour la lutte contre le sida, j’ai élargi à présent à l’écologie aussi.

Vous avez rencontré des femmes dans une prison. Que retenez-vous de cette expérience ?

J’avais la trouille, c’était terrible. Ce sont des femmes comme vous et moi mais qui ont fait des choses dramatiques. Elles m’ont raconté leur histoire. Je n’avais rien à faire, juste à être là. Elles m’ont posé des questions. Elles me connaissaient. Nous avons discuté environ pendant deux heures. C’est difficile de leur parler. Je l’ai fait parce qu’on me l’avait demandé, c’était très intimidant.

Et dans les banlieues ?

Ça c’était à la demande du ministre de la Culture de l’époque, Philippe Douste-Blazy. J’ai rencontré pendant un an des jeunes de Chalon-sur-Saône. Je leur ai donné des conseils de couture, de maquillage, d’habillement. Cela a débouché sur un défilé au Louvre, c’était fantastique.

Avez-vous encore le temps d’être à 100 % dans Sonia Rykiel ?

J’ai de moins en moins de temps avec les différents galas auxquels je participe, mais je continue à dessiner les collections. Ma fille, Nathalie, s’occupe de l’image de la marque, mais pas du travail des collections.

La notion de transmission semble très importante chez vous. Avez-vous le sentiment d’avoir transmis ce que vous vouliez à votre fille ?

J’ai fait de mon mieux. On fait ce qu’on peut et je crois que ce n’est pas mal.

La force de la maison Rykiel, c’est d’avoir su rester indépendante. Cela n’a pas dû être toujours facile…

Même aujourd’hui, ce n’est pas toujours facile.

Vous dites que justement, pour vous, l’habillement n’est plus si important.

Comme toutes les femmes, je m’habillais, je me déshabillais et je repartais me changer, une fois dans l’escalier. Maintenant, j’ai décidé de m’habiller avec de faux manteaux, des pantalons, des jupes et puis voilà.

Peut-être n’avez-vous plus besoin d’être rassurée sur votre identité…

Non, au contraire, j’ai toujours besoin d’être rassurée. C’est juste un moment comme ça, je ne dis pas que ça durera toute ma vie.

Agnès Trémoulet

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