Pour le célèbre designer américain David Kelley, le grand architecte italien Ettore Sottsass a dessiné une maison… comme un petit village. Sous le soleil de Californie se dresse aujourd’hui une résidence familiale à nulle autre pareille, dont la pureté des lignes signe le fabuleux savoir-faire du maestro.

Carnet d’adresses en page 114.

Située à Palo Alto, dans un des plus beaux coins de la Silicon Valley, cette maison se distingue étonnamment des constructions qu’il est donné de voir dans cette région de la Californie, au sud de San Francisco. L’abord est austère et la porte d’entrée est à peine perceptible, comme cachée dans le long mur en briques de couleur sable.  » Ettore Sottsass n’aime guère les maisons extraverties, explique le propriétaire, le designer David Kelley. Mais il ne fait pas pour autant preuve d’hostilité. D’où ce grand auvent qui s’avance permettant d’accueillir les hôtes.  »

Le maître des lieux reçoit le visiteur dans une véranda baignée de fraîcheur, aux murs peints en vert turquoise.  » Lorsque j’étais jeune étudiant, je suis tombé à la bibliothèque sur un livre consacré à Olivetti, raconte David Kelley. On y parlait forcément de Sottsass qui avait entre autres dessiné Valentine, la machine à écrire portable. Aussi, lorsque j’ai rencontré Ettore pour la première fois, j’étais dans la peau de celui qui se retrouve face à une vedette de cinéma qu’il admire.  » Lors des présentations, notre hôte n’était pourtant pas un inconnu car il avait déjà conçu pour son ami Steve Jobs û le fondateur de Apple – la première souris des ordinateurs à la pomme et avait établi sa compagnie dans la Silicon Valley. L’entreprise David Kelley Design, devenue Ideo au début des années 1990, emploie aujourd’hui plus de 400 personnes et travaille pour les plus grandes marques du monde. Et pour couronner le tout, David Kelley est aussi le professeur chargé d’enseigner le design industriel à Stanford, une des plus importantes universités américaines.

 » C’est un ami commun, le paparazzi de la jet-set et grand collectionneur d’art Jean Pigozzi, qui nous a présentés, poursuit David Kelley. J’ai fait la connaissance d’Ettore à Milan au début des années 1980, au moment où il a fondé le groupe Memphis ( NDLR : ce mouvement contestant la production industrielle uniformisante). Nous avons travaillé ensemble sur quelques projets. Mais nous avons surtout voyagé à Venise, par exemple. Ettore est vraiment un être exceptionnel. Il est l’unique maestro qu’il me soit donné de connaître.  »

C’est vers la fin des années 1990 que David Kelley décide de construire.  » Ma compagnie avait pris de l’ampleur, explique-t-il. Nous avions pu acquérir ce terrain, à proximité de l’université et de nos bureaux. Nous pouvions disposer d’assez d’espace et d’écuries existantes pour que mon épouse puisse s’occuper de ses chevaux, sa passion.  » Pas d’hésitation sur le nom de l’architecte !  » Ce devait être Ettore et personne d’autre, clame David Kelley non sans humour. S’il en avait été autrement, je crois qu’il m’aurait envoyé sa mafia milanaise ! Le projet nous a pris trois ou quatre mois. Nous avons collationné tout ce que nous aimons, photocopié livres et magazines. J’ai même réalisé une sorte de livre, bien fichu, détaillant le fruit de ces recherches. J’ai ensuite pris l’avion pour Milan…  »

Comme il fallait s’y attendre, le maestro Sottsass a regardé tout ce travail avec un air détaché.  » Il a refermé mon dossier, confie David Kelley. Il a dit que tout cela était destiné à une maison pour vivre dans le passé et qu’il voulait nous proposer de vivre dans le présent. Moi qui, de temps à autre, plaisantais avec lui à propos de nos clients respectifs, je me retrouvais dans la peau d’un de ceux-ci. C’est alors qu’a commencé une expérience extraordinaire : celle des discussions avec Ettore mais aussi avec ses architectes partenaires comme Marco Zanini et Johanna Grawunder.  »

Sottsass conçoit l’habitation de cette petite famille comme  » un village avec différentes entités  » : le living et la cuisine, la chambre des parents et celle de l’enfant, le bureau de l’épouse. Le studio réservé aux invités est construit à part, sans communication directe avec l’ensemble. Mais lorsqu’on les voit de l’extérieur, les pièces sont clairement identifiées par des architectures, des volumes et même des matériaux de couverture différents. De plus, elles bénéficient chacune d’un accès à l’extérieur, d’une terrasse ou d’un jardin.

 » Nous vivons en Californie, souligne David Kelley. Ce qui signifie qu’une bonne partie de l’année, il existe une sorte de continuité entre l’extérieur et l’intérieur. Ettore l’a très bien compris en prévoyant cette avancée de toiture au niveau du living qui permet d’abriter du soleil une longue table. Une façade du living est entièrement vitrée, munie de fenêtres coulissantes. La galerie qui fait office de trait d’union entre le living et les trois autres pièces importantes jouit de la même transparence.  »

Ce n’est pas pour autant que la maison est totalement ouverte vers l’extérieur. Pour les autres fenêtres, Sottsass a privilégié de petits cadres, souvent discrets qui offrent des  » tableaux de verdure « . Le bureau de Mme Kelley constitue sans aucun doute l’élément architectural le plus fort de tout le projet. La pureté de la ligne extérieure au toit curvilinéaire et haut juché se retrouve à l’identique à l’intérieur. L’essentiel du mobilier de rangement de cette pièce quasi monacale a été réalisé sur mesure d’après les dessins de Sottsass.

Il en a été de même pour les chambres, la cuisine et le living. Et une demi-douzaine de hauts cabinets ont également été réalisés sur mesure. Littéralement plantés entre la cuisine et le living, ils ont chacun une fonction. Ils permettent de ranger et d’abriter des choses aussi diverses que des verres ou l’installation stéréo et marquent aussi une séparation entre les deux espaces de vie.

 » Nous avons eu un débat sur la grandeur de l’ensemble cuisine et living, précise David Kelley. Notre maison se veut avant tout une habitation unifamiliale, sans prétention ostentatoire. En choisissant, par exemple, des plafonds assez bas, Ettore a réduit l’impact de la surface. Ces cabinets jouent un rôle similaire, puisqu’ils segmentent l’espace. Mais ils ont un rôle bien plus important encore. Imaginez une réception dans un grand espace. Les invités ne sachant pas où se mettre sont un peu perdus. Ici, les cabinets sont autant de pôles d’attraction.  »

L’aménagement intérieur s’est déroulé en deux phases. Tous les dessins de Sottsass ont été exécutés à Milan. Les murs de la maison ont été tracés sur le sol d’un grand entrepôt, de manière à pouvoir construire le mobilier. Tout a ensuite été démonté, expédié par container et remonté en Californie.

Une partie des meubles a cependant été sélectionnée parmi les catalogues de grandes marques italiennes : B&B Italia, Poltrona Frau, Flos, Artemide, Alias… Pour son ami Californien, Sottsass a pratiqué un exercice rare : faire le tour des showrooms milanais.  » Nous avons passé trois jours fantastiques, conclut David Kelley. A chaque reprise, la même scène se reproduisait. Nous entrions dans la salle d’exposition. Personne ne prêtait attention à notre présence, jusqu’au moment où un des employés reconnaissait Sottsass. Tout à coup l’agitation montait. Manifestement on rappelait, qui un responsable, qui un directeur, soucieux de faire l’honneur des lieux au maestro.  »

Jean-Pierre Gabriel

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