Le designer anversois, qui vient de dessiner un nouveau kit de casseroles pour Demeyere, est aussi un cuisiner hors pair. Sa blanquette de veau aux deux purées en est la démonstration gourmande. Dégustation.

Chez les Schöning-Keating, on ne rigole pas avec le poulet du dimanche. Cet oiseau-là n’a rien de la volaille bourgeoise cernée par les croquettes et les fagots de haricots bardés de lard qui faisait le désespoir des tablées dominicales dans les années 80. Déjà, le  » kip à la Stefan  » ne sort de son four qu’à la nuit tombée.  » Mais pas trop tard, insiste Llyn, la compagne du designer belge. Les amis débarquent en milieu d’après-midi, on fait une balade dans le parc et on soupe tôt tous ensemble.  » Avant d’atterrir dans les assiettes, la bête, farcie d’ail et de citron, aura rôti au four tout en douceur en compagnie d’un plat de légumes – des carottes, des patates douces, des panais… – parsemés de romarin avant de finir sa course, coupée en morceaux dégoulinants de sucs de cuisson, sur une polenta aussi chargée en beurre qu’en parmesan.

Si l’eau ne vous monte pas encore à la bouche, attendez donc de voir ce que Stefan Schöning est capable de faire avec un kilo de moules.  » Je les jette dans un plat avec du vin blanc, du poivre et du persil plat coupé et je les passe ensuite dans un barbecue Weber couvercle fermé jusqu’à ce qu’elles s’ouvrent, détaille-t-il. Vous n’imaginez pas comme ça sent bon le feu de bois…  » Un traitement de faveur qu’il n’hésite pas à appliquer aussi à du lapin fermier quand les beaux jours poussent les invités au jardin.

Cette passion – parce qu’il s’agit bien de cela – pour les bonnes choses, c’est une affaire de famille.  » Chez moi, nous étions sept enfants, six garçons et une fille, rappelle Stefan. Je suis le troisième. J’ai toujours connu de grandes tablées à la maison. C’était important pour nous de nous retrouver tous ensemble, de bien manger. Je ne comprends pas les gens qui sautent un repas. Surtout le petit déjeuner. Je suis carrément intransigeant là-dessus.  » Le week-end, surtout, quand Henry, 16 ans, et Stella, 13 ans, sont de la partie, le breakfast prend des allures de brunch. La spécialité de Llyn ?  » Les £ufs surprises, révèle-t-elle. Je farcis les coquilles avec des £ufs brouillés recouverts d’£ufs de saumon.  » Il n’est pas rare du tout que le couple passe la fin de semaine en duo derrière les fourneaux.  » On s’amuse, ajoute Stefan Schöning. Mais quand je suis stressé, je veux la cuisine rien que pour moi. Llyn peut être là à condition qu’elle ne touche à rien. J’ai besoin d’être aux commandes, de faire les choses à ma manière pour me vider la tête. « 

En demandant au créateur anversois d’imaginer un set complet de huit casseroles, marmite, poêlon et poêles à frire, l’éditeur belge Demeyere – qui avait déjà travaillé en 2008, année de son 100e anniversaire, avec l’architecte britannique John Pawson – a donc eu le nez creux. Notre homme sait ce que manier la spatule veut dire. Et surtout ce qu’il faut attendre d’une batterie de cuisine digne de ce nom.  » Le briefing portait sur un kit à l’usage des chefs débutants, rappelle Stefan Schöning. Un design simple, pas trop cher mais avec la garantie de qualité des fonds Demeyere. Les modèles conviennent pour tous les types de cuisinière et peuvent même aller au four. J’ai fait en sorte que les points de contact entre les poignées et les casseroles soient les plus petits possibles pour qu’elles restent froides au maximum et que l’on évite ainsi de se brûler par mégarde. « 

Une réflexion qui sent le vécu, et pour cause. À 16 ans à peine, pour gagner un peu d’argent de poche, Stefan Schöning tâtait déjà du poêlon comme commis dans un restaurant.  » C’est là que j’ai appris mes bases, confie-t-il. Là aussi que j’ai décidé de ne pas en faire mon métier. C’est vraiment beaucoup trop dur, comme boulot.  » De ce passage par la case plonge intensive et épluchage de patates à la chaîne, il a gardé l’amour des bons produits et des plats de tradition qui savent vivre. Il n’a donc pas été bien difficile de lui faire démentir – avec pour seule arme une de ses batteries fraîchement déballée – l’adage qui voudrait que c’est dans les vieux pots et seulement dans ceux-là qu’on fait les meilleures soupes. Voire même les meilleures blanquettes ! La cuisine de la maison anversoise de Llyn et Stefan étant encore en réfection, c’est finalement chez leurs amis Antoon et Natascha que l’expérience sera menée.

Sur la table de la salle à manger – installée dans le ch£ur d’une ancienne chapelle désacralisée entièrement réaménagée par l’architecte maîtresse des lieux -, Llyn a déjà préparé ses montages floraux : des roses rouges de chez Flox, à Anvers, serrées dans une coupelle du céramiste Piet Stockmans. Les photophores -Opale pour Oxygène – comme les couverts – Slow pour Eternum – sont de Stefan, bien sûr.  » J’aime plus que tout l’idée de créer des objets quotidiens, s’exclame-t-il. Ce n’est pas parce qu’ils sont fonctionnels qu’ils ne doivent pas être beaux. Au contraire, non ? Je rêverais de dessiner mon propre service de table. Une vaisselle pour tous les jours, pas des assiettes du dimanche !  » Ce soir-là, c’est dans de la porcelaine Wedgwood que se complaira finalement notre blanquette encore toute occupée à buller dans son jus.

Sur le plan de travail, l’imposant set de couteaux professionnels Zwilling n’est pas là pour faire de la figuration, même s’il ne faut pas compter sur Stefan pour frimer de la lame.  » Bien sûr, comme commis, j’ai appris à bien positionner mes doigts pour trancher les oignons vite sans me couper, reconnaît-il. Mais je les utilise surtout pour découper mes morceaux de fricassée moi-même. J’ai mes petits trucs à moi. La viande reste plus fraîche quand on la tronçonne à la dernière minute. Je peux aussi définir la taille des cubes. La cuisson est plus homogène et surtout, c’est plus esthétique dans l’assiette. « 

Son inspiration, notre cuistot ne la trouve pas dans les livres illustrés des  » bekende chefs  » qu’ils viennent de Flandre ou d’ailleurs.  » Sans blague, j’ai toujours cuisiné comme Jamie Oliver, plaisante-t-il. Ce type-là m’a copié, j’en suis sûr. Les recettes compliquées qu’il faut suivre à la lettre, ce n’est pas mon truc. Je suis un créateur, pas un suiveur. Je pars d’une base que j’aménage à ma façon.  » La trame sur laquelle Stefan s’apprête à broder ce soir-là est signée Auguste Escoffier -tout de même ! -, son livre Ma Cuisine lui servant de pilier de plan de travail au même titre que le Goed Koken de l’écrivain Harold McGee, chantre américain de la gastronomie moléculaire.  » Ce bouquin-là, très théorique, m’aide à comprendre ce que je fais pour mener ensuite mes propres expériences « , justifie-t-il.

S’ils se sentent d’humeur à vagabonder, Stefan et Llyn laissent traîner leur panier à commissions dans les allées animées du  » vreemdelingenmarkt « , le grand marché du samedi, à Anvers, qui se tient sur la Theaterplein, habillée par l’imposante structure de Secchi, Vigano et Jaspaert.  » C’est là qu’on achète nos légumes, toujours de saison, et les produits de chez l’Italien, énumère-t-il. Quand on était enfant, on passait nos vacances en Italie. C’est l’une de mes cuisines préférées, simple mais tellement délicieuse.  » Quand il a quelque chose à se faire pardonner, Stefan sort son arme de rédemption massive : les spaghettis alle vongole !  » Personne ne les prépare aussi bien que lui à Anvers, affirme Llyn. Il n’y a que quelques trattorias milanaises qui peuvent rivaliser avec lui.  » Flatté, le king de la palourde ne nous livrera pourtant pas son secret.  » Tout est dans le timing, lâche-t-il seulement. Et dans la fraîcheur des ingrédients. « 

Regardant sur les fruits de mer, notre gourmet l’est aussi sur la viande.  » J’achète mon veau chez Vermeulen-Dom, une boucherie de la criée d’Anvers, précise-t-il. La blanquette, c’est simple en apparence mais cela demande un sacré savoir-faire si l’on veut que ce soit réussi.  » La bête accommodée à la sauce Escoffier mijote déjà depuis deux bonnes heures. Une quinzaine de minutes avant de servir, Stefan y jettera des champignons et des petites boulettes de haché de veau nature.  » Pas besoin d’assaisonner, elles prendront le goût de la sauce en cuisant « , assure-t-il tout en achevant d’écraser grossièrement les  » patates à la Stefan  » qui rissoleront à 200 °C dans le four. Dans un grand bol en céramique, le liant – des £ufs et de la crème – n’attend que le jus de cuisson pour faire mouche. Même le demi-citron est prêt à passer à l’action –  » pour casser le goût de gras  » – juste avant de servir. Le moment semble bien choisi pour ouvrir la première bouteille de vin qui nargue les convives depuis leur arrivée.  » C’est ma belle-s£ur Nina qui le produit, explique fièrement Antoon en versant dans les verres un nectar couleur rubis. Elle a rencontré son futur mari Alfredo pendant son master en £nologie. Ensemble, ils ont planté des vignes sur un terrain de deux hectares dans le sud de Valence. C’est comme cela que le domaine Bodega Mas L’Altet a vu le jour.  » De la première cuvée de 1200 bouteilles à peine sortie en 2007 et baptisée Avi – en hommage au grand-père d’Alfredo -, il ne reste plus un flacon à trouver chez Thienpont, le détaillant belge de Etikhove qui commercialise ce rouge gourmand aux accents minéraux, boisés, juste ce qu’il faut. À table, c’est une bouteille de côtes-du-rhône 2010, domaine de la Janasse, vendue chez Portovino –  » le  » fournisseur de Stefan – qui accompagnera la fricassée.

Dans la cuisine, les enfants de nos hôtes, Jerôme, 7 ans, et Felix, 6 ans, attirés par le fumet de la fricassée crient famine. Il ne reste plus qu’à venir à bout d’un lot brûlant de pommes de terre en chemise à réduire en purée dans les règles – au passe-vite donc – pour mieux les noyer dans le beurre, comme ose si bien le faire Joël Robuchon. Histoire d’accélérer le mouvement, tout le monde s’y met dans l’allégresse. Un moment de folie douce qui tranchera avec la dégustation quasi religieuse – l’influence des fenêtres en ogive, peut-être ? – du repas agrémenté d’une salade de mâche astringente. Pas de doute, la casserole toute neuve a passé le crash test avec brio !

Tandis que Jerôme, qui a vidé son assiette sans y laisser la moindre trace de boulette, repasse les plats, le dessert est enfin annoncé.  » De la glace vanille de chez ‘t Bieke à Anvers, avec des cerises à l’amarena et des meringues ramenée de Gruyère, en Suisse « , détaille Llyn en remplissant les coupes. Inutile de compter sur Stefan pour manier le rouleau à pâtisserie.  » Je déteste peser les ingrédients, assène-t-il. Je ne cuisine qu’à l’instinct. D’ailleurs, je ne suis pas très sucré. À choisir, je préfère deux entrées.  » Pourtant, quand viendra l’heure du café et de son  » pousse  » – servi dans des verres sur pied Val Saint Lambert vintage s’il vous plaît -, le petit noir italien préparé dans une cafetière Richard Sapper pour Alessi achèvera le repas en charmante compagnie, celle des chocolats noirs de chez Sweertvaegher. La soirée file en douce lorsque, soudain, une question fuse.  » Stefan, pourquoi tu n’éditerais pas un livre de recettes ?  » S’il lui faut des cobayes pour les essayer, ils sont déjà tout trouvés… n

Recette en page 58. Carnet d’adresses en page 137.

PAR ISABELLE WILLOT

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