Même si Strasbourg reste une ville très ancrée dans ses traditions, l’arrivée du TGV qui la relie à d’autres capitales ainsi que les institutions européennes ont stimulé sa créativité boostée par le choc des différentes cultures. Portrait d’une ville, sortie de sa torpeur et tournée aujourd’hui vers le futur.

Couleurs vives et harmonieuses, sièges asymétriques aux courbes élégantes… Le trajet à bord du TGV Est Européen, dont la décoration intérieure a été pensée par le couturier Christian Lacroix, donne un avant-goût de ce qui nous attend à Strasbourg : pas seulement des clichés de carte postale, mais quelques signes incontestables de modernité, dans l’architecture, l’art, la culture, la décoration intérieure et même la gastronomie ! Richard Meier, le patron du R, le restaurant le plus hype de la ville, en est convaincu :  » Strasbourg n’est plus cette vieille dame poussiéreuse, elle évolue.  » Cependant, pour le designer Nicolas de Waël, si la ville est sur la bonne voie, le plus dur reste à faire :  » Le TGV devrait un peu ouvrir les esprits, mais en attendant, nous ne sommes pas aussi créatifs et culottés que nos voisins, de Zurich ou Karlsruhe en particulier. « 

Si l’on en croit Evelyne Loux, secrétaire générale du CEAAC (Centre européen d’actions artistiques contemporaines), l’influence allemande, suisse ou italienne est d’ores et déjà manifeste :  » A Strasbourg, nous sommes sur un axe Nord-Sud, de Karlsruhe à Bâle, qui est très stimulant. Il y a une évidence de l’accès à l’art contemporain, notamment avec la Foire d’art contemporain de Bâle, qui fait tache d’huile et suscite des envies et une certaine forme de curiosité chez les Alsaciens. Leurs yeux ont fini par se familiariser avec l’art contemporain.  » Et ce, d’autant plus que de nombreuses £uvres remarquables ont été disséminées dans les espaces publics de Strasbourg : une sculpture monumentale de Bernard Venet trône au beau milieu de la place de Bordeaux, une fontaine en forme d’aqueduc conçue par l’artiste strasbourgeois Tomi Ungerer a été installée dans le square Markos-Botzaris, le parc de l’Orangerie possède un petit temple qui protège un puits au fond duquel on distingue une lune rousse (une sérigraphie sur Plexiglas créée par Patrick Bailly-Maître-Grand) et le parc de Pourtalès abrite lui aussi un ensemble d’£uvres originales, comme les oreilles de bronze géantes réalisées par Claudio Parmiggiani.

Classicisme et curiosité

 » Dans le domaine de l’art comme dans celui de la décoration, le processus d’appropriation et de familiarisation est le même, constate en observateur averti Guy Beyler, architecte d’intérieur. Strasbourg reste une ville de province, très ancrée dans les traditions. Mais le potentiel existe bel et bien : il faut se souvenir qu’elle a été l’une des toutes premières villes françaises après Paris où l’on trouvait du mobilier très contemporain !  » Stéphane de Sousa, designer et scénographe, qui s’est fait remarquer avec sa collection de mobilier lié à la lecture est lui aussi optimiste :  » Ici, les gens sont assez classiques dans leurs goûts, mais aussi très curieux. Ils viennent au design progressivement. Strasbourg est un vivier en devenir : plusieurs designers trentenaires développent des projets très intéressants.  » Fred Rieffel, le plus connu d’entre eux (ses créations sont vendues par Ligne Roset, Habitat…), ne tarit pas d’éloges sur sa cité natale :  » Ce n’est pas une ville de province endormie. Elle a un théâtre national, une scène électro reconnue, une école des Arts décoratifs avec une option design… Et finalement, peut-être que l’éloignement de la capitale est un stimulant ! « 

Troquer le pittoresque contre le contemporain

Entre le poids des traditions et la soif de modernité, le c£ur de Strasbourg balance toujours un peu. Mais finalement, la solution pourrait venir d’un mix des deux. Diverses initiatives tendent à le prouver : l’opération Strasbourg, capitale du verre considère ce matériau utilisé dans la région depuis des siècles (les cristalleries Baccarat ou Lalique y sont nées) comme un médium de l’art contemporain et le présente dans des expositions très pointues. Le Centre international d’art verrier de Meisenthal, non loin de Strasbourg, revisite lui aussi un objet on ne peut plus traditionnel, la boule de Noël, en confiant chaque année son relooking à un de-signer et en diffusant ses collections dans la région, y compris le sacro-saint marché de Noël de Strasbourg. L’initiative la plus éloquente quant à cet art de revisiter les traditions et le patrimoine revient à l’association de designers strasbourgeois IDée : l’un de ses membres, Jean-Luc Weimar, a réussi un tour de force en créant un mini-moule à kougloff (la brioche alsacienne aux raisins secs), qui donne un sacré coup de jeune à ce symbole régional. L’objet a provoqué un engouement à la fois commercial (contre toute attente, 5 000 exemplaires ont été vendus en quatre mois) et culturel :  » Ce contenant inédit suscite un nouvel élan créatif des pâtissiers et des cuisiniers qui se sont approprié l’objet et s’amusent avec « , explique Grégoire Ruault, designer et président de IDée.  » Nous sommes ravis d’avoir pu prouver que l’on peut créer de la nouveauté à partir de techniques et de formes traditionnelles.  » Dans le même esprit, une poignée de restaurateurs jouent le rôle de poil à gratter dans une ville qui n’est pas réputée pour son audace gastronomique. Et pourtant, en quelques années, ils ont réussi leur pari et contribué à faire évoluer les mentalités sans les bousculer.  » Il y a maintenant quatre ou cinq restaurants novateurs (sur 650 !), qui boostent un peu la ville « , se félicite François Morabito, le chef de l’Atelier du goût.

Le quartier européen comme fer de lance

Le visage même de la ville est en train de changer. La construction du quartier des institutions européennes, entreprise à partir des années 1970 et qui n’a jamais vraiment cessé depuis, a évidemment lancé le mouvement. Aujourd’hui encore, les amateurs d’architecture apprécient de découvrir l’ensemble formé par ces différents immeubles disséminés autour du bassin de l’Ill, au Nord-Est de la ville : le Parlement européen, le Palais des Droits de l’Homme (dessiné par Richard Rogers), le Palais de l’Europe, la Cour européenne des Droits de l’Homme, auxquels s’ajoutent les récents Pharmacopée européenne et le nouveau bâtiment du Conseil de l’Europe, mais aussi d’autres, moins connus, mais pas moins intéressants, comme le bâtiment Winston-Churchill, IPE 3, l’ancien Palais des Droits de l’Homme ou encore le siège de la chaîne de télévision franco-allemande Arte. Ailleurs dans la ville, de vieux immeubles industriels, des réalisations modernes en béton brut ou d’anciens bâtiments militaires en grès et briques apparentes (dont le Pôle européen de Gestion réhabilité par Jean-Michel Wilmotte) parsèment le paysage urbain et attirent le regard. Au moins autant que les maisons à colombages et les villas impériales ou Art nouveau ! Même le déploiement du tramway, l’une des grandes fiertés de Strasbourg et de ses habitants, s’accompagne d’une démarche architecturale et artistique intéressante : la station H£nheim et son parking ont été réalisés par Zaha Hadid. L’Américain Jonathan Borofsky a sculpté une  » femme qui marche vers le ciel « , installée dans le square de l’Ancienne synagogue, pour l’inauguration de la première ligne du tram, en 1994. De même, la ligne B est jalonnée de sculptures contemporaines, dont la plus célèbre, la statue Torse des Pyrénées, a été réalisée par l’enfant du pays, cofondateur du mouvement dada, Hans-Jean Arp. Des ouvrages plus imposants renforcent la physionomie contemporaine de la ville : c’est le cas, évidemment, de la somptueuse et monumentale verrière (travail de l’agence Arep de Jean-Marie Duthilleul) qui recouvre désormais la façade de la gare de Strasbourg, datant de 1883, mais aussi de la passerelle des Deux rives (de Marc Mimram), aux lignes aériennes. Ses câbles sont reliés à deux hauts mâts, implantés de part et d’autre du Rhin, comme un symbole de communion entre la France et l’Allemagne. D’autres projets d’ouvrages grandioses sont actuellement en cours de finalisation : dans le quartier des fronts de Neudorf, l’Archipel Culturel s’étend en lieu et place d’anciennes friches industrielles. Il regroupe de nouveaux bâtiments ultramodernes, comme la Cité de la Musique et de la Danse (signée Henri Gaudin), les Archives municipales, un multiplexe cinématographique, le Vaisseau (centre de découverte des sciences et des techniques). Dernier chantier d’envergure, le Zénith Europe, conçu par Massimiliano Fuksas, qui a accueilli ses premiers grands spectacles début janvier dernier. Il peut recevoir jusqu’à 10 000 spectateurs (c’est le plus grand des 12 Zénith de France) sous un gigantesque vaisseau spatial, qui se reconnaît de loin à ses ellipses désaxées et à la toile orange qui l’enveloppe. Le Corbusier avait donc vu juste, en affirmant :  » A Strasbourg, l’£il ne s’ennuie jamais ! « 

Strasbourg en pratique, pages 92, 94 et 96.

Reportage : Céline Baussay Photos : Marie-José Jarry et Jean-François Tripelon.

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