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A travers les époques, il s’est imposé comme l’instrument ultime de la séduction. La façon dont on le maquille raconte un long flirt avec les autres. Mais aussi avec soi-même.

On l’appelait The Look pour ses yeux longilignes encadrés de sourcils charbonneux et soulignés d’un simple trait d’eye-liner, qu’elle posait avec langueur sur Humphrey Bogart. Les prunelles envoûtantes de Lauren Bacall ont su apporter un supplément de vie à chacune de ses apparitions et demeurent une légende à elles seules. L’histoire de la mode, du cinéma – mais aussi celle des femmes – est pavée d’oeillades au magnétisme intemporel et au  » peinturlurage  » révélateur de leur époque. Des iris myosotis d’Elizabeth Taylor, qu’elle encerclait de crayon noir pour révéler un pouvoir de séduction intrépide (et efficace : elle se maria huit fois !), à ceux d’Anna Karina, ourlés d’eye-liner graphique, évoquant l’innocence. Une saga amoureuse qui s’écrit d’un battement de cils.

Celle-ci pourrait commencer sur les planches.  » J’apprenais en observant quelques scènes de diverses personnalités. Puis j’avais recours à des clientes particulièrement audacieuses « , racontait Helena Rubinstein – grande passionnée du théâtre et de l’opéra -, selon une récente biographie. Lorsqu’elle découvre les ballets russes du début du siècle, l’Américaine est fascinée par le make-up dramatique en trompe-l’oeil des danseuses, pensé pour intensifier chaque sentiment. Elle crée alors des fards et des techniques inspirés de ces artistes qui lui permettent de développer une esthétique expressionniste pour la vie quotidienne. Ainsi, pendant toute la période d’avant-guerre, les vedettes donnent le la en matière de mode et de beauté. Les marques de cosmétiques s’inspirent notamment du cinéma muet et réinventent le nécessaire pour rendre ses yeux charbonneux et peindre ses sourcils à la main, comme l’actrice Clara Bow. Pour cette dernière, le Californien Max Factor va jusqu’à développer l’ancêtre du mascara, un tube de cire à faire fondre avant application, nommé simplement le  » Cosmétique « . Pour Theda Bara, diva qui incarne Cléopâtre dans la version de J. Gordon Edwards (1917), Helena Rubinstein invente une version moderne du khôl antique. Le produit crée une petite révolution dans le milieu et génère même une couverture médiatique. La comédienne décide d’en faire sa marque de fabrique et ne sort plus jamais sans. Cette touche orientaliste injecte une profondeur et une intensité des plus ensorcelantes. Cependant, la véritable révolution du secteur est emmenée par Greta Garbo, explique Olivier Echaudemaison, directeur artistique chez Guerlain.  » Elle était la première à utiliser un maquillage moderne et à poser les bases d’une technique encore pratiquée aujourd’hui : elle creusait son arcade sourcilière pour structurer son oeil, qu’elle encadrait de sourcils dessinés. Cela lui permettait de sublimer son profil et son port de tête altier « , ajoute-t-il.

SEXUALITÉ LIBRE

Avec ce jeu de fards naît une toute nouvelle façon de prendre la pose et d’envoûter. Garbo l’accompagne souvent d’un béret, suggérant de la sorte une beauté mobile et androgyne qui trouve écho chez les femmes, surtout pendant la guerre. Sa séduction forte et directe la place en égale de l’homme et s’affiche comme synonyme de puissance. A partir des années 70, les méthodes changent, deviennent plus subtiles, les produits s’adaptent aux désirs des clientes et le champ des possibles s’ouvre.  » Jusqu’à l’après-guerre, le maquillage visible était assimilé aux filles de joie, note Alice Litscher, professeur de communication et d’histoire de mode à l’Institut français de la mode. Longtemps l’exagération des codes de la féminité a été destinée à rendre lisible l’intention de celle qui le porte.  » Petit à petit, les couleurs et les excès ont été moins connotés. A l’arrivée des Women’s Lib, les femmes se maquillent plus que jamais, s’emparant et détournant les codes classiques de façon subversive. A commencer par les jeunes filles : en réaction au baby-boom des années 50 et à sa pression matriarcale, le style Baby Doll gomme les hanches et la poitrine, et s’accompagne d’un grimage de poupée. Des mirettes enfantines immenses exagérées par des faux cils et des jeux de trompe-l’oeil détournent le théâtre binaire des genres.

Le regard de biche, lui, cherche à gommer les symboles domestiques et maternels féminins en faveur d’une identité sexuelle libre. Anna Karina et son eye-liner liquide noir contrasté de crayon blanc, le film Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? (1966) ou le top Twiggy en sont de parfaits exemples.  » Twiggy arrivait au studio déjà maquillée par son compagnon, l’artiste Justin de Villeneuve, qui s’inspirait de Pierrot : deux paires de faux cils, une petite bouche. Rien de scandaleux ni de sexy « , raconte Olivier Echaudemaison. De quoi se prêter à merveille aux contrastes puissants de la photographie argentique de l’époque, particulièrement en noir et blanc.

Avec les années 80, et le boom capitaliste, les femmes commencent à rejoindre l’homme à des postes de pouvoir. Certaines se créent pour cela une carapace physique et symbolique. D’où le succès du power suit d’Armani, costume pour anti-femme objet, dont les épaulettes occupent une place imposante, en réponse à la dominance masculine du monde du travail. Pour y injecter une féminité non aguicheuse, elles s’aventurent vers des dégradés hauts en couleur sur les paupières.

QUÊTE D’INNOCENCE

Plus tard, le développement de la retouche digitale et de la culture Photoshop impose de nouvelles normes artificielles de perfection. C’est l’ère où tous les excès sont permis : les looks deviennent flashy, caricaturaux. A l’inverse, la morosité des années 90 impose une esthétique de la transparence, à la Calvin Klein. Il n’y a plus de genre, simplement des personnes frêles, innocentes et peu maquillées. Les make-up artists font tout pour agrandir les yeux, comme ceux des enfants, courant sans doute après une innocence perdue. Jusqu’au début des années 2000, les mannequins  » baby face « , avec des airs de poupons et une petite tête ronde, comme l’Australienne Gemma Ward, resteront à la mode. Ils lancent l’ère des peaux nude, sublimées sans qu’elles aient l’air apprêtées. Soit exactement ce que veulent les femmes d’aujourd’hui. Mais cela n’est pas simplement une question de tendance : les moeurs aussi ont évolué.  » Si les années 80 et 90 permettaient une expérimentation un peu flashy, une sorte de normativité bienséante a désormais interdit de nombreuses choses aux femmes dans le domaine du travail, affirme Bethan Cole, journaliste au Financial Times. Nous sommes encore dans l’ère post-nude, où un maquillage visible reste synonyme de sérieux dans un environnement traditionnel.  » Aujourd’hui, le minimalisme fait mouche :  » Le look du moment, c’est une peau ultrasoignée et ponctuée d’un détail clé. Le regard est souvent laissé nu, presque sauvage, mais encadré de sourcils maquillés et soigneusement entretenus « , analyse Britt Aboutaleb, rédactrice en chef chez Yahoo Beauty. Cela n’empêche pas l’industrie de s’adapter. Les mascaras sont toujours plus performants et permettent désormais tous les effets : des faux cils à la seule  » teinture de cils « , pour souligner les traits en toute discrétion. Le traitement de sourcils est devenu un secteur à lui tout seul, avec ses mascaras, ses brosses, ses gels, ses fards et ses pinceaux. D’ailleurs, entre mars 2013 et mars 2014, ce segment a bondi de 28 % aux Etats-Unis. La couleur sur les paupières est devenue un accessoire que l’on porte en fonction de son humeur ou de façon conceptuelle, comme les très beaux aplats translucides vus chez Dior. Les pigments sont toujours plus perfectionnés. Palettes, fards et khôls ne servent plus seulement à embellir, ils affirment une personnalité. Quoi de plus séduisant ?

PAR ALICE PFEIFFER

 » Le look du moment, c’est une peau ultrasoignée et ponctuée d’un détail clé.  »

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