Hugo Pratt a vécu son adolescence en Ethiopie, alors appelée Abyssinie. Il y envoya plus tard son héros Corto, dont les traces se mêleront à celles des écrivains qui sillonnèrent la région : Rimbaud, Henry de Monfreid et Dino Buzzati. Weekend est parti sur ces traces encore chaudes. Un siècle après Corto, l’aventure est toujours au rendez-vous.

Cortographie de l’Abyssinie

Pour les Ethiopiens, chrétiens orthodoxes, nous sommes encore en 1999. Le calendrier amharique n’est pas grégorien, mais julien. L’horloge ne marque pas non plus les heures occidentales. Quand on croit se lever à six heures, il est en fait une heure. L’Abyssinien vit à une autre époque, mais toujours au rythme du soleil. Ironie de l’histoire, le colonisateur de la Corne de l’Afrique, Soleillet, qui fut l’ami et associé de Rimbaud, est mort d’une insolation.

Parfait connaisseur du pays, où il vécut de 1937 à 1943, soit de 10 à 16 ans, et dont il parlait la langue, Hugo Pratt a su jouer dans son £uvre avec les nombreux signes que renvoie le berceau de l’humanité (les ossements de Lucy furent retrouvés ici, au nord du lac Abe), avec l’errance qu’il génère, les dates qui s’y télescopent. Il le sait, depuis Lawrence d’Arabie, une partie de l’Histoire s’y trame en coulisse… L’Abyssinie et ses ports d’accès sont au carrefour des mondes arabe et africain, chrétien et musulman, lieu géostratégique toujours aussi convoité, sur la route du canal de Suez à l’océan Indien : la Légion étrangère (qui fascina Pratt) s’entraîne encore à Djibouti, les forces américaines pilonnent Mogadiscio, Aden fournit des terroristes et les Emirats arabes influencent la politique régionale à coup de pétrodollars. Fils de militaire, devenu lui-même le plus jeune soldat de l’armée italienne à l’âge de treize ans, Hugo Pratt s’est naturellement intéressé aux campagnes africaines menées par les puissances européennes.

Corto Maltese débarque dans la région en 1916, au moment où les Britanniques contrôlent la Somalie et le Soudan, les Turcs, le Yémen, et les Allemands, le Kenya, alors appelé Afrique orientale. Son aventure débute à Aden et se poursuit à Harar. Car le parcours de Corto suit celui d’un autre aventurier, Rimbaud. Le marin sans bateau connaît ses classiques : Henry de Monfreid emprunta la même piste, voie de tous les trafics, entre Yémen et Abyssinie. Singeant l’auteur d’  » Une saison en enfer « , le Maltais se déguise en mahométan. Pratt ne laisse rien au hasard : les premiers mots des  » Ethiopiques  » sont ceux d’une surate intitulée  » Le soleil de la matinée « . Le lecteur comprend, au fil de l’histoire, que le personnage essentiel n’est pas Corto mais un Dankali du nom de Cush. Ce guerrier nomade porte le poignard traditionnel au bras, le fusil sur les épaules à la manière des bergers et mâche en permanence un brin d’herbe – probablement du qat. Son nom s’éclaire quand on apprend que l’afar et l’issa sont des langues couchitiques. Partir sur les traces de Corto, c’est donc tout naturellement aller à la recherche de Cush, de son peuple et de ses coutumes ancestrales… Et plonger dans l’adolescence d’Hugo Pratt, qui déclarait avoir découvert l’émancipation grâce à un Abyssin nommé Brahane, domestique dans la maison familiale :  » C’était un Ethiopien splendide, qui avait eu le temps de faire la guerre contre les Italiens et qui maintenant devait faire le serviteur…  »

Jean-Claude Guilbert, marié à une belle Amhara, vit à Addis-Abeba. Ce grand reporter devenu écrivain fut l’ami de bourlingue d’Hugo Pratt pendant quinze ans, jusqu’à sa mort. Ils sillonnaient ensemble la Corne de l’Afrique, traquant les Scorpions du désert et les souvenirs littéraires :  » Dans la capitale, il ne reste aucun bâtiment de la période italienne, à l’exception du théâtre et d’une église. A Entotto, le quartier où vécut Hugo a été rasé, ainsi que le lycée Vittorio Emanuele III où il étudiait. Pour retrouver les lieux qu’il fréquenta, il faut se rendre à Dirédaoua et à Harar, au nord-est…  » Au mur du bureau dans lequel le Français rédige un guide Corto consacré au pays, une carte localise la faune éthiopienne : panthères et lions aux confins de la Somalie, girafes aux frontières du Soudan et du Kenya, crocodiles des lacs Tana et Abaya, singes et hyènes un peu partout…  » Le plus grand danger, ce sont les hommes « , prévient Getaoun, le chauffeur et interprète amhara auquel Guilbert nous confie :  » On ne peut jamais rouler de nuit, à cause des pillards. Ici, une vie ne vaut rien.  »

Nomades’ land

On rencontre parfois des Ethiopiens d’origine italienne. A Nazret, un garagiste du nom de Ricardo Pipinno peut vous sauver la vie en réparant une ceinture de sécurité que personne ne parvenait à débloquer. Envahi par les troupes mussoliniennes en 1935, le pays conserve des traces de l’occupation : dans la langue nationale, l’amharique,  » au revoir  » se dit ciao ! Et la machina désigne une voiture. Quant aux lions du zoo d’Alameya, ils sont nourris avec des spaghettis.

En arrivant à la hauteur du parc naturel d’Awash, on croise des Karayous, bergers nomades armés de fusils automatiques.  » Ils les ont obtenus du gouvernement pour protéger leurs troupeaux contre les lions « , explique Getaoun. On en fait parfois un autre usage, comme nous l’apprendrons bientôt à notre détriment. L’aventure commence à midi, à trois cents kilomètres de la capitale, en pleine savane. De la fumée envahit subitement la cabine de notre Toyota. Le moteur est situé… entre nos sièges. Ancien fakir, Getaoun n’a pas peur des flammes : il en a craché pendant un an dans un cirque italien. Il maîtrise l’incendie grâce aux provisions d’eau. Trois heures durant, il tente de réparer les dégâts. En vain. Nous sommes en territoire oromo. Des jeunes filles sorties de nulle part s’approchent pour assister au spectacle. Elles portent les cheveux en tresses et des bijoux de fines perles bariolées. Dans leurs yeux sombres brillent des pupilles de lynx. L’une d’elles a les dents limées en pointes. Les plus téméraires réclament de l’eau. Une bouteille vide les contente. Rien ne se perd. Sauf l’eau de notre moteur. Nous abandonnons le véhicule à la garde de trois adolescents oromos. Une voiture de passage nous rapatrie sur Awash, entassés, musique à fond, avec quatre poules dans le coffre et un revolver dans la boîte à gants. Notre sauveur est un petit trafiquant de qat. Ça rapporte plus que le café -, qui tient son nom de la province de Kaffa, dans les montagnes du Nord-Ouest.  » Les Vénitiens introduisirent le café éthiopien en Europe via la ville yéménite de Moka « , aimait rappeler Pratt.

Arrivés au garage d’Awash, nous apprenons que la dépanneuse envoyée à notre secours s’est fait tirer dessus. Trois impacts en attestent, sur le rétroviseur et la carlingue, à quelques centimètres du volant.  » Deux Issas « , raconte le conducteur, impassible. Et modeste. C’est à Getaoun que l’on doit les détails :  » Les bandits étaient embusqués dans un virage. Quand il les a vus armer leurs fusils, il a foncé sur eux pour les mettre en fuite. Ils ont tiré après son demi-tour. Le plus inquiétant, c’est qu’ils attaquent désormais en plein jour… On doit garder les yeux ouverts en permanence.  »

Tristes éthiopiques

Après les heures passées en plein soleil, le Buffet de la gare d’Awash (en français dans le texte) est un havre de paix. Il s’agit d’une auberge historique, construite par les Français en même temps que la gare, au début du xxe siècle, sur la ligne Addis-Djibouti. Mais les attaques de trains, paraît-il fomentées par des politiciens propriétaires de camions, ont transformé les lieux en gare fantôme.  » Hugo Pratt a séjourné ici il y a une quinzaine d’années « , raconte madame Kiki, la propriétaire octogénaire, d’origine grecque.  » Je m’en souviens car il avait insisté pour avoir la suite présidentielle, dans laquelle avait dormi l’empereur Hailé Sélassié. Il faisait des dessins de la gare.  » Le lendemain, au lever du soleil, nous retrouvons notre voiture où nous l’avions laissée. Mais ses gardiens sont désormais au nombre de sept. Trois d’entre eux exhibent leurs fusils. Nous leur proposons des cigarettes.  » Nous ne fumons pas « , répond leur chef. Des biscuits ?  » Nous ne mangeons que ce que nous connaissons.  » Ils réclament de l’argent. Les mécaniciens qui nous accompagnent commencent à négocier en langue oromo. Le ton monte.  » Salam !  » crie le plus jeune, tout en poussant notre interprète aux épaules. Il faut sortir des billets ! Une fois payés – l’équivalent d’un mois de salaire moyen -, les Oromos regagnent la route, sans un mot.  » Si nous n’acceptions pas, ils nous tuaient sans hésiter « , assure Getaoun, avant de conclure :  » Ici, avec une arme à feu, tu as le pouvoir, donc l’argent.  » Pour parvenir à Dirédaoua, il faut franchir de hautes montagnes où se cultivent le café et le qat. Les villages sont composés de maisons de terre au toit de tôle ou de simples paillotes. Les femmes portent d’éclatantes tuniques vertes, rouges ou bleues. A sept heures de route de la capitale, la deuxième cité du pays fut construite en 1885 autour d’une importante gare. On doit, paraît-il, à Rimbaud l’idée du tracé de la voie ferrée, celle-ci ne pouvant pas passer par Harar à cause du relief. De style méditerranéen, la ville aux murs colorés mélange les ethnies : Amharas, Oromos, Somalis… On y circule en bajaj, sorte de tuk-tuk importé d’Inde. Diffusés par haut- parleurs, les prêches des églises orthodoxes rivalisent en volume sonore avec l’appel à la prière du muezzin.

L’ancien directeur de la poste, Kabou, nous présente Alemayihu, responsable du bureau culturel et historien passionné par Henry de Monfreid, qui vécut de 1923 à 1938 à Dirédaoua :  » Après avoir vendu douze tonnes de haschisch, Monfreid a investi dans la construction d’une usine électrique. C’était peut-être aussi un entrepôt d’esclaves car on a retrouvé des anneaux d’acier scellés dans les murs de la cave…  » L’intellectuel éthiopien nous fait visiter l’immense bâtiment de pierre, de style colonial, aujourd’hui à l’abandon. Un obus a emporté un pan de mur lors de la guerre avec la Somalie :  » Pour les habitants, la maison est hantée…  » Elle l’est pour d’autres raisons : Hugo Pratt y a rencontré Henry de Monfreid, une connaissance de son père, quand il avait onze ans. Est-ce pour cela que Corto Maltese a la silhouette de l’aventurier français devenu écrivain ? Il a aussi l’ironie de Rimbaud. Et la nostalgie d’Hugo Pratt. Ce dernier est involontairement retourné à Dirédaoua en 1942, quand son père fut arrêté par les Britanniques, qui venaient de libérer Addis-Abeba. L’adolescent se retrouve dans un camp de prisonniers, en compagnie de sa mère. La petite prison, construite par les Italiens, se trouve désormais dans les jardins d’un lycée. On l’a transformée en bibliothèque, pied de nez de l’histoire qui aurait plu à Hugo. Un autre hasard l’aurait amusé : selon Alemayihu, Monfreid, accusé de trafic d’armes par les Anglais, fut lui-même emprisonné ici, avant d’être envoyé au Kenya. L’historien nous apprend que l’auteur des  » Secrets de la mer rouge  » avait également un bungalow à Arowe, sur les hauteurs de Harar.

Pour boucler cet itinéraire éthiopien, il faut donc se rendre dans la cité mythique découverte par l’explorateur Richard Burton, traducteur des  » Mille et une nuits « . A deux heures de route de Dirédaoua, Harar est une ville fortifiée dans laquelle on pénètre en empruntant une porte. Les étroites rues de terre aux murs de pierre plongent le voyageur dans une atmosphère médiévale, proche de la cour des miracles. Etape obligatoire, la  » Maison de Rimbaud  » est un palais de bois construit par un négociant indien à l’emplacement où vivait le poète, mais dans une cahute de terre et de branchages. En contrebas de la ville, nous visitons le cimetière européen, à la recherche de la tombe de Rolando Pratt, sur l’emplacement de laquelle des doutes subsistent. Le père d’Hugo décéda d’un cancer du foie en 1942, sur la route de Dirédaoua à Harar. Sur ce même trajet, Rimbaud tomba de cheval, accident à l’origine de son amputation, puis de sa mort. Le gardien du cimetière, Leonis, travaille ici depuis quarante-trois ans :  » Il reste une seule tombe de soldat italien « , affirme-t-il, en désignant un monticule de terre et de cailloux surmonté d’une croix, sans nom ni plaque.  » Rolando ne peut être qu’ici. Les autres dépouilles ont été rapatriées par les autorités italiennes en 1974.  » Hugo Pratt avait tenu à ce que son père continue de reposer à Harar et prétendait avoir retrouvé sa sépulture dans le cimetière musulman de la ville. Mais ses héritiers n’ont jamais réussi à la localiser. A-t-il brouillé les pistes ou le gardien se trompe-t-il ? Il faudrait exhumer la bouteille de verre dans laquelle doivent figurer un matricule et une date.  » Chaque pierre d’Ethiopie cache un mystère « , disait Pratt.

Pour mieux comprendre la mythologie personnelle d’Hugo Pratt, poursuivons le voyage à Djibouti. Son ancien nom,  » Territoire des Afars et des Issas « , correspondait plus à la réalité : les uns viennent d’Ethiopie, les autres de Somalie.  » C’est à Djibouti que l’on rencontre le plus de Danakils (pluriel de Dankali), ancien nom des Afars, qui proviennent d’une région à la frontière de l’Ethiopie et de l’Erythrée « , explique Jean-Claude Guilbert.

Sur la route des Scorpions

Les paysages volcaniques djiboutiens annoncent le  » désert des déserts  » de la péninsule arabique. On y mange yéménite et la présence française évoque l’Algérie saharienne. Mais la plaque de la place Rimbaud a disparu après l’indépendance… Une route rongée par le sel des caravanes mène de la capitale au lac Assal, point le plus bas d’Afrique (153 mètres en dessous du niveau de la mer).  » Avant la guerre de 1991, cinq cents caravaniers partaient chaque jour d’ici, pour gagner la frontière éthiopienne, à trois jours de chameau « , raconte Houmed, un guide afar. Henry de Monfreid empruntait régulièrement cette piste, ses cargaisons d’armes cachées sous du sel. Joseph Kessel et Albert Londres, qui enquêtaient sur les trafiquants d’esclaves, se sont rendus ici. Hugo Pratt a accompli le pèlerinage en compagnie de son ami Guilbert, quelques années avant de disparaître. Plus à l’est, le petit port de Tadjoura, longtemps relié à Zanzibar et à Aden, conserve le souvenir de Rimbaud : une association financée par Jean-François Deniau a reconstruit la maison du poète, qui y attendit un an le roi Ménélik, auquel il destinait des fusils. A l’entrée de la ville, une auberge a pris le nom de Corto Maltese. Ahmed Ali, l’un des propriétaires, en a eu l’idée après avoir rencontré Hugo Pratt :  » Il a séjourné ici en 1991. Il aimait sortir en mer sur un boutre et faisait beaucoup de dessins. Il nous a marqués car il parlait plusieurs langues : français, anglais, arabe, amharique. Il connaissait même des mots d’afar ! Pour me remercier de l’avoir aidé à se rendre à Obock ( NDLR : ville où résida Monfreid, plus au nord le long de la côte,), il m’a offert un album des Scorpions du désert…  » Rendus célèbres par la série de Pratt, les Scorpions du désert, ces commandos militaires, surveillaient les frontières il y a encore quelques années, avant d’être remplacés par les Forces d’assaut djiboutiennes. Le guide afar nous emmène à leur rencontre, bien que les postes frontières soient interdits d’accès. En route, Humed détaille quelques coutumes des nomades afars, donc danakils :  » On lime encore les dents des enfants avec une pierre. A quinze ans, on apprend à égorger un dromadaire. Mais sa viande est réservée aux hommes.  » Après la traversée en 4 x 4 du désert du Grand Bara, où s’entraîne la Légion étrangère, voici le poste d’Assamo, qui surveille la frontière éthiopienne. Construit par les Français dans les années 1950, au sommet d’une colline, il correspond précisément au fort Bastiani décrit par Dino Buzzati dans  » Le désert des Tartares ». Assamo a peut-être inspiré le grand écrivain italien, qui fut correspondant de presse à Djibouti. A moins que ce ne soit le poste de Guistir, à trois heures de route d’ici, dans un paysage de basalte. Sa situation, aux trois frontières (il faut y ajouter celle avec la Somalie), fascinait Hugo Pratt. Nous parvenons à photographier le fort discrètement, surveillés par une sentinelle du haut de la tour. Mais, une heure plus tard, nous voici arrêtés par un caporal des Forces d’assaut. Il nous conduit au poste d’Ali Adé pour un interrogatoire. Notre chauffeur plaidera pendant deux heures la cause du touriste perdu dans le désert. Sur la route du retour, au moment où le soleil se couche, on peut enfin apercevoir l’image que l’on venait chercher : la silhouette gracile d’un Dankali, un bâton de berger négligemment posé derrière la nuque et maintenu dans le creux des coudes. Exactement dans l’attitude de Cush.

Tristan Savin

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