Weekend Le Vif/L’Express continue sa série des duos de mode  » made in Belgium « . Le principe : des créateurs confirmés se mesurent pacifiquement à des valeurs montantes du stylisme autour de deux mannequins d’atelier et de huit mètres de tissu. L’objectif : une exposition qui se tiendra à Bruxelles du 29 octobre au 20 novembre prochain. Pour l’heure, voici donc la jeune Cambrienne Sandrina Fasoli face au monstre sacré d’Anvers Dirk Bikkembergs.

Remerciements à Utexbel, à Renaix, qui a aimablement fourni les tissus.

Duos de mode : lire aussi Weekend Le Vif/L’Express des 5 mars, 2 avril, 7 mai et 4 juin dernier.

Lorsqu’une Italienne de Belgique rencontre un Belge d’Italie, ces deux personnes parlent forcément de leurs origines et de leur pays d’adoption. Mais lorsque ces mêmes personnes se nomment respectivement Sandrina Fasoli et Dirk Bikkembergs et qu’elles ont surtout en commun la même passion du vêtement, leur discussion dévie inévitablement sur leur travail stylistique et leur vision de la mode. Entre la jeune créatrice diplômée de La Cambre en juin dernier et l’ex-membre des Six d’Anvers devenu homme d’affaires malgré lui, l’après-midi risquait donc d’être haute en couleur. A leurs pieds, huit mètres de tissu à partager et deux bustes Stockman à vêtir. Action !

Dirk Bikkembergs : Moi, je n’ai pas l’habitude de travailler sur buste. En fait, je dis à mes deux assistants :  » Je veux ça, ça et ça  » et puis je viens voir. Je ne dessine jamais, mais je parle beaucoup ! Bien sûr, quand j’étais à l’Académie d’Anvers, je travaillais sur buste. Mais une fois qu’on entre vraiment dans la mode, il y a deux options : ou bien on travaille seul dans son atelier et on réalise deux à trois silhouettes par mois ; ou bien, on remplit des dizaines de boutiques et on travaille autrement ! Moi, je n’ai pas le temps de dessiner parce que j’ai des milliers de choses à faire. Bon, aujourd’hui, je relève ce défi du duo de mode parce que ça m’amuse, mais dans la vie de tous les jours, je ne travaille plus du tout comme ça.

Sandrina Fasoli : Oui mais vous…

D.B. : Ne me dis pas vous !

S.F. : ( Grand sourire) D’accord. J’avoue que j’avais très peur de te rencontrer parce que la bande des Six d’Anvers est une institution. C’est quelque chose de connu, de reconnu et qui a en même temps fait ses preuves.

D.B. : Moi, je ne te connais pas du tout, mais je vais te poser plein de questions ! Tu as étudié à La Cambre, c’est ça ?

S.F. : Oui.

D.B. : Et on m’a dit que tu avais remporté l’année dernière le premier prix du Festival d’Hyères ( NDLR : le Festival international des Arts de la Mode de Hyères est l’événement le plus célèbre dédié à la jeune création). Tu dois déjà être une superstar alors !

S.F. : ( Rires) Pas vraiment !

D.B. : Tu fais bien de réagir comme ça parce que, aujourd’hui, la plus grande maladie des jeunes créateurs, c’est  » Vogue  » ! Dans chaque édition, il y a deux pages consacrées aux jeunes créateurs, uniquement pour montrer que le magazine est toujours dans le coup. Après une page dans le  » Vogue « , ces mêmes créateurs reçoivent une page dans tous les autres magazines et ils pensent qu’ils sont arrivés, qu’ils sont devenus le nouveau Gaultier et que tout le monde va les réclamer ! Ils sont complètement éblouis, mais ils retombent très vite. Parce qu’on finit par les oublier et parce que  » Vogue  » doit remplir ses pages avec d’autres jeunes créateurs. Moi, quand j’étais jeune, j’étais aux anges quand il y a avait un tout petit article sur moi. Mais, aujourd’hui, j’ai compris qu’il ne faut surtout pas courir derrière ça. Donc, laisse tomber ! Les honneurs, ce n’est que de la poudre aux yeux ! Au fait, tu peux me montrer ce que tu as déjà fait ?

S.F. : ( Elle lui tend les photos de sa dernière collection) C’est une collection sur l’été et qui met en évidence l’action de se déshabiller. Le thème peut sembler naïf, mais j’avais surtout envie de déplacer l’érotisme, de mettre le regard ailleurs. C’est pour cette raison que les vêtements sont tirés en arrière ou en avant, avec des vestes qui glissent sur le corps pour dégager le cou, un bras, une épaule. Il y a vraiment l’envie que ce soit sexy  » ailleurs « , sur des parties du corps qui ne le sont pas habituellement. Par exemple, les décolletés se trouvent sur le côté.

D.B. : Ça me plaît beaucoup. Je comprends ta démarche. Moi, je suis quelqu’un de très pratique, mais je cherche aussi à faire des choses qui sont toujours sexy. Et ton travail est sexy. Donc continue comme ça. C’est tout ce que je peux te dire. Et je ne dis pas ça souvent ! Parce que j’ai vu beaucoup de carnaval autour de moi. J’ai souvent hurlé en voyant le travail des jeunes créateurs :  » Mais qui a envie de va porter ça ? »

S.F. : Moi, je déteste le sexy gratuit. J’aime faire du sexy d’une manière subtile.

D.B. : Et à l’école, ils ont trouvé ça bien ?

S.F. : Non, à l’école, ils ne trouvent jamais ça bien ! Même l’année où j’ai gagné Hyères, ils ont détesté ma collection.

D.B. : Oui, c’est toujours comme ça à l’école. Laisse tomber !

S.F. : Mais j’ai quand même eu une grande distinction cette année !

D.B. : Ah bon ? Comment ça se fait ?

S.F. : Parce que c’est un jury extérieur à La Cambre qui donne les cotes. Un jury de professionnels…

D.B. : Bien ! Et tu as déjà vendu quelque chose ?

S.F. : Oui. En fait, à Hyères, j’ai remporté deux prix : le Grand Prix du Festival et le Prix 1,2,3 du nom d’une chaîne de magasins grand public qui a décidé de soutenir depuis peu les jeunes créateurs. Ils m’ont demandé de faire une collection pour eux. J’étais complètement libre et j’ai pu garder mon style. Tout était payé.

D.B. : Et tu as suivi tout le processus de production du début à la fin ?

S.F. : Oui et j’ai appris beaucoup. A La Cambre, on n’a pas du tout de formation à ce niveau-là. Là, d’un seul coup, j’ai appris des milliers de choses grâce à cette expérience.

D.B. : Mais c’est sûr ! Et tu vas encore en apprendre deux millions de plus très très vite ! Le plus important pour un créateur aujourd’hui, c’est la discipline. Il faut être très vigilant avec toutes les étapes du processus. Moi, je le sais : la création en elle-même, ce n’est que 10 % du travail. Les 90 % restants, c’est le business. Pour réussir, il faut une discipline totale. Et il faut avoir le sens du business pour avancer. C’est pour cette raison que je ne me considère pas comme un artiste. Je suis quelqu’un de très réaliste. J’ai les deux pieds bien sur terre.

S.F. : Je partage tout à fait ton avis quand tu dis que la mode est quelque chose de très concret. Je sais qu’il y a des gens qui considèrent la mode comme un art, mais moi pas du tout ! C’est esthétique, mais ce n’est pas de l’art.

D.B. : Tu sais, j’ai entre 70 et 80 personnes qui travaillent pour moi. Tous ces gens ont une famille et j’ai quand même une petite responsabilité vis-à-vis d’eux. Donc, je suis devenu assez réaliste pour me dire que ce que je fais n’est plus un jeu. C’est un business qui doit marcher. Toi, tu peux encore te permettre de jouer un peu. Mais si tu aimes la mode pour le reste de ta vie, tu vas entrer petit à petit dans cette logique-là. Il y aura même un moment où tu te diras :  » Mais comment est-ce que j’ai pu passer autant de temps à faire dix robes ? » Ne t’en fais pas, cela vient progressivement avec de la discipline. Mais c’est clair : il faut arrêter de voir la mode comme un art sinon on est fini !

S.F. : J’imaginais très bien que tu vois la mode de cette façon. Et je trouve très chouette qu’une personne qui sort de l’Académie d’Anvers ait ce genre d’opinion parce que je ne pense pas que les gens qui sont aujourd’hui à l’Académie pensent comme toi.

D.B. : Non, ils ne pensent pas comme moi ! Moi, cela fait quinze ans que je n’ai plus assisté au défilé de fin d’année de l’Académie d’Anvers parce que les profs manipulent les étudiants dans cette direction-là :  » artiste  » ! Mais regarde aujourd’hui : qui sort de l’Académie ? ( Il lance une injure en italien) Ce n’est pas à l’école que l’on aide les gens à devenir des stylistes. D’ailleurs, la seule chose à faire dans une école de mode, c’est de dire non. Autrement, on n’a plus de personnalité. ( Silence) Bon, on y va ?

( Chaque créateur déploie enfin ses quatre mètres de tissu. Sandrina découpe une large bande qu’elle pose minutieusement sur le mannequin. Dirk, quant à lui, part dans une aventure mystico-footballistique : il feuillette frénétiquement plusieurs magazines de foot et arrache un poster géant du joueur français Thierry Henry qu’il colle au mur !)

D.B. : C’est une mise en condition ! Maintenant, je vais donner une âme à ce morceau de tissu ( il saisit trois gros marqueurs et se met à écrire nerveusement sur toute la surface disponible). Donc, tu viens de finir La Cambre. Alors, qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

S.F. : Je ne sais pas encore. J’aurais aimé lancer ma propre collection, non pas via de grands défilés à Paris, mais de manière plus confidentielle dans des boutiques.

D.B. : Et tu as déjà des contacts pour réaliser cela ?

S.F. : Oui, j’ai failli vendre ma collection l’année passée dans des boutiques au Japon, mais finalement cela ne s’est pas fait parce que j’avais déjà le projet pour la marque 1,2,3.

D.B. : Essaie d’abord de faire des choses qui vont vraiment te permettre de comprendre le circuit. C’est très important. Au niveau créatif, je suis persuadé que tu sais déjà ce que tu veux. Alors, maintenant, il faut que tu comprennes tout le processus et surtout comment tu vas affronter tout cela. C’est la base. Je te conseille d’ailleurs de perdre deux ans sans même dessiner une seule robe pour juste essayer de comprendre comment ça fonctionne. Et contrairement à ce qu’on pourrait croire, tu auras gagné beaucoup de temps. Parce que moi j’ai perdu dix ans en pensant uniquement à la beauté de la pièce.

( Les deux créateurs poursuivent leur aventure stylistique. Sandrina donne peu à peu naissance à une robe sensuelle. Dirk termine de remplir son tissu d’une écriture verte et rouge : les mots racontent le parcours de trois stars du football actuel : le Portugais Luis Figo, le Tchèque Pavel Nedved et le Britannique Wayne Rooney. )

D.B. : C’est vrai que tu es italienne ?

S.F. : Oui, j’ai la nationalité italienne, mais à l’étranger, je me présente toujours comme étant belge d’origine italienne parce que j’ai vraiment les deux cultures. Je suis née en Belgique, j’ai grandi en Belgique et je sors d’une école belge. Donc, je ne peux pas vraiment dire que je suis à 100 % italienne…

D.B. : Alors, un dernier conseil : fais ta valise et pars en Italie ! C’est là que ça ira le plus vite, parce que les Italiens ont fortement besoin d’un nouveau souffle. La dernière chose de neuf qu’ils ont eu en Italie, c’est Dolce & Gabbana. C’était il y a deux siècles ! Donc toi, avec tes origines italiennes, tu peux leur plaire. Surtout si tu as déjà fait tes preuves comme à Hyères.

S.F. : En fait, je vais sans doute suivre mon copain qui part à Londres et je vais en profiter pour essayer de faire des stages là-bas.

D.B. : Ce n’est pas une bonne idée !

S.F. : ( Rires) Ah bon ?

D.B. : Maintenant, je vais te dire quelque chose de méga dur : si l’amour est plus fort que ce que tu ressens pour la mode, alors oublie ! C’est fini. Là, je suis dur, mais c’est la vérité.

S.F. : Oui, mais une expérience professionnelle peut être aussi bonne à Londres qu’à Milan.

D.B. : Bon, d’accord, mais ne perds pas ton temps là-bas pendant trois ans !

S.F. : Non, j’y vais six mois.

D.B. : Bien. Et puis tu laisses ton copain là et tu te tires à Milan ! Vous pourrez toujours vous retrouver.

( Interloquée, Sandrina poursuit la réalisation de sa robe tandis que Dirk termine son installation : les quatre mètres de tissu décorés d’une écriture colorée sont accrochés au plafond et tombent sur le mannequin qui vient épouser l’étoffe tel un fantôme mystérieux. )

D.B. : Voilà, j’ai fait quelque chose de complètement différent de tous les autres !

S.F. : Je trouve ça amusant. C’est drôle.

D.B. : Là, j’ai fait le méga artiste ! Tout ce que je déteste ! J’ai représenté l’âme de trois joueurs de foot qui sont méga connus : Figo, Nedved et Rooney. Ce sont eux qui donnent l’âme au tissu. Et puis, c’est aussi le vêtement avant de naître. Le mannequin représente la personne dans un tissu qui n’est pas encore découpé.

S.F. : C’est chouette. Quand je vois ça, je regrette, pour ma part, d’avoir fait vraiment un vêtement. C’est classique : quand quelqu’un a une idée originale, on regrette un peu d’avoir suivi le projet à la lettre. Cela dit, je trouve le mélange de nos deux réalisations assez intéressant…

D.B. : Oui, toi, tu as suivi le projet. Tu aimes beaucoup les décolletés ! Moi, aujourd’hui, j’avais envie de faire autre chose parce que, justement, je fais des vêtements tous les jours. Donc, voilà, je me suis laissé aller. Je me suis fait plaisir, c’est tout ! Mais encore une fois, c’est le genre de chose que je déteste dans la vie de tous les jours parce que je ne me considère pas comme un artiste.

S.F. : En tout cas, je suis très contente de t’avoir rencontré.

D.B. : Moi aussi. On va probablement se revoir à un moment donné. Et si tu viens en Italie, fais-moi signe !

Frédéric Brébant

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