Thierry Wasser ne se contente pas de créer des parfums pour Guerlain. C’est à lui que revient la charge. et le plaisir de découvrir des essences d’exception. Pour Idylle, il avait rêvé d’une rose fruitée. C’est en Bulgarie qu’il l’a trouvée.

Dans la poche gauche de son blazer bleu marine réveillé par le quadrillé d’une chemise rose pâle, il a glissé une pochette de soie. Bien sûr, le pli de son pantalon de toile claire se casse impeccablement sur ses souliers de cuir lacés. Une certaine idée du chic – celui qui se niche dans les petits détails – que l’on imagine  » très Guerlain « . Thierry Wasser confirme d’ailleurs le plus sérieusement du monde : là, il est en tenue  » relax, parce qu’on va aller se balader dans les champs « . Le reste du temps, n’espérez pas le surprendre autrement qu’en costume-cravate. Au photographe qui lui demandera le lendemain, sous un soleil de plomb, de  » tomber la veste et retrousser ses manches « , il répondra par un niet catégorique.  » Hors de question que j’aie l’air déguisé. « 

Pas de doute, qu’il s’agisse de ses Berluti ou de sa passion pour les parfums d’exception, Thierry Wasser est un homme de convictions. Lorsqu’il embarque ce soir-là pour Sofia – après avoir pris le temps de renifler les dernières Cologne de Jean-Claude Elena pour Hermès au duty free de Roissy -, cela fait un an tout juste qu’il a rejoint la maison parisienne.  » J’étais tellement fier, avoue-t-il. Tellement heureux aussi. Pour un parfumeur, travailler chez Guerlain, c’est un peu comme devenir pape pour un cardinal.  » L’envie lui vient alors de créer un parfum joyeux, pétillant, romantique. Idylle est comme un bouquet de fleurs impressionniste, tout rond, construit autour d’une communelle ( NDLR : un assemblage de diverses essences) de rose damascena de Bulgarie, réputée depuis des siècles pour son parfum fruité, un peu vert, poivré même, de framboise et de litchi.  » La rose, je la bois, je la mange, je la respire, assure Thierry Wasser. A croire que je suis prédisposé pour ça.  »

Si, chez Guerlain, le nez maison est en charge de la création des nouveaux jus, il est aussi le garant des  » standards « , ces bases de matières qui composent la guerlinade, le sceau olfactif qui rend ces parfums reconnaissables entre tous.  » Quand on évoque les parfumeurs, les gens imaginent des types plutôt solitaires, un job très cérébral aussi, s’étonne Thierry Wasser. Alors que pour moi, on fait de la parfumerie avec des amis. C’est avant tout un métier de contact : il faut aller chercher les bons ingrédients, choisir les bons procédés de fabrication et avec tout cela raconter des histoires. C’est extrêmement humain et c’est ce qui me plaît. « 

A Sofia, c’est d’ailleurs l’un de ses vieux potes qui l’attend. Gérard Antony dit  » Gégé  » et Thierry Wasser se connaissent depuis plus de vingt ans. Le parfumeur de Grasse travaille aujourd’hui chez Jean Niel,  » fournisseur de produits aromatiques depuis 1779 « , et d’essence de roses pour la maison Guerlain. Les champs de Karlovo, à 140 kilomètres de la capitale bulgare, notre homme les a arpentés plus d’une fois. Il sait aussi ce que l’on peut attendre des deux alambics de l’usine Bulgarska Rosa Karlovo dirigée par madame Koeva depuis plus de trente-cinq ans.  » Cette année ( NDLR : en 2009), la récolte a pris un peu de retard parce qu’il n’a pas fait très chaud en ce début de printemps, souligne Gégé. Mais les fleurs sont belles, même s’il risque d’y en avoir un peu moins.  » De sa première expédition dans la vallée, il a ramené quelques poignées de pétales qui embaument tout le minibus.  » Demain, on se lève à l’aube, ajoute-t-il. Les cueilleuses sont prévenues. Elles auront sans doute fait un petit effort vestimentaire pour les photos.  »

Pourtant, Penka, qui fait ce métier depuis l’âge de 14 ans, n’a pensé qu’à se protéger. Du soleil qui burine les visages sans âge. Des épines, surtout, qui déchirent les manches et griffent les doigts. Le champ tout entier sent le poivreà rose. Thierry Wasser plonge les mains dans les sacs, malaxe les pétales soyeux. Enfant déjà, il collectionnait les plantes, comme d’autres gamins les cartes de joueurs de foot, pour en faire des tisanes, des poisons aussi. L’art des mélanges, déjàà

 » Un nez, ce n’est pas de l’inné, c’est de l’acquis, insiste-t-il. On le fait travailler, comme un muscle. C’est de la mémoire, avant tout. Il faut faire ses gammes, sentir des matières premières. Le nez n’est qu’un outil de détection. L’instrument d’un imaginaire.  » Capable de faire naître un parfum par essais et erreurs du fantasme d’un champ de fleurs. Marche à suivre.

Dans la fraîcheur de l’aube

Pendant un mois, à partir de la fin du mois de mai – la date de début de récolte dépend bien sûr du retour plus ou moins rapide des beaux joursà -, des milliers de travailleurs saisonniers investissent dès l’aurore les champs de roses damascena, la fleur aux trente pétales si riche en huile essentielle. La récolte fait vivre des familles entières. Des Tziganes surtout qui se sont sommairement sédentarisés dans la vallée qui s’étend de Karlovo à Kazanlak. Du bout des doigts – sur les mains, les épines creusent leurs sillons rougeâtres malgré les mitaines qui remontent jusqu’au-dessus des poignets – quelques rares hommes, des femmes surtout cueillent les fleurs encore en boutons, protégées par la rosée du petit matin. Un sac renferme plus de 150 000 pétales dont on ne soutirera que quelques grammes d’essence de rose. En voiture ou en charrette à cheval, les cueilleurs se hâtent pour la  » tente  » – des piquets de bois et une bâche – où se déroule la pesée. Les sacs, soigneusement fermés pour ne pas laisser s’échapper une once d’arôme, sont attendus à la distillerie avant midi. Car les fleurs, fragiles, se gâtent vite dans le fond des plastiques.

Du haut de l’alambic

Difficile de croire en voyant les murs lépreux des hangars que c’est ici que se distille l’une des essences les plus chères du monde. Il flotte dans l’air comme un relent de chou vert un peu ranceà Pas de quoi inquiéter Thierry Wasser qui sait que le standard Guerlain se bâtit aussi avec des lots que les néophytes trouveront franchement nauséabonds.  » La distillation, c’est brutal pour une fleur, insiste Thierry Wasser. On ne retrouve jamais exactement le parfum que l’on a senti sur le rosier. Mais c’est comme en cuisine, si l’aliment cru est de qualité et que vous avez un bon chef, vous retrouvez la qualité dans le produit apprêté.  » Du haut de l’alambic, il neige des flocons parfumés prêts à plonger dans un bain de vapeur. Le but de la man£uvre ? Entraîner avec celle-ci les quelque 0,03 à 0,04 % d’huile essentielle de rose – volatile elle aussi – contenue dans les pétales. La vapeur chargée en or rose se condense en se refroidissant et se sépare en eau et en essence de rose. La première, plus lourde, sort d’abord du décanteur. L’étape est critique : il ne s’agit pas de laisser échapper une goutte du précieux liquide qui surnage.

Un standard digne d’un Petrus

Si des tonnes de pétales de rose arrivent à la distillerie, des cuves ne sortira pourtant qu’un litre d’essence par jour.  » Les qualités de début et de fin de récolte ne sont pas comparables, elles diffèrent aussi d’un terrain à l’autre, précise Gérard Antony (ci-dessous, à gauche, avec Thierry Wasser), le nez de Jean Niel. C’est pour cela qu’il faut assembler les lots. Certains sont catastrophiques. Au lieu de sentir la framboise ou le litchi, ils empestent le roquefort ou l’artichaut. Lorsqu’on les sent fraîchement cueillies, on peut se faire une idée du caractère de l’essence qui sortira de ces fleurs. C’est un bon repère pour nous, même si le travail d’assemblage ne commence que plusieurs mois plus tard. Comme pour un grand vin. La communelle Guerlain, c’est le Petrus de la parfumerie. Pour arriver à ce standard, il faut faire travailler les narines. Mélanger plus de 150 lots. Même si l’un d’eux  » sent mauvais « , il apporte quelque chose à l’ensemble.  » Surtout, il n’y a pas qu’une seule odeur de rose dans l’extraordinaire mémoire olfactive de Thierry Wasser.  » Les produits, il faut savoir les déguster, insiste-t-il. Il arrive que vous tombiez sur un produit exceptionnel que vous n’avez jamais senti. Il faut le suivre. Y revenir après 5, 15 minutes. Puis une heure. C’est pareil avec les parfums que je suis en train de créer. Je les porte toujours sur moi pour voir comment ils vont évoluer. « 

Un bain de roses

Il aura suffi d’à peine quelques gouttes d’essence de ces roses récoltées et distillées en mai 2009 pour créer les notes à la fois fleuries et chyprées de la toute nouvelle gamme corps et bain qui prolonge l’aventure parfumée d’Idylle. Combiner le gel pour la douche, qui se transforme en mousse légère, à la crème pour le corps – onctueuse et gourmande, elle dépose sur la peau des micronacres dorées – c’est se laisser séduire par d’autres gestes, lents et précieux, de parfumage.

Par Isabelle Willot

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