Un territoire grand comme l’Espagne où les températures chutent jusqu’à -50 °C. Le Yukon, à l’extrême nord-ouest du Canada, est le pays de la ruée vers l’or, des bucherons et des aurores boréales. Un rendez-vous intense avec une nature vierge.

C’est la mi-février et il fait -30 °C… en plein jour. La nuit dernière, le thermomètre vaillamment accroché à la fenêtre de notre charmant cottage tout en bois, perdu au milieu des pins, affichait la température record de – 42 °C. On était dehors entre 2 et 3 heures du matin, blottis dans des vêtements polaires qui n’ont pourtant pas empêché le nez de friser l’engelure. Malgré les gants, nos mains étaient dans le même état. Mais le froid en valait la chandelle : nous étions à la chasse aux aurores boréales. Bredouilles, cette nuit-là. Mais quelle excitation !

La ville la plus proche est à près d’une heure de route couverte d’une épaisse couche de neige glacée. Whitehorse, 32 000 habitants, capitale d’un territoire qui n’en compte que 35 000 au total. Plus désert que le Sahara, avec des températures aussi extrêmes mais inversées. Ainsi nous accueille le Yukon, province du grand nord canadien, coincée entre l’Alaska et les Territoires du Nord-Ouest, posée sur la Colombie-Britannique à la limite du cercle polaire. Le pays de la ruée vers l’or de Chaplin, où le ciel peut être d’or au coeur de la nuit.

L’aurore boréale naît du choc entre les particules projetées dans l’espace par les éruptions solaires et le champ magnétique de la Terre. Elles sont déviées dans leur course folle mais s’irisent en glissant sur l’atmosphère, et ce phénomène est d’autant plus visible qu’on se rapproche du pôle. C’est aussi vrai dans le grand nord scandinave que canadien, mais il est plus palpitant d’aller les traquer dans l’une des régions les moins explorées de la planète, les plus vierges de toute empreinte humaine.

MUCHER ET CHERCHEUR D’OR

Rendez-vous ce matin-là au Sky High Wilderness Ranch, qui organise toutes sortes d’expéditions dans la toundra d’un blanc immaculé s’étendant à perte de vue dans cette région montagneuse, creusée de lacs et de rivières gelées. Mickael sera notre guide. Il n’est pas du coin : ce Québécois de 35 ans, marié et père d’un enfant de 6 ans, est tombé amoureux du Yukon et de sa beauté sauvage. Il en a pourtant vu d’autres dans sa Belle Province natale, à l’autre bout du Canada. Pompier l’été, il était  » mucher  » l’hiver, entendez : meneur de chiens de traîneau.

 » Cette région est unique. Rares sont les endroits sur cette planète où l’on peut encore éprouver un tel sentiment de liberté, une telle communion avec l’environnement « , témoigne Mike, qui n’a pas choisi le Yukon pour cette seule raison : il y a acheté une petite concession. On trouve encore beaucoup d’or, par ici, pour qui veut en ramasser. Et bien d’autres richesses minières, dont l’exploitation menacera peut-être un jour l’intégrité de cet immense territoire. A commencer par du pétrole.

Equipement polaire de pied en cap pour l’expédition. Pour les mains, Andrew, l’hôte de notre séjour, nous a prêté des moufles en peau de castor fabriquées par les indiens du cru. Mieux que des gants synthétiques et tellement plus soyeux ! On enfourche nos traîneaux… mécaniques : cette fois, nous avons troqué les chiens pour des chevaux vapeur et c’est en motoneige qu’on affronte la poudreuse. Le moyen de locomotion le plus utilisé dans la région. Mais nous ne croiserons pas âme qui vive. Humaine, du moins : à peine gravie la pente d’une colline, nous ferons fuir un couple d’élans. Les loups sont nombreux aussi mais ils se cachent, on les aperçoit difficilement. Les renards, en revanche, se repèrent de loin, taches rousses flamboyantes sur fond blanc. Et les ours hibernent profondément en cette saison, à l’abri du froid.

Halte au sommet, quelques solides dénivelés plus loin, les rares poils qui dépassent collés de givre, pour une séance de contemplation ébahie. Figé dans une éternité glacée, Fish Lake étale ses méandres entre les collines sous la lumière rasante d’un pâle soleil… boréal. L’Oscar du plus beau décor naturel serait amplement mérité : c’est précisément là qu’ont été tournées les aventures du Dernier Trappeur, le film de Nicolas Vanier. Sa cabane repose toujours sur la rive, on peut y accéder avant de filer sur la glace. Elle est striée de fissures mais ne risque pas de céder, vu son mètre d’épaisseur. Ça n’empêche pas les parties de pêche à la truite ou à l’omble, dans un trou de 20 cm de diamètre…

CHASSE AUX AURORES BORÉALES

Retour en fin de journée au Sundog Retreat, petite auberge formée de sept cabanes en rondins plantées au milieu de nulle part, au bord de la rivière Whitehorse, à une demi-heure de la ville. C’est la modeste mais chaleureuse retraite construite de leurs mains par Andrew et Heather Finton pour accueillir les chasseurs d’aurores boréales. On y arrive par la mythique Alaskan Highway, route de 2 500 km construite par l’armée américaine juste après Pearl Harbour pour empêcher les Japonais de débarquer en Alaska. Elle traverse la Colombie-Britannique puis le Yukon de part en part, via le Klondike où les premières pépites furent découvertes fin XIXe, déclenchant la plus célèbre ruée vers l’or de l’histoire de la conquête de l’Ouest. Cent mille personnes accoururent dans le coin pour creuser la terre au péril de leur vie. Témoin de cette époque épique, le S.S. Klondike, qui descendait le fleuve pour convoyer les chercheurs d’or et le ravitaillement jusqu’à la ville champignon de Dawson, est toujours à quai à Whitehorse, converti en musée. D’autres vestiges émaillent la cité, imprégnée par l’esprit pionnier.

A l’écart des lumières de la ville, le poste est idéal pour scruter le ciel dès que descend la nuit. C’est une chasse ingrate : de nombreuses heures d’affût dans un froid intense pour un tableau très aléatoire. Notre cottage est bien chauffé, le frigo bien rempli, on se relaie jusqu’aux petites heures pour recommencer le lendemain. Nous n’avons pas eu beaucoup de chance. Une patience héroïque, des nuits d’encre ou trop couvertes pour distinguer quoi que ce soit. Mais quand soudain, l’éther se colore d’un vert d’abord timide puis plus intense, même si on est loin des images spectaculaires dont on rêvait, le bonheur est intense. Autant que le froid : nos appareils photos sont gelés. Couverts de givre. N’en doutez pourtant pas, le jeu en vaut largement la chandelle, l’expérience est unique. Qui sait : peut-être votre patience sera-t-elle mieux récompensée.

On se console avec la nature. Balades en raquettes sur les traces des biches et des cerfs, visite des réserves naturelles dont le Kluane National Park, inscrit au patrimoine de l’humanité, qui débouche sur les plus hauts sommets du Canada et abrite le plus vaste champ de glace du monde en dehors des pôles. On peut y randonner deux heures ou dix jours, les itinéraires sont parfaitement balisés, il faut juste faire attention au froid en hiver, aux animaux sauvages en été. Vous ne risquez rien avec les lynx et les loups si vous n’avez pas emmené votre chien – Andrew en a déjà perdu deux comme ça -, mais gare au grizzli, qui est ici chez lui.

LA CULTURE RETROUVÉE DES NATIFS

Mais le must, l’expérience ultime dans cette région qui organise chaque année la Yukon Quest, la course d’attelage la plus difficile au monde – 1000 miles, soit 1648 kilomètres sans assistance à travers la toundra gelée, arrivée à Whitehorse une année sur deux, l’autre en Alaska -, c’est bien sûr la rando en traîneau à chiens. Non pas une simple promenade de santé derrière un mucher comme on peut en pratiquer dans les Alpes. Ici, chacun reçoit ses six chiens, apprend à les soigner et les guider à la voix, à piloter le traîneau, à ne pas le laisser filer en cas de chute, et c’est parti pour l’aventure.

Une journée ou huit jours avec logement en refuges, selon votre appétit de grands espaces. Sur les traces du dernier trappeur. Nous y avons passé la journée, guidés par Heidi, une jeune Allemande devenue meneuse de chiens par amour de la région – encore une ! -, tirés par nos huskys sibériens, malamutes d’Alaska, groenlandais et autres samoyèdes. Des races taillées pour l’attelage dans les conditions météo les plus rudes et qui adorent ça, il suffit de les voir japper dès qu’on les harnache. Autre chose que la motoneige : ici, le conducteur travaille, il faut aider les chiens dans les montées en poussant le traîneau, les gamelles sont fréquentes, amorties par la poudreuse, et les sensations décoiffantes. La glisse dans les descentes ou sur les lacs gelés, le slalom entre les arbres écrasés sous la neige, autant d’expériences uniques en leur genre. Sans parler du contact avec les chiens.

Reste qu’au Yukon, les plus belles rencontres se font avec les hommes. Non contents de gérer leur auberge au fond des bois, Heather et Andrew ont longtemps été investis dans des associations qu’ils ont créées, avec d’autres, pour venir en aide à la jeunesse désoeuvrée.  » Avant l’arrivée des colons, il y avait au Yukon quatorze tribus de « native people », ceux que vous appelez les Indiens, évoque Andrew. Pendant 150 ans, ils ont vécu l’assimilation forcée : les enfants étaient enlevés à leurs parents et placés dans des « residential schools », des internats où ils étaient victimes de sévices et de brimades, forcés à devenir de bons petits Canadiens. La dernière de ces écoles a brûlé il y a peu…  »

Il n’y a pas longtemps non plus, moins de vingt-cinq ans, que le gouvernement a mis fin au programme, reconnu ses torts et commencé à dédommager les natifs en leur rendant des terres, en construisant pour eux des centres communautaires (chaque tribu ou  » nation  » a le sien), en leur versant de l’argent. Mais beaucoup de jeunes, faute de parvenir à retrouver leurs racines et leur identité, ont sombré dans l’alcoolisme, la délinquance et le désoeuvrement.  » On dit que quand un natif a passé huit jours en ville, il lui en faut autant pour se réacclimater à la nature – et inversement. Alors imaginez le résultat après un siècle et demi !  » peste Andrew.

Lui qui fut charpentier a créé un centre pour apprendre aux jeunes la sculpture et le travail du bois. C’est au Plaza Center que nous avons rencontré Brian, Walker, Jerry et Juste, devenus maîtres dans l’art tribal traditionnel. Certains élèves, actuels ou anciens, diffusent leurs oeuvres dans le monde entier et sont exposés dans les musées, à Whitehorse et ailleurs. S’ils ont perdu leurs racines, ils ont regagné une culture et la reconnaissance se lit entre les lignes lorsqu’ils nous racontent leur parcours chaotique. Et si, disent-ils, leur travail évoque librement les esprits auxquels ils croient, c’est qu’ils sont à nouveau  » connectés avec les forces du ciel et de la Terre « . Au centre de la ville, ils ont érigé un totem sculpté figurant les animaux qu’ils vénèrent. L’aigle et le loup, incarnation de leur liberté retrouvée.

PAR PHILIPPE CAMILLARA

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