Chausseur et normalien, dessinant souliers et bijoux pour Hermès, dont la toute nouvelle ligne de haute bijouterie Centaure, Pierre Hardy développe aussi, depuis le millésime été 1999, sa propre griffe. Profil d’un esthète radical et pressé.

Les échotiers de la mode aiment le brosser en génie hyperactif, la faute à un CV aussi foisonnant que ses souliers frisent l’épure. Outre sa propre marque, distribuée dans 150 points de vente par le monde, Pierre Hardy est directeur de création chez Hermès pour les chaussures et les bijoux, créateur, avec Nicolas Ghesquière, des souliers Balenciaga, directeur artistique de Sequoia, auteur d’une miniligne pour Gap depuis quatre saisons et prof d’arts appliqués à l’école Duperré, à Parisà à cette frénésie, il concède une ébauche d’explication, aux allures de revanche :  » Petit, je souffrais de ce qu’on appelle aujourd’hui TDA, trouble de l’attention et hyperactivité. Je m’ennuyais terriblement. J’ai des souvenirs d’années qui n’en finissaient pas et d’une scolarité horrible.  » C’était avant de trouver sa voie, les arts plastiques, de l’emprunter brillamment (il est agrégé et diplômé de l’école normale supérieure), à Paris, et de faire du soulier son terrain d’expression artistique. Lui reste la phobie de cet ennui originel, d’où une rapidité dans le débit et une extrême agilité – il pense et dessine vite, et découpe l’air de ses mains fines avec célérité quand il parle.

L’aura de Hardy serait-elle insatiable ?  » Je me sens plutôt paresseux et hédoniste, mais je me lasse tôt « , dit-il en laissant échapper un de ses rires sonores et généreux qui achèvent d’humaniser cette star intello du stiletto, adulé des ados (qui le hèlent dans la rue depuis qu’une pub Gap a affiché sa trombine en 4 x 3 dans tout Paris), des musiciens lancés (The Strokes, Sébastien Tellier, Daft Punk, tous accros à ses baskets futuristes) comme des stars red carpet (Nicole Kidman, Chloë Sevigny, Madonna).  » Je serais très frustré si je ne devais faire qu’une chose à la fois. Je préfère jouer plusieurs personnages. D’une part, construire seul un univers avec ma marque, et aussi infiltrer un autre monde que le mien, comme un caméléon. « 

Le  » monde Hermès  » est sa collaboration principale. Presque vingt ans qu’il en est directeur de création pour les chaussures homme et femme, huit ans pour les bijoux.  » Cette situation me comble car, entre ma marque et Hermès, tous mes fantasmes sont exaucés.  » Il ajoute :  » Travailler pour cette maison est un exutoire, un tremplin, un aiguillon. Je suis un enfant gâté : j’ai accès aux meilleurs cuirs, aux meilleurs artisans. Après, tout le reste paraît médiocre.  » Tandis que, sous sa propre griffe, il pousse ses souliers  » vers la plus forte radicalité possible « , il adoucit son goût des expérimentations quand il pense en Hermès. Quoique…

Il a carte blanche chez le sellier –  » Aucun diktat, ou alors je les ai intégrés  » – et chahute la vénérable maison jusqu’aux limites de ce qu’elle peut assumer.  » Prenons garde de faire quelque chose de laid, ça pourrait plaire !  » m’avait averti Jean-Louis Dumas, ancien président. Ce qui me passionne, c’est de travailler pour une maison où le temps s’écoule à un autre rythme que dans la mode. Ici, il s’agit de créer un désir qui, à la fois soit totalement contemporain et qui, grâce au vocabulaire classique de la marque, reste juste dans dix, vingt, pourquoi pas cent ans ! C’est très excitant. « 

Tentons un exemple volontairement limite, la cuissarde, plus olé olé que 24 Faubourg.  » Je l’ai traitée dans l’épure absolue, façon amazone, en veau velours, avec le moins possible de détails, comme un gant de jambe.  » Quant au modèle star de la collection, la ghillie, cette chaussure écossaise se voit réincarnée en création de pure fantaisie, avec cuir perforé, couleurs contrastées ( » un peu bizarres « ) et talon aiguille. Et voici une néo-ghillie déchaînée, sublime, hypermoderne.  » J’adore tordre le cou au bon goût pour le rendre plus sexy, plus féminin, plus drôle… Ces contradictions me passionnent. Je chevauche entre respect et irrespect, en évitant l’ennui !  » Son mantra.

Pierre le hardi bouscule les matières les plus nobles, n’hésitant pas à associer lézard, autruche et alligator sur un même stiletto. Avec ses modèles de derbys identiques chez l’homme et la femme, il lance une £illade à la garçonne années 20, pivot de l’univers Hermès, et n’oublie pas le code maison, l’équitation, qu’il honore à coups de harnais miniatures sur des brides de sandale.  » L’équitation, chez Hermès, c’est un gaz. Tout sent le cheval ! Mais j’y suis totalement allergique, je meurs d’asthme ! « 

Pierre Hardy partout reste le même. Facétieux, drôle, libre. Plus que l’équitation, c’est la danse qui a façonné son rapport au corps. Son passé d’ancien danseur (et fils d’une prof de danse) a aiguisé sa perception du mouvement, sa sensibilité au pied, à sa cambrure, à ses tensions.  » Ce qui m’intéresse comme spectateur de danse féminine, c’est d’observer le corps poussé aux limites de la féminité. La danse, c’est la vie en mieux. On y bouge en plus grand, en plus léger, en plus intense, en plus violent… C’est une forme extrême du mouvement, qui le fait basculer vers la grâce ou vers la contorsion. « 

De là son appétit pour les sculptures de pied qui frôlent le vertige.  » Le pied est l’une des parties du corps les moins honorées. Il est caché, tabou. Les chaussures doivent être magiques pour transcender ce mépris.  » Le soulier-piédestal sonne aussi comme une référence à la statuaire antique. Et lui-même construit ses créations comme de petites sculptures aux lignes pures, aux volumes nets. Si ses influences sont à chercher du côté du design, de l’architecture (l’une de ses références est le pavillon de Barcelone, construit par Mies van der Rohe), voire de l’art conceptuel, son style graphique et racé n’oublie pas d’être sensuel.  » Ma radicalité s’est adoucie. Au lieu de la crier, je la susurre. Question d’expérience… « 

Depuis 2001, il a un  » nouveau terrain de jeu  » chez Hermès : le bijou, ce summum du superflu, ce  » corps étranger sur la peau qui, moins assujetti à la mode, doit créer de l’intimité avec celle qui le porte « . A l’époque, le seul mot d’ordre de Jean-Louis Dumas fut : ne pas faire Place Vendôme. être précieux mais décontracté. D’une sophistication discrète. Jouer sur l’ambiguïté masculin-féminin. Pierre Hardy transforme les symboles Hermès (le maillon, le mors, le mousqueton) en objets rares et cherche des formes nouvelles. Le premier bijou de la maison remonte à 1927,  » mais je ne suis pas archiviste. J’invente. Je fais du Hermès aujourd’hui « . à l’heure actuelle, en termes de chiffre d’affaires, le bijou est en progression chez le sellierà qui, avec Centaure, se lance dans la haute bijouterie (lire page 33).

Après avoir ouvert, au printemps 2009, sa deuxième boutique parisienne sous sa propre griffe, place du Palais-Bourbon, Pierre Hardy, enfin, inaugurera fin 2010-début 2011 une échoppe à New York, dans le West Village. Pas dans la foulée de ses 10 ans ( » Je hais les anniversaires ! « ), mais pour mettre enfin les pieds des New-Yorkaises à la fête.  » Cela me rend heureux plus que fier. Tout ça s’est fait un peu malgré moi. La réussite, ça existe pour les autres. Pour soi, ce n’est jamais qu’approximatif… « 

Par Katell Pouliquen

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