Rarement les chaussures auront tant suscité la convoitise des femmes. Une course vers les sommets qui se mesure en centimètres de talon… et en surenchère de glamour.

 » Le soulier est l’objet de torture le plus sophistiqué du quotidien « , affirme sans hésitation Pierre Hardy, qui dessine les modèles d’Hermès et de Balenciaga parallèlement à sa propre marque créée en 1999. Une torture douce assumée par un nombre croissant de femmes, à voir les hauteurs des talons qui martèlent le bitume et plus seulement les tapis rouges. Plates-formes vertigineuses en bois, bottines lacées en vernis rose fluo, sandales bijoux et autres escarpins cambrés en python s’affichent cet été comme des friandises dans les vitrines, dans un mélange de styles jamais vu auparavant.  » C’est sans doute le secteur de la mode où s’exprime actuellement la plus grande audace stylistique, remarque Isabelle Guichot, présidente de Sergio Rossi. La chaussure est un accessoire intime un peu comparable à la lingerie, au niveau du renouveau créatif et du comportement d’achat.  »

Après l’arrivée avenue Montaigne de Jimmy Choo, coqueluche des pieds starifiés de Hollywood, c’est au tour du bottier vénitien Renè Caovilla de poser son empreinte à Paris avec un écrin baroque tendu de velours et de brocart, installé rue du Faubourg-Saint-Honoré. Toujours à Paris, en septembre prochain, le Printemps Haussmann sera d’ailleurs le premier grand magasin au monde à consacrer aux chaussures un étage entier sur près de 3 000 m2.  » Toutes les marques du luxe ont investi en termes de créativité et de moyens de communication, d’où une visibilité extraordinaire des chaussures aujourd’hui « , analyse Catherine Newey, directrice du marché accessoires luxe du grand magasin. Pas moins de 120 marques sont attendues (soit le double de l’offre actuelle), parmi lesquelles Christian Louboutin, Giuseppe Zanotti, Prada ou encore Roger Vivier. Après Londres – l’inauguration a eu lieu le 10 mai – le bottier de légende racheté par le groupe Tod’s s’installera en septembre prochain à New York et sans doute à Tokyo d’ici à la fin de l’année. De Jimmy Choo (qui s’apprête à fêter ses dix ans en rééditant des modèles vintage) à Sergio Rossi (qui lance un service  » mariage  » avec écrin bijou et semelle gravée), le culte de l’objet bat son plein…

 » Les chaussures représentent un achat à part, plus impulsif que le vêtement, remarque la créatrice Alexandra Neel. Pour certaines femmes, c’est l’objet principal de la tenue qui définit l’allure.  » La jeune femme, perchée du matin au soir sur ses talons de 10 centimètres,  » sauf à la plage « , a créé sa marque en 2001, après cinq ans passés chez Celine et Balenciaga. Comme elle, ils sont toute une génération de créateurs à s’engouffrer dans le créneau, obtenant une visibilité et un succès commercial plus rapide qu’avec les lignes de vêtements, à l’image de Gaspard Yurkievich, Estelle Yomeda, Avril Gau ou Maloles.

 » En dix ans, l’accessoire est devenu indispensable et le nombre de marques s’est multiplié « , commente Roberta Rossi, directrice de la communication de Rossimoda, fabricant de souliers italien pour les grands noms du luxe, qui, depuis le rachat par LVMH, en 2003, a vu le nombre de paires produites par saison passer de 170 000 à 250 000.  » Nous recherchons constamment des constructions nouvelles pour nos clients, qui nous demandent des modèles allant de la botte en caoutchouc à l’escarpin du soir.  »

Un jeu de l’esprit

Car, si Zara et H&M ont permis à un grand nombre de femmes d’adopter dans la rue un style vestimentaire aperçu dans les défilés, le soulier reste un objet complexe, difficilement copiable. D’après Pierre Hardy,  » créer des chaussures est une course d’obstacles. C’est un slalom, un jeu de l’esprit pour trouver un équilibre autour de points de tension indéplaçables « . Un avis partagé par Christian Louboutin :  » Sur les souliers de qualité, il y a au moins une centaine d’opérations.  » Pour cet orfèvre de la cambrure, dont le seul nom fait fantasmer les adeptes du talon,  » les femmes préfèrent payer très cher un objet inutile qui influe sur le désir, plutôt qu’une chaussure pour marcher. D’ailleurs, ce qu’elles aiment le plus, c’est se sentir bien dans un soulier qui n’a pas l’air confortable « . Ainsi, dans ses boutiques, certaines regardent non pas leurs pieds dans la glace, mais bien la façon dont le soulier redessine la silhouette.

 » Il y a encore dix ans, les gens hurlaient devant des talons de 9 centimètres, constate Christian Louboutin. Cette saison, on est en constant réassort avec les escarpins Pigalle à la cambrure de 12 centimètres, une hauteur limite pour marcher.  » Dans ce rapport de dépendance, la frontière entre le désir et fétichisme est souvent floue, jusqu’à entraîner aux Etats-Unis des ablations du petit orteil ou des liftings du pied…  » Il y a un peu d’Imelda Marcos (veuve de l’ancien dictateur philippin Ferdinand Marcos et collectionneuse aux 3 000 paires de chaussures) dans chaque femme et beaucoup d’hommes ont une réponse pavlovienne à la vue d’une femme en talons hauts « , ironise l’historienne de la mode Valerie Steele dans  » Fétiche : mode, sexe et pouvoir « , ouvrage de référence sur le sujet paru aux éditions Abbeville en 1997. A voir les propositions extrêmes de Vuitton, Givenchy ou Sonia Rykiel, les souliers multibrides à forte charge érotique s’affichent sans complexe dans le champ du luxe.  » Il faut savoir mêler l’humour et la transgression « , commente Nathalie Rykiel. Comme si la simplification de la garde-robe autorisait toutes les audaces.

 » Le luxe a annexé beaucoup de domaines qui lui étaient interdits « , confirme enfin Pierre Hardy, pour qui le talon haut  » demande une conscience du corps très aiguë, une distance et une maîtrise de soi « . Directrice artistique d’Azzaro, Vanessa Seward joue également sur cette ambiguïté en lançant sa ligne de chaussures dont les premiers modèles arriveront en boutique fin juillet prochain.  » Les cuissardes vernies flirtent avec l’image de la prostituée, commente la jeune femme. Mais, pour modérer cet effet, j’ai dessiné un talon très droit et assez massif. Je ne crée pas des vêtements ou des accessoires intellectuels, ils sont là pour séduire, immédiatement.  »

Anne-Laure Quilleriet

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