La rue inspire la mode. Et vice versa. Les marques établies recyclent les codes du ghetto tandis que des  » lascars  » de banlieue se lancent dans le business de la sape. Plus que jamais, le streetwear donne le tempo. Pleins feux sur un mouvement centré sur… la marge.

L e fleuve de la mode prend sa source dans la rue. Ce n’est pas un proverbe chinois. C’est une réalité. Depuis que l’humanité s’est installée en ville, c’est sur les trottoirs des métropoles que jaillissent les tendances. Puisqu’il faut bien nommer les choses, les trendsetters ont inventé un concept fourre-tout, le streetwear, pour désigner tous ces puissants courants vestimentaires qui collent au bitume.

Un anglicisme qui trahit les origines sociales d’un mouvement qui a vu le jour dans les ghettos, et s’inspire d’ailleurs largement de ses codes, avant d’essaimer aux quatre vents. Signe que le  » vêtement des rues  » est devenu la tarte à la crème de la garde-robe actuelle, il est désormais accommodé à toutes les sauces. Populaires comme élitistes. On retrouve sa trace aussi bien au cinéma dans le dernier  » Harry Potter  » où le jeune magicien troque sa toge de collégien contre un survêtement de  » caillera  » (racaille en verlan), que dans la campagne de pub  » Dress to seduce  » de Coke Light qui met en jeu des tee-shirts au graphisme élaboré, ou encore dans la très sélecte boutique parisienne Colette qui ne manque jamais une occasion de porter aux nues les baskets les plus mythiques. A commencer par les indémodables Sneakers de Nike, éditées en version  » collector  » pour quelques happy few fortunés. Du streetwear édulcoré, délavé d’un côté, sélectif, exclusif même de l’autre. Mais dans les deux cas, une récupération – perversion ? – de l’esprit originel, volontiers rebelle et subversif, du  » move « . Reste que les baskets, les tee-shirts et les survêtements sont au streetwear ce que la trinité est à la religion : son mantra, sa marque de fabrique.

Lacoste vampirisé

Ces trois piliers trahissent le caractère éminemment sportif de l’ADN qui habite ce courant. Si Puma et New Balance ont été les premiers à mettre un pied sur ce terrain glissant, très vite, tous les équipementiers leur ont emboîté le pas. Avec d’autant plus de succès que les jeunes des banlieues n’avaient pas attendu leur autorisation pour défiler en tenue de sport dans leurs cités. Certaines marques haut de gamme, comme Sergio Tacchini ou Lacoste (devenu le Chanel des cités le jour où les deux membres du groupe de rap Arsenic sont apparus  » crocodilisés  » des pieds à la tête), se sont même vues enrôler de force, s’accommodant tant bien que mal de cette publicité encombrante. Quant aux autres enseignes, notamment Nike et Adidas, elles savent bien ce qu’elles doivent à ces jeunes qui leur ont servi non seulement de porte-drapeau mais les ont aussi aidées à imposer leur panoplie en dehors des terrains de sport.

Pour sa collection printemps-été 2006, Umbro accole ainsi à sa ligne d’équipements de foot une série d’articles regroupés sous l’étiquette  » culture tees « . Bien qu’inspirés de l’univers du ballon rond, ils sont destinés avant tout à la ville. Les tee-shirts frappés de logos humoristiques et de pictogrammes côtoient des ensembles pantalons-vareuses comme les affectionnent tant les supporters britanniques, ainsi que des silhouettes de jeunes filles arborant un patchwork de styles comme on n’en voit que dans les films de Ken Loach…

Même topo chez Rucanor, le côté prolétariat britannique en moins, puisque ce fabricant met à l’honneur les sweat-shirts à capuche et… les motifs hawaiiens pour sa collection  » streetwise  » de l’été 2006. Une cohabitation a priori incongrue entre les références urbaines et l’exotisme de pacotille qui montre à quel point l’allusion à l’urbanwear, même contre toute logique, fait florès. Dans un registre moins sportif, on peut également citer la marque de chaussures Replay, dont le logo affirme haut et fort sa filiation hip-hop.

Du côté des poids lourds, le discours est encore mieux rodé. Mais toujours aussi séduisant. Pour sa collection féminine du printemps 2006, Nike a prévu un volet  » sport culture  » qui fait la part belle à un esthétisme épuré réinterprétant les codes urbains, mais avec subtilité et panache. On peut d’ailleurs rappeler que la marque au  » swoosh  » (la célèbre virgule) doit en grande partie son salut à son repositionnement autour des valeurs du streetwear. A la fin des années 1990, le géant Nike filait un mauvais coton. Ses modèles flashy ne faisaient plus recette et les ONG l’accusaient d’employer de la main-d’£uvre enfantine en Asie. Il faudra une réorganisation des circuits de production et de distribution, une nouvelle politique marketing et une réorientation sur le lifestyle (tous les produits sportifs ont leur alter ego streetwear) pour remettre la marque dans les starting-blocks. Aujourd’hui, elle fait d’ailleurs la course en tête avec plus de 30 % de parts de marché.

Signes extérieurs de richesse

Adidas n’est pas en reste. Le fabricant allemand jouit d’ailleurs d’une crédibilité historique dans les cercles hip-hop. Ce qui explique sans doute son engagement plus marqué sur la scène urbaine, parfois même à la limite du militantisme. Sous son label Originals, on retrouve notamment sa nouvelle ligne  » Ali by Adidas « . Un hommage au boxeur légendaire, dont l’effigie et l’univers inspirent logos, images et slogans, ornant aussi bien des tee-shirts que des peignoirs ou des chaussures à haute tige. Un cadre forcément très urbain comme tout ce qui touche à la boxe. La percée de labels émanant directement des rings, comme Lonsdale ou Everlast, témoigne d’un même engouement pour la liturgie véhiculée par ce sport. Dont rend d’ailleurs compte également la vague de films consacrés en ce moment au noble art, de  » Million Dollar Baby  » au prochain opus de Spike Lee qui retracera le parcours du champion Joe Louis, en passant par  » Cinderella Man « . L’équation est simple : la boxe, c’est une métaphore de la ville, c’est le dépassement de soi, c’est la lutte pour la survie. Des arguments qui sonnent juste aux oreilles des  » sauvageons  » en quête d’authenticité, de défi. Et d’étiquette sociale.  » Pour eux, les fringues répondent à un besoin d’appartenance à un groupe et à une culture, le hip-hop, souligne Fabien Kay, directeur d’études chez Eurostaf et auteur d’une enquête sur  » L’impact du phénomène banlieue sur les marques de prêt-à-porter  » en 2002. Le look est aussi un moyen de se distinguer, de signifier sa valeur. Le vêtement marque une volonté d’expression de soi.  » Et c’est surtout un signe extérieur de richesse par excellence. Souvent le seul à portée de bourse d’ailleurs. Par conséquent, il faut que ça brille. D’où un goût prononcé pour les logos bien visibles, les couleurs vives et les patrons facilement identifiables.

Mais revenons à Adidas. Le groupe ne se contente pas de monter sur le ring, il pousse aussi la chansonnette. Avec la reine du R’n’B, la flamboyante Missy Eliott qui signe une collection pastichant avec humour la haute couture (lire aussi page 18). Et quand la marque aux trois bandes célèbre les 35 ans d’existence de son modèle-phare, la Superstar, à qui fait-elle appel ? A une brochette de DJ et de grosses pointures du hip-hop comme les Beastie Boys, Public Enemy ou Fat Joe. Juste retour des choses, ces futures stars portaient déjà ces modèles aux pieds quand ils scratchaient les vinyles pour leurs potes du quartier. C’était au siècle dernier.

Ce qui nous ramène aux origines de ce mouvement. Et nous permet d’évoquer son autre facette, celle façonnée directement dans les banlieues par les autochtones (sic) eux-mêmes. Berceau de la culture urbaine, c’est aux Etats-Unis que sont apparues les premières marques de streetwear 100 %  » made in ghetto « . Prenant conscience de leur pouvoir médiatique, et donc économique, des rappeurs se sont lancés dans la production de vêtements au design très  » street  » (coupes amples pour la danse) et aux logos et dessins calqués sur les graffitis. A l’image du groupe new-yorkais Wu Tang Clan. Une fois sorti de l’anonymat, les  » lascars  » de Big Apple profitèrent de leur notoriété pour lancer leur propre ligne de fringues sous l’étiquette Wu Wear. Même chose pour la griffe Fubu (qui signifie  » For us, by us « , soit  » Pour nous, par nous « ), apparue également dans le sillage de la communauté afro-américaine.

Contes de féeS  » made in ghetto  »

Une volonté de prendre son destin et son apparence en main qui allait également donner des idées en France où le rap connut un large essor au début des années 1990. C’est le groupe Assassin qui aurait essuyé les plâtres en 1991. Depuis, on ne compte plus les success stories d’anciens briscards de la cité passés de l’autre côté de la barrière sociale grâce à la musique d’abord, à la sape ensuite. Arguant non sans raison que le  » business de la rue doit revenir à la rue  » (dixit Cut Killer, rappeur et créateur de Double H Productions), Joey Starr a créé sa marque, Com8, à l’instar de son ancien compère de NTM, Cool Shen, à la tête de 2High. Parfois, ce sont des graphistes des zones sensibles qui ont monté leur affaire. C’est le cas pour Beatum, Bullrot (contraction de Pitt Bull et Rottweiler…), ou encore Homecore, la plus bobo de la liste. Autant de marques qui sont distribuées en Belgique dans les magasins spécialisés. Parfois aussi, mais plus rarement, le conte de fées a pour héros un petit gars diplômé de HEC (la Haute Ecole du Culot). Le plus connu est certainement Mohammed Dia. Parti de rien, le jeune homme, qui vivait d’expédients et a fait un tour par la case prison, pèse aujourd’hui plus de 15 millions d’euros de chiffre d’affaires, possède plusieurs points de vente à son nom et se paie le luxe de présenter sa collection dans la foulée des défilés haute couture dans le cadre prestigieux du Carrousel du Louvre, à Paris. Sa recette ? La même que les autres. Faire la tournée des boutiques pour fourguer en dépôt-vente ses tee-shirts et habiller de pied en cap ses potes rappeurs (en l’occurrence Doc Gynéco, Stomy Bugsy et Puff Daddy). Ensuite, il suffit d’attendre que la sauce prenne et avec un peu de chance, vous vous retrouvez à la tête d’un petit empire. Qu’il faudra continuer à faire prospérer. Du coup, les logos en forme de tags se font plus discrets, les lignes pour femmes font leur apparition, bref on étoffe les gammes et on professionnalise les stratégies commerciales, histoire de toucher une clientèle plus large. Ça tombe bien, les bobos des beaux quartiers adorent s’encanailler en affichant le look banlieue. Et si ça ne suffit pas, on diversifie. A l’instar de la ligne sportive Airness, plébiscitée par les filles du Premier ministre français Dominique de Villepin, qui vient narguer les Nike et Adidas sur leur terrain en devenant le fournisseur d’un club de D1. En plus d’apposer sa griffe sur des fournitures scolaires ou sur des lunettes. La banlieue n’est plus qu’un mauvais souvenir…

Comment expliquer l’attrait du  » parler cités  » et des symboles » b-boys  » chez les nantis, à l’origine de l’essor de ces marques de mauvais garçons ?  » C’est un peu comme Marie-Antoinette qui joue à la bergère, explique le sociologue Guillaume Erner. Il y a toujours eu une fascination pour la marge. Or, aujourd’hui, la marge, c’est la cité. La banlieue est devenue un territoire fantasmé, avec sa mythologie propre.  » Une mythologie à deux visages : d’un côté, la violence, la banlieue qui fait peur, celle qui brûle ; de l’autre, l’exotisme, la banlieue  » trop  » sympa, incarnée par les humoristes black-blanc-beur Jamel Debouzze ou Omar et Fred, et dont se repaît la télévision.

Tout le monde se met d’ailleurs au diapason de la culture urbaine. Ici, c’est Levi’s qui récupère l’esprit du Crumping (cette nouvelle danse apparue dans les quartiers malfamés de Los Angeles et mise sur orbite par le film  » Rize  » de David LaChapelle) ; là, c’est MTV qui, entre deux clips gangsta-rap, organise des battles hip-hop (combats de danse). Le marketing du ghetto tourne à plein régime. L’industrie du loisir exploite les codes de la banlieue mais laisse au vestiaire le message politique. Tout se joue donc en surface. Les riches jouent aux pauvres, et les démunis singent les rupins. Mais au bout du compte, chacun reste chez soi…

Laurent Raphaël

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