Carnet d’adresses en page 72.

En hiver, c’est-à-dire pendant près de cinq mois par an, la vallée de Joux hiberne. La neige recouvre bocages et hameaux et une couche de glace épaisse masque les deux lacs où l’on se baigne en été. Le Brassus, L’Abbaye, Le Sentier, Le Pont… de pierre et de bois, les bourgs se succèdent, un peu austères. Construits autour de l’église ou le long de l’Orbe, la rivière qui traverse la vallée, ils alignent sagement leurs toits de tôle rouillée couverts de neige, et leurs fenêtres, orientées vers le nord-est pour la clarté. Modestie de ces bâtiments agricoles intégrés aux villages, où l’étable côtoie l’habitation et où la porte d’entrée est accolée à celle de la grange.

Mais cette torpeur est trompeuse, la vie palpite dans cette  » petite Sibérie « . Dès le matin, les grands bâtiments industriels du xixe et du xxe siècles fraîchement rénovés, aux noms de Jaeger LeCoultre, Audemars-Piguet, Breguet et Blancpain, pour ne citer qu’eux, s’emplissent de tous les corps de métiers qui, dans un silence concentré, opèrent presque les mêmes gestes que leurs ancêtres, le binoculaire en plus ! Les horaires n’ont guère varié depuis un siècle : de 6 h 45 à 16 h 15, dans des ateliers installés au nord pour une luminosité maximale, avec vue imprenable sur le crêt des LeCoultre en face. LeCoultre… les familles fondatrices des manufactures horlogères sont les mêmes qui ont peuplé la vallée. Mais si ce sont les Suisses qui ont développé cette industrie, ce sont des Français qui fabriquent les montres ! Le personnel vient majoritairement de France (presque mille personnes par jour) et depuis longtemps, des pistes de ski de fond relient les Rousses à la vallée.

La tradition horlogère combière trouve ses racines dans l’Histoire. Nous sommes dans la vallée refuge de tous les exils : les huguenots français s’y sont enfuis après l’édit de Nantes, comme les bijoutiers-joailliers suisses, reconvertis en horlogers après que Calvin ait interdit le  » port à bijoux  » de Genève au xvie siècle. Le canton de Vaud devient alors majoritairement protestant et s’imprègne de l’esprit libéral et du savoir-faire des migrants. C’est également une vallée rude, coupée du monde lors des hivers rigoureux et longs (le premier chemin de fer qui transportait la glace jusqu’à Genève est apparu en 1929 !). Les communications étant difficiles, avec d’un côté les sommets du Jura, et de l’autre, la forêt du Risoud qui ne pouvait être franchie que par les seuls connaisseurs. C’est la raison pour laquelle les habitants se tournèrent tôt vers des activités complémentaires : industrie du bois, du minerai de fer, puis horlogerie. Paradoxe de cette communauté aguerrie aux travaux les plus durs, cultivant une terre ingrate dans ce pays où l’on disait  » qu’il faut y être né pour y rester !  » et où les seigneurs d’autrefois préféraient régner de  » loin  » (ce qui explique qu’aucun château et aucune maison de maître n’y furent construits). Une terre ingrate qui a pourtant servi d’écrin à l’un des métiers les plus délicats et les plus fins du monde.

Habitués à pourvoir à leurs besoins en hiver, les paysans de la vallée de Joux sont devenus horlogers, comme ceux de Dole sont devenus lunetiers, ou lapidaires aux Rousses.  » Les agriculteurs se suffisent à eux-mêmes et sont habiles à tout métier : horlogers, lunetiers, tourneurs… Et, ce qui paraît incroyable, chacun réunit à lui seul toutes les professions. Vous prendriez la chambre du poêle d’un paysan pour un atelier de mécanique.  » Lorsque Jean-Jacques Rousseau s’exprime ainsi en 1730, dans une Lettre à d’Alembert, ce sont les paysans-horlogers de la vallée de Joux qu’il décrit. Au xviiie siècle, Samuel Olivier Meylan ouvre la voie en fabriquant les premières montres, formé par des maîtres qui exercent en Franche-Comté. Sa richesse inspire d’autres jeunes, et cette industrie s’installe bientôt définitivement dans la vallée. On travaille chez soi, sur une tablette haute devant la fenêtre (encore présente dans les anciennes maisons de la vallée), à la lumière d’une lampe à pétrole dotée d’une boule pour augmenter la lumière. La femme polit les pièces, sertit les pierres et exécute les tâches répétitives. C’est la fabrication des  » complications  » û les différents mouvements d’une montre au-delà de l’indication de l’heure û qui fait la réputation de ces ateliers. Elles sont vendues aux fabricants, qui possèdent également des magasins, et payées en nature aux paysans deux fois par an, à la foire d’automne et de printemps du Sentier. Marchandises contre ouvrage ! Lorsque les premières manufactures voient le jour, les paysans doivent partager leur temps entre les travaux de la ferme le matin et la manufacture l’après-midi. En juillet, ils quittent l’usine pour faire les foins. Pendant longtemps, la manufacture LeCoultre a été la seule de la vallée, on disait alors  » la fabrique  » ou  » l’usine  » pour désigner cette entreprise que tout le monde connaissait. Aujourd’hui, on ne parle de manufacture que lorsque l’entreprise fabrique intégralement les montres, comme Jaeger ou Audemars, tandis que d’autres montent des mouvements réalisés à l’extérieur.

Si la plupart des complications sont anciennes (tourbillon, chronographe ou quantième perpétuel), la vie moderne apporte ses innovations : le bracelet se substitue au gousset et la montre  » Reverso  » est créée pour résister aux chocs durant les matchs de polo ! Mais cette horlogerie de précision, où le timbre, par exemple, doit être limé jusqu’à obtenir le son d’une cloche d’église, continue d’attiser l’intérêt des collectionneurs pour lesquels le mot  » quartz  » est encore largement proscrit ! Un ouvrier met vingt-quatre ans chez Audemars pour accéder à l’atelier des répétitions minutes et le montage d’une grande complication û quatre mouvements au moins û occupe un horloger hautement qualifié pendant un an. Une école d’horlogerie créée au Sentier permet de former et de recruter des spécialistes depuis 1901. Le personnel est alors très fidèle à l’entreprise car on y rentre jeune en apprentissage avant d’intégrer les ateliers. Il faut aussi imaginer patrons et ouvriers côte à côte, petits, sur les bancs de l’école. Les liens subsistent ensuite dans ces manufactures où tout le monde se connaît et chante ensemble à la chorale. Aujourd’hui, le patron est remplacé par un conseil d’administration ; les derniers paysans-horlogers ont disparu, et l’hiver, les agriculteurs fabriquent vacherin et boîtes à fromage en épicéa. Mais le c£ur de la vallée bat toujours au rythme du tic-tac de ses montres prestigieuses.

Sylvie Lajouanie et Agnès Benoit

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