Ils ont de l’instinct et du goût. Sont capables de déceler les tendances de demain et d’anticiper les désirs du consommateur. En faisant leur marché dans les collections des griffes de luxe, les acheteurs des plus grands concept stores décident de ce que vous porterez demain. Pleins feux sur ces acteurs fondamentaux de l’industrie de la mode.

N’espérez pas croiser Pascaline Smets chez elle, durant la période de présentation des collections de mode. La jeune femme court d’un Thalys à un avion, pour tout voir, sentir, toucher. En moyenne, quelque 80 jours par saison à vivre dans sa valise. Indispensable, si elle veut avoir – en avant-première – un aperçu complet des tendances, marques, modèles et autres nouveautés qui compteront la saison suivante.

Son job ? Acheteuse pour l’entreprise familiale Smets, qui possède plusieurs concept stores pointus à son actif, en Belgique et au Luxembourg.  » Cette profession se définit comme une interface entre, d’une part, les créateurs, stylistes et producteurs de mode et, d’autre part, les consommateurs, détaille Frédéric Godart, professeur de management à l’INSEAD (The Business School for the World, à Fontainebleau). Son poids est énorme : elle doit comprendre le style et ses évolutions, les résumer, cerner les goûts des clients et trouver des producteurs susceptibles de les contenter.  » Le créateur imagine, dessine et fabrique un vêtement. Mais c’est l’acheteur qui valide (ou non) ce travail, en passant sa commande. Et, de ce fait, c’est lui aussi qui décide de ce que nous porterons demain…

Cette fonction est d’autant plus stratégique que, d’après Comeos, la fédération belge du commerce et des services, une famille dépense en moyenne 1 570 euros dans le secteur de la mode chaque année. De quoi générer un chiffre d’affaires total de 7,71 milliards d’euros pour 2011, soit une hausse de 3,8 % par rapport à l’année précédente. Un montant qui n’est pas négligeable, quand on sait que l’industrie de la mode et du luxe représente 6 % de l’économie mondiale…

LE FLAIR

Plusieurs fois par an, Pascaline et ses confrères des boutiques concurrentes se rendent donc chez leurs fournisseurs habituels et potentiels, pour découvrir ce que les griffes ont imaginé de neuf. Leur objectif : sélectionner les différents modèles et pièces qu’ils vendront ensuite dans leur propre enseigne.  » Il faut bien garder à l’esprit que l’on achète pour le consommateur, et pas en fonction de ses propres goûts, précise Laura Tiguenitine, l’une des six responsables achats des magasins Tess et Rackstore. A Charleroi, par exemple, la cliente est particulièrement friande du style italien. Elle aime aussi ce qui est facile et pratique à porter.  »

Pour cerner au mieux la demande, rien de tel, pour les buyers, que de passer un maximum de temps dans les rayons de leur enseigne.  » Tous les samedis, je suis à la vente, en boutique, poursuit la jeune femme. C’est primordial pour sentir les attentes, goûts et envies !  » Même philosophie pour Caroline Kaisin, acheteuse des lignes Femme pour Francis Ferent, qui assure le suivi des commandes durant toute la saison – accueil de la marchandise, contrôle qualité, mise en place dans les corners, gestion et optimalisation du produit…  » Le métier est bien plus facile quand on ressent les collections au plus près, confirme-t-elle. Je connais le nom de plusieurs de mes clientes, et il m’arrive d’acquérir une pièce en pensant à elles, en étant spécialement attentive à leur taille.  »

Durant les périodes de sélection, les acheteurs doivent évidemment faire preuve de flair.  » Il faut avoir un oeil, revendique l’acheteuse de Francis Ferent. Un fournisseur m’a dit un jour « le bon goût, cela ne s’invente pas », c’est tellement vrai. Pour me tenir informée, je lis énormément de magazines du monde entier et des cahiers de tendances. Je voyage beaucoup aussi et passe du temps à l’extérieur à observer les gens.  » Et les défilés des Fashion Weeks ?  » J’essaie de voir deux à trois shows par saison. Mais ce n’est pas toujours facile à concilier avec mon agenda.  » Beaucoup de temps d’attente pour dix minutes de spectacle, alors que toutes les photos du catwalk sont désormais disponibles quelques minutes seulement après la fin de l’événement.

Pascaline Smets capte quant à elle l’air du temps dans les expositions, galeries et foires d’art contemporain, l’une de ses grandes passions.  » J’y puise de grands courants d’inspiration qui se retrouvent aussi dans les collections des griffes de luxe, que ce soit en termes de couleurs ou de volumes.  » La jeune Luxembourgeoise essaie également de cumuler un maximum de présentations et de visites de showrooms.  » Je fonctionne à l’intuition. Cela ne se fait pas de façon très ordonnée ; il y a des pièces qui me sautent à la figure ! J’en essaie un maximum. Je veux voir l’effet dans le miroir.  »

LE COEUR ET LA RAISON

Toute pièce est passée au crible, selon des critères spécifiques à chaque concept store.  » Il faut savoir que parmi les silhouettes montrées lors des défilés de mode, seules 30 % d’entre elles seront effectivement produites et commercialisées, indique Frédéric Godart. Au contraire des journalistes qui applaudissent uniquement la créativité pure, les acheteurs recherchent une créativité commerciale. Ils veulent quelque chose de nouveau, mais qui ne soit pas non plus complètement fou. Cela doit pouvoir se vendre.  »

Chez Francis Ferent, par exemple, il s’agit de trouver le juste équilibre entre pièces commerciales et celles qui sont davantage fashion, afin de limiter tout risque financier.  » Outre les coups de coeur et le respect des tendances, je me fie aux chiffres des saisons précédentes, en regardant par exemple quelles marques ont écoulé beaucoup de pantalons, explique Caroline Kaisin. Je prends également quelques valeurs sûres de chaque collection, car j’ai besoin d’habiller une femme de la tête aux pieds. Enfin, ces dernières saisons, je veille aussi à toucher un public plus jeune, en suivant des labels comme Theory ou Helmut Lang, qui apportent un caractère fashion à un prix relativement abordable.  »

Du côté de la boutique Ygreque, installée à Liège depuis vingt-cinq ans, il s’agit surtout de se faire plaisir, quand vient l’heure du choix.  » Nous retenons des marques coups de coeur dont on sait pertinemment qu’elles mettront du temps avant de susciter l’adhésion, informe Marie-Anne Charlier, propriétaire du multimarques. Ce fut par exemple le cas pour Isabel Marant, qui est présente chez nous depuis quinze ans, ou pour Golden Goose et Forte Forte, sur lesquelles nous misons depuis peu. Se remettre en question est constructif. Nous ne pouvons pas rester inactifs et nous contenter de répondre aux besoins de nos clientes. Nous essayons de les influencer, de leur faire partager notre intérêt pour de nouvelles griffes.  »

LA CHANCE

Car le must absolu pour un acheteur consiste à parier, avant tout le monde, sur un jeune créateur dont la carrière décollera peu de temps après.  » Ce sont des coups de chance, avoue Pascaline Smets. Une question d’opportunité, le fait d’être à l’écoute, au bon endroit, au bon moment. A la Fashion Week de Londres, j’ai ainsi repéré le magnifique travail de la créatrice Simone Rocha. J’étais sidérée et j’ai immédiatement acheté sa collection, pour cet été. C’est quelque chose de nouveau sur le marché, qui est encore très peu distribué. C’est gai de pouvoir initier de tels projets.  »

Cette recherche de la bonne pioche est également motivée par des enjeux économiques :  » Nous sommes obligés de nous renouveler, pour nous distinguer de la concurrence « , souligne l’acheteuse de Francis Ferent. Son enseigne a ainsi senti le potentiel de Givenchy, juste avant que Riccardo Tisci, fraîchement élu directeur créatif de la griffe, ne fasse le buzz et ne rende tout partenariat impayable auprès de nouveaux acheteurs…

Ce n’est pas un secret, chaque concept store souhaite accueillir dans sa vitrine les plus grandes griffes du moment, tandis qu’à l’inverse, ces dernières désirent ardemment être représentées dans les meilleures boutiques qui soient. Toute signature apposée sur un bon de commande nécessite donc au préalable d’intenses négociations. Ainsi, quand on s’appelle Smets, que l’on a sélectionné quelque 75 000 pièces de prêt-à-porter et accessoires rien que pour la saison automne-hiver 12-13, le rapport de forces n’est évidemment pas le même que si l’on est une petite boutique peu connue.  » Je n’arrive même pas à suivre toutes les demandes que je reçois pour être représenté chez nous « , avoue Pascaline Smets.

Du côté des maisons de luxe, même principe. On parlemente sur l’espace accordé à la marque dans la boutique, sur l’aménagement spécifique du corner, sur le volume minimum imposé pour toute commande… Autant de contraintes de plus en plus difficiles à tenir, en période de crise.  » Le label Isabel Marant nous impose par exemple un environnement haut de gamme, confie Marie-Anne Charlier. Résultat, dès l’hiver prochain, nous proposerons quelques pièces des créateurs américains Thakoon et Alexander Wang.  » Pour la boutique Ygreque, pas d’autre choix que d’accepter cette condition, dans la mesure où la griffe parisienne représente 70 % de son budget, d’un point de vue commercial.

Chez Prada, label chouchou des fashionistas, c’est le volume de commandes qui augmente de 10 % à 20 % chaque saison. Et les exemples de ce type sont légion…  » Heureusement, la plupart de nos fournisseurs se montrent compréhensifs et nous soutiennent par le biais d’aides diverses, se réjouit Caroline Kaisin. L’effort doit aller dans les deux sens, quand le contexte économique n’est pas facile. Et ce d’autant plus que nos ventes ne vont pas forcément de pair avec ces exigences à la hausse.  »

LA RÉVOLUTION INTERNET

Avec la crise qui s’enlise, la cliente fait en effet désormais beaucoup plus attention à ses emplettes, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années, quand elle shoppait sans complexe et de façon compulsive.  » Nous sommes devenus beaucoup plus sélectifs et pointilleux, estime Pascaline Smets. Pour justifier un prix élevé, nous devons proposer des pièces exclusives et hors du commun, dont la qualité et la coupe sont irréprochables.  »

A noter, enfin, que la conjoncture économique n’est pas la seule à modifier la donne en matière d’achat. Les nouvelles technologies s’apprêtent également à faire leur révolution.  » L’apparition des blogs, sites communautaires et plates-formes d’e-commerce va, à terme, obliger les buyers à repenser leur rôle, prédit Frédéric Godart. Avec la dématérialisation et la globalisation qu’engendre Internet, le consommateur peut de plus en plus faire son shopping directement sur les sites des marques, sans plus passer par un intermédiaire…  » Aux acheteurs, dès lors, de se réinventer pour prouver, encore plus, leur valeur ajoutée en matière de flair, de style et de bon goût.

PAR CATHERINE PLEECK

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content